Libération - 06.11.2019

(Marcin) #1
lui confier de très jeunes enfants.
Nous sommes à cours de solutions,
donc la recherche de communion re-
lationnelle est devenue secondaire,
voire inexistante. C’est grave, car cela
peut produire des facteurs d’échec
dans le parcours.»
Cette absence de sur-mesure n’est
pas sans répercussions. Ces
temps-ci, plusieurs nouveaux assis-
tants familiaux démissionnent dans
des temps records, meurtris par les
tensions avec l’enfant hébergé et
donc convaincus de ne pas être à la
hauteur de la profession. Fait plus
rare, apparu récemment : ­certains
profitent des circonstances à flux
tendu pour jouer la carte du chan-
tage. «L’autre jour, il y a une nou-
velle assistante familiale qui m’a ap-
pelée pour me dire : “Si le petit ne se
calme pas avec moi et si sa mère
­continue de se mêler de ce qui ne la
regarde pas, j’arrête tout”, raconte
une responsable d’unité au sein de
l’ASE. Au vu de mon expérience, je
peux vous dire que la situation
n’avait rien d’alarmant. Mais l’assis-
tante familiale se permet de balan-
cer des menaces de réorientation,
car elle sait qu’elle est en position de
force, elle sait que le département a
besoin d’elle.»
L’anecdote la ronge parce que surgit
le spectre d’enfants à qui l’on ose
dire «peut-être que je vais t’aider,
peut-être que je vais te dégager de
ma maison, alors reste bien sage», se
désole la professionnelle en poste
à Roubaix. Et d’ajouter : «Il y a vrai-
ment une nécessité à repenser le sys-
tème des familles d’accueil. ­En ter-
mes d’engagement, j’ai peur que tout
le monde ne soit plus sur le même
moteur.»•

(1) Ces prénoms et noms ont été modifiés.

En attendant, les gosses du Nord
encaissent. Victimes d’un système
de jonglerie incessante (plus assez
d’accueil pour le nombre de
­mineurs à protéger), ils peuvent
connaître jusqu’à trois assistants fa-
miliaux avant de trouver une place
pérenne au sein d’une maison. «On
ne leur offre actuellement aucune
­stabilité géographique et affective»,
reconnaît une éducatrice lilloise
de 27 ans. «Les accueils relais sont de
plus en plus fréquents. C’est pré-
caire, c’est de la bricole, donc rava-
geur pour ces jeunes. Comment vou-
lez-vous qu’ils se sentent autrement
qu’indésirables? Ils ont l’impression
d’être chez eux nulle part. L’expé-
rience peut être traumatisante pour
des gamins qui ont généralement des
troubles de l’attachement déjà très
importants.»

«Fugueurs et cabossés»
La situation est un mal à plusieurs
têtes. «Nous n’avons plus aucune
marge de manœuvre pour repérer
l’assistant familial qui correspondra
le mieux aux petits, complète cette
référente ASE, en poste dans le sec-
teur Roubaix-Tourcoing. Avant,
nous avions la possibilité de trouver
une autre famille d’accueil si l’alchi-
mie ne prenait pas. De faire des
­ajustements, de proposer le meilleur
cocon pour chaque enfant.» Et de
prendre comme exemple le cas de
Mme Henry (1), cette assistante
de 58 ans «un peu peace» et pas
«franchement dans les clous». L’ASE
du département avait l’habitude de
travailler avec elle pour des «profils
d’adolescents un peu fugueurs et ca-
bossés», explique la salariée du dé-
partement. «Mme Henry est beau-
coup moins à l’aise dans le
pouponnage, mais nous devons aussi

tourage, manque de soutien, «voire
dévalorisation de la mission»,
y compris par les collègues de l’ASE,
hausse notable des troubles du
comportement des enfants ac-
cueillis... «La liste est longue et les
solutions pour endiguer ces facteurs
rebutants ne semblent pas être à
l’ordre du jour», résume l’assistante
familiale.
Avec son mari et son fils, ils héber-
gent des jumeaux de 4 ans et un ado
de 17 ans. L’harmonie familiale est
fragile et les finances ric-rac. «Les
allocations dites “d’entretien” [12 eu-
ros par jour et par enfant, ndlr] et
“d’habillement” [127 euros mensuels
pour les trois petits] sont largement
insuffisantes vis-à-vis des réelles dé-
penses. Moi, je veux que ces trois en-
fants puissent être gâtés de la même
manière que mon fils. Qu’ils puissent
grandir sans que jamais ils aient une
occasion de se dire “je suis une ligne
de budget consignée”, développe-t-
elle. Le grand de 17 ans a des trou-
bles psychiatriques et je suis seule
pour gérer ça. Je veux l’aider, mais je
n’ai pas assez d’accompagnement ex-
térieur. Alors il souffre, je souffre, car
je ne parviens pas à le soulager et
c’est tout l’équilibre de la maison qui
tangue.» Avant de conclure : «J’ai
choisi ce boulot par conviction, mais
les conditions de travail sont si rudes
qu’il m’arrive parfois de me dire que
soit je vais perdre ma santé, soit je
vais perdre ma famille en essayant
de secourir d’autres enfants.»
Adrien Taquet, le secrétaire d’Etat
chargé de la Protection de l’enfance,
a lui-même admis la nécessité de
«revisiter le modèle» des familles
d’accueil. Mais, pour l’heure, le
chantier de modernisation n’a pas
dépassé le stade de la réflexion.
Dans la fameuse «stratégie natio-
nale» annoncée par le gouverne-
ment le mois dernier, il est question
du «lancement d’une négociation
nationale sur les conditions de tra-
vail et d’exercice des assistants fami-
liaux» confiée à chaque «directeur
des ressources humaines de départe-
ment», ainsi que d’une «évolution
des textes législatifs et réglementai-
res». Côté département, le président
Jean-René Lecerf dit notamment
vouloir offrir à ces familles d’accueil
une formation continue «nettement
plus approfondie» et débloquer des
«moyens spécifiques» leur permet-
tant d’accéder à un accompagne-
ment renforcé de la part de leurs
pairs (notamment des profession-
nels des centres de protection ma-
ternelle et infantile). Mais ces es-
quisses doivent encore largement
être précisées.

«Le plan au départ, c’était de les ac-
cueillir quelques semaines le temps
que l’ASE leur trouve une solution
durable dans une famille, explique
Sylvie Nafteur. La retraite s’appro-
chant à grands pas, je ne pouvais
pas me lancer dans un projet à long
terme avec des enfants si jeunes.»
Ereintée par trois décennies d’abné-
gation, l’assistante familiale s’était
ces derniers temps spécialisée dans
l’accueil des grands adolescents. Un
ajustement qui lui permettait de «se
ménager un peu» et d’apprendre, en
douceur, à se réoccuper un peu
d’elle. «Dès l’arrivée des trois bouts
de chou à la maison, la complicité a
été si évidente... Alors j’ai dû revoir
tous mes plans !» Et tant pis pour la
retraite. Un moment ô combien re-
douté par les pouvoirs publics.
Car si Mme Nafteur a choisi de re-
pousser l’échéance, bon nombre de
confrères et consœurs de sa généra-
tion sont sur le point de débrancher.
Dès 2013, l’Inspection générale des
affaires sociales (Igas) avait alerté :
«Le constat commun à tous les dé-
partements, avec des degrés inégaux
de gravité, est bien celui du net
vieillissement des assistants fami-
liaux face à des besoins qui ne dimi-
nuent pas.» Aujourd’hui, selon la
Fédération nationale des assistants
familiaux, un tiers de ces tra-
vailleurs sociaux prendront leur re-
traite d’ici cinq ans. En 2028, seule-
ment 37 % d’entre eux auront
encore l’âge d’exercer. Ceci n’est pas
une mince affaire : premier mode de
placement utilisé par l’ASE, les fa-
milles d’accueil prennent en charge
47 % des enfants.

«crise de la vocation»
Dans le Nord, cette pyramide des
âges vieillissants est d’ores et déjà
une plaie. Le département doit re-
cruter 200 nouveaux assistants fa-
miliaux pour combler les départs
de 2019. Autant pour 2020 et 2021.
Mais la mission s’avère ardue. Opé-
ration séduction à Pôle Emploi, réu-
nion d’information en mairie, «job
dating», publicité dans la presse...
Les appels à candidature se multi-
plient sans qu’aucun véritable en-
gouement ne s’ensuive. «Il y a une
vraie crise de la vocation, constate
une assistante sociale lilloise
de 33 ans. Je sais qu’on rabâche cette
expression à tout bout de champ,
mais c’est affligeant de réalité.»
Selon Mme Laforêt (1), 47 ans, syndi-
quée et professionnelle depuis
dix ans, les motifs de «répulsion» ne
manquent pas. Précarité financière
mais responsabilités «colossales»,
implication «XXL» subie par l’en-

A


l’écouter disserter sur son
métier, on comprend vite
que Sylvie Nafteur, 60 ans,
est une espèce en voie d’extinction.
Devant son thé fumant, elle ne dit
pas «travail», mais parle de «don de
soi». Assume «sans regrets» ne pas
avoir pris de congés depuis des an-
nées. Confie même avoir «bousillé
sa vie de famille» pour cette «pro­-
fession-passion». La Nordiste, lu-
nettes rondes et petite taille, est
­assistante familiale depuis presque
trente ans. Dans sa grande maison
de Mouvaux, qu’elle occupe seule
(la progéniture a quitté le nid, le
mari est parti), elle héberge actuel-
lement trois mineurs de l’Aide
­sociale à l’enfance (ASE). Rose, Lara
et Roméo (1) ont respectivement
8, 6 et 3 ans.

Par
Anaïs Moran
Envoyée spéciale dans le Nord
Dessin Cat O’Neil

Un métier à part entière
Selon la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des
statistiques, 75 000 enfants suivis par l’ASE sont pris en charge par
une famille d’accueil. Considérés comme salariés depuis 1977, ces
assistants familiaux ont connu une succession de réformes – 1992,
2005 et 2016 – qui a renforcé leur statut et la professionnalisation de
leur mission. Travailleurs sociaux à part entière, ils ne commencent
à exercer qu’après avoir reçu l’agrément du département et une
formation de 60 heures. Pour obtenir le diplôme d’Etat, ils doivent
en plus suivre 240 heures de formation continue durant les trois
premières années d’exercice. Niveau salaire, chaque département
propose sa grille. Dans le Nord, il est fixé (hors majoration et budget
entretien et habillement) à environ 950 euros net pour l’accueil
d’un enfant, 1 500 euros pour deux et 2 190 euros pour trois.

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presente par elisabeth quin
du lundi au jeudi a 20h05 sur

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