Libération - 06.11.2019

(Marcin) #1
comme il y eut un avant. Adèle Haenel
a envoyé valser son monde, tout le
monde. Calmement et intensément
comme jamais, elle a répondu à toutes
les banalités prêtes se précipiter sur
elle d’un argumentaire misogyne et
machinal. Ça a basculé, quelque chose
est tombé. Dans le studio derrière la co-
médienne, un élément de décor s’est
cassé la figure. Toute crainte du piège
auquel elle s’exposait en venant là est
tombée avec, la jeune comédienne a
tenu bon, d’une force extrême, entêtée
à ne pas se laisser submerger par les
émotions. Elle sait, elle l’actrice émo-
tive aux grands yeux ronds, à quel
point craquer sous l’émotion aurait été,
à l’instant même de sa vérité impéra-
tive, «déplacé». Edwy Plenel, c’est lui
qui a fini au bord des larmes, puisque
lui pouvait se le permettre.
Maintenant, quelque chose se passe.
Proche de ce que Jankélévitch nomme
le «je-ne-sais-quoi», qui ajoute au
monde une valeur encore infime, in-
identifiable, une dimension supplé-
mentaire et vague dont on ne saurait
pas dire précisément ce qu’elle est, mais
dont on voit tout de suite ce qu’elle fait :
elle change tout. Adèle Haenel a changé
la face du cinéma et du féminisme fran-
çais, en l’espace d’une heure, sans
doute, avec sa parole ponctuée de «c’est
ça... c’est ça !» à répétition insistante
pour désigner les choses et les nommer
sans se tromper, exactement comme le
fait, ailleurs, Blanche Gardin dans ses
spectacles, seule en scène, et accen-
tuant le «ça» du «c’est ça», bégayant
dans un souci proche non ce qu’elle dé-
lire, mais ce qu’il en est (des hommes,
des femmes, du monde). Adèle Haenel
lundi soir a dit la vérité. Chacun n’a pu
faire autrement que de s’en rendre
compte. De se rendre à l’évidence.•

n’est pas Polanski, il en est l’ombre
anonyme rejaillie là, en filigrane, il est
un cinéaste presque inconnu sauf du
milieu restreint qui, dans ces minutes,
est figé d’ignorance et d’embarras com-
plice, effaré par une parole subite de
vérité venue «de l’intérieur». C’est per-
sonne Ruggia, il est comme vous et
moi. Sa carrière est brisée, d’autant
plus. Haenel a bien répété qu’il n’était
pas un monstre, ou alors que les mons-
tres sont parmi nous, nos pères, nos
amis et nos frères, et qu’il fallait élargir
ce dont elle rend sa parole dépositaire.
Du reste depuis lundi, à l’inverse d’un
Kechiche par exemple, les réseaux so-
ciaux n’ont même pas jugé bon de
l’agonir d’insultes anonymes, comme
ça n’aurait pas manqué pour une per-
sonnalité populaire à la réputation
soudain défaite. De fait, d’injures à son
encontre il n’y eut, lundi soir, aucune.
A peine fit-on mention de lui.

Une force extrême
C’est donc qu’elle a tout dit, Adèle Hae-
nel, une heure durant sur le plateau de
Mediapart. Tout ce qui n’avait pas
porté jusque-là, dans le brouhaha quo-
tidien médiatique de libres-penseurs
blasés, attachés surtout à leur liberté
d’importuner comme de se faire im-
portuner – libido de la transgression,
hors de quoi rien ne semble les exciter,
ce que c’est triste. Haenel, incandes-
cente, irradiait au milieu de la plati-
tude de l’image d’écran d’ordinateur,
et prenant la parole, elle a pris sa place.
Elle a eu une manière catégorique, in-
transitive, de se dire, à sa place. De ne
représenter qu’elle-même afin de par-
ler au nom de toutes. C’est ça qui a fait
la différence, sa parole à elle, Adèle, et
sa place, les deux liguées dans un mo-
ment où l’on sent qu’il y aura un après

présent, pour être à la hauteur si possi-
ble. Or tout est possible, maintenant,
voici du nouveau. Que cela soit venu de
ce que l’on appelle «le cinéma» en gé-
néral, et du cinéma indé français en
particulier, est une péripétie difficile à
apprécier si l’on espère encore que le
cinéma ait quelque rôle à jouer directe-
ment dans nos vies.
Le nom connu, cette fois, n’est pas celui
du criminel. Le centre de toutes les at-
tentions depuis, la personne célèbre,
c’est elle, Adèle Haenel, juste elle, la
fille. Une comédienne en laquelle on
ne peut distinguer l’œuvre et la femme,
encore moins ici. Il est inédit à quel
point le prédateur présumé n’est sou-
dainement plus le sujet dans cette af-
faire. La question n’est plus l’auteur, le
cinéaste, l’artiste, et ce qu’on peut ou
non se permettre au nom de l’art,
Humbert Humbert du pauvre. De
même que la question n’est soudain
plus ce que se permettent ces satanées
féministes qui ont pour but unique de
faire tomber des têtes, pourvu qu’elles
soient connues. Christophe Ruggia

C’


est trop tôt pour le dire.
Quand un événement a lieu,
une chose grave, un drame,
une catastrophe, une révolution des es-
prits, on dit ça. Dans la soirée de di-
manche, Mediapart publie deux arti-
cles consacrés à l’après #MeToo,
résultant d’une enquête menée pen-
dant sept mois par Marine Turchi après
qu’en avril Adèle Haenel a décidé de
confier à la journaliste son récit de sa
jeunesse d’actrice qu’elle faillit bou-
siller, à cause d’une relation avec le ci-
néaste Christophe Ruggia lors de sa
première apparition au cinéma, alors
qu’elle avait 12 ans. Des témoins et
­l’enquête menée par la journaliste
­confirment sa version des faits : Adèle
Haenel accuse le cinéaste de l’avoir te-
nue sous son emprise, de l’avoir harce-
lée et agressée sexuellement. Lundi
soir, la comédienne est apparue dans
le live de Mediapart, comme pour en-
foncer le clou ou dire les choses autre-
ment – mais surtout : d’elle-même et
par elle-même. Une heure de parole
très claire, intelligente et nue, les
mains comme le visage crispés sous la
pression, la conscience intense de
choisir d’être là pour jouer un rôle, pas
de cinéma, changer les choses, les
hommes, le monde, rien que ça, et les
yeux abîmés dans l’hyperconcentra-
tion blême de ne rien oublier de ce
qu’elle avait à dire, à lire, comme la ma-
gnifique lettre à son père, qui avait mo-
difié le point de vue de celui-ci (lequel
préférait alors conseiller à sa fille de se
taire). C’est ce qu’on a vu de plus fort,
en réalité, comme prise de parole fémi-
niste et politique d’un seul tenant.

Une heure limpide
Tout, un instant, paraît simple et se
suffire. Vous voudriez ajouter quoi? Si-
non prendre le temps de ne pas balan-
cer n’importe quoi. En l’espèce, la plu-
part des phrases dégainées par routine
afin de frapper du sceau de l’infamie le
«politiquement correct», «la pensée
unique», les «bien-pensants», cette pa-
noplie rhétorique qu’une certaine sin-
gularité distinguée de droite a adoptée.
Tous ces discours, lundi soir excep-
tionnellement, se sont tus.
Un ange est passé, strictement, un si-
lence. Pas de lyrisme ajouté ici, Adèle
Haenel n’est pas un ange, ni rien. Elle
a échappé à tout ce à quoi on pouvait
espérer l’identifier en tant que femme
(la victime empathique, la féminazie,
l’hystérique mystique, la témoin lar-
moyante pour fake médiatisé – comme
Yann Moix il y a quelques semaines en-
core –, l’attention whore des sunlights,
la pauvre fille, la lesbienne vengeresse,
là non, rien). Haenel ne s’est pas laissé
piéger dans une «crise du discours» à
laquelle de ricanants cyniques ont
commencé de chercher à la restreindre,
sous les arguties raisonneuses du «pa-
role contre parole», des «accusations
sans preuve» des bonnes femmes qui
en font tout un plat, agressées, harce-
lées, objectivées, calomniées, oui mais
aimées – tellement ingrates. Une force
qu’on n’imaginait plus s’est exprimée
dans ce nouveau monde connecté, une
heure durant, limpide, qui impose le
respect. C’est vos gueules, s’il vous plaît.
Le temps d’y repenser, et puis de join-
dre le geste à la parole, la parole d’Adèle
Haenel, pour savoir comment faire à

Par
Camille Nevers

L’intervention de l’actrice lundi soir sur le plateau de


«Mediapart», saisissante de courage et de clarté, marque


une bascule vers une prise de conscience plus large des


violences faites au femmes, dans le cinéma et au-delà.


Adèle Haenel,


une parole qui


change la donne


France


Haenel a bien répété


qu’il n’était pas un


monstre, ou alors


que les monstres
sont parmi nous,

nos pères, nos amis


et nos frères, et qu’il


fallait élargir ce dont


elle rend sa parole
dépositaire.

14 u Libération Mercredi 6 Novembre 2019

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