Libération - 06.11.2019

(Marcin) #1
Le mouvement
émancipateur américain n’a
ni chef, ni représentation
politique, et n’a pas obtenu
les réformes voulues.
Mais il n’a pas échoué :
il reste des discours, des
traces qui ont fait évoluer le
débat sur l’injustice raciale
aux Etats-Unis.

I


l y a cinq ans, la ville de Ferguson (Mis-
souri) s’embrasait. Un corps noir de
trop était tombé sous les coups de feu
de la police, un uniforme de trop acquitté.
Un an de protestation contre les brutalités
policières et l’injustice raciale avait dès lors
rassemblé Noirs et antiracistes derrière un
mot d’ordre, Black Lives Matter (BLM).
Hashtag lancé un an plus tôt par la jeune
activiste Alicia Garza, l’imprécation devint
un mouvement social et culturel inextin-
guible qui, de 2014 à 2017, essaima dans
tout le pays et au-delà. Dissident, irrévé-
rencieux, intersectionnel, radical, sans lea-
der, sans relais politique ni religieux, le col-
lectif usa des réseaux sociaux comme de la
désobéissance civile pour interrompre le

Black Lives Matter :


les leçons d’une révolte


cours des choses, fussent-elle le discours
public des candidats démocrates en 2016.
Black Lives Matter! Ce cri du cœur devenu
cri de ralliement alertait sur la quotidien-
neté des blessures faites aux citoyens de
couleur, soumis à une suprématie blanche
dont seuls eux mesuraient alors la force.
Ce que dit BLM depuis 2013 est élémen-
taire et indiscutable : face à l’évidence de
l’oppression raciale et du déni de justice
permanent faits aux Noirs dont chacun
est le témoin, une réorganisation pro-
fonde des instances de pouvoir (à com-
mencer par la police, la justice pénale et le
système pénitentiaire) s’impose. Afin que
l’impunité cesse, BLM dénonce toute
l’économie politique qui sous-tend la vio-
lence raciste et interpelle le législateur. A
Ferguson, le harcèlement policier était lu-
cratif pour la municipalité qui, comme
des centaines de collectivités locales dans
le pays, fut sommée de rendre des comp-
tes sur des pratiques de discrimination
systématiques. Un temps, le rapport de
force sembla en ­faveur des activistes. Des
dizaines de banques de données furent
crées pour comptabiliser les crimes com-
mis par les forces de l’ordre, le ministère
de la Justice lança des enquêtes et les dé-
partements de police s’engagèrent à de

meilleures pratiques et le port de la ca-
méra, prétendue prophylaxie technologi-
que, fut généralisé.
Cinq ans plus tard, les discriminations ra-
cistes – policières, économiques, sociales
et culturelles – sont non seulement tou-
jours prégnantes mais le climat racial s’est
évidemment dégradé depuis 2016. Sans
surprise, le démantèlement des politiques
visant à encadrer les agissements de la po-
lice lors des patrouilles est menée tambour
battant. Il y a quelques semaines, le dépar-
tement de la Justice a même annoncé qu’il
ne poursuivrait pas le policier new-yorkais
qui avait étranglé Eric Garner dont les der-

niers mots, «I can’t breathe», devinrent le
souffle d’une indignation populaire. Un
jeune homme noir court toujours qua-
tre fois plus le risque d’être tué par la po-
lice qu’un blanc. Les hommes noirs repré-
sentent 6 % de la population, mais 42 %
des condamnés à mort.
La contre-réaction à la demande d’égalité
et de justice portée par BLM fut prodi-
gieuse, et ce dès avant l’élection de 2016.
Depuis le FBI qui accusa BLM d’action
subversive en le qualifiant de «groupe ra-
cial extrémiste», les syndicats de policiers
et Fox News qui leur reprochent d’appeler
à «tuer du flic» et les nomment «terroris-
tes» ou les progressistes inquiets façon
Mark Lilla qui déplorent leur «communau-
tarisme» comminatoire, les activistes de
Black Lives Matter ont suscité une crispa-
tion viscérale. Trop intransigeant, trop
centré sur les conditions de vie des plus
vulnérables des Noirs, incarcérés, sans pa-
piers ou LGBT, BLM ne sied pas aux modé-
rés. Son «j’accuse» est importun. Il met-
trait les Blancs mal à l’aise, sommés de se
justifier.
Ses contempteurs se réjouissent au-
jourd’hui de la moindre audience du mou-
vement et affirment qu’il aurait échoué
puis disparu. Les moins malveillants poin-
tent l’absence de porte-parole et de chef
clairement identifiable (une exigence de
BLM qui, comme Occupy Wall Street, re-
fuse la structure hiérarchique), les ten-
sions internes entre les différentes asso-
ciations qui composent le mouvement et
qui, faute de commandement central,
choisissent des stratégies distinctes. En-
fin, on dénonce leur refus d’intégrer le
Parti démocrate pour faire avancer des
mesures «concrètes» de politiques publi-
ques. En somme, comme pour tout mou-
vement de contestation sociale, la ques-
tion irrésolue de l’après-manifestation et
de la stratégie politique à long terme aurait
eu raison de BLM.
Si l’on mesure les effets d’un mouvement à
sa capacité à s’ériger en interlocuteur légi-
time des pouvoirs publics et à l’adoption
des réformes demandées, on jugera que
BLM a échoué. Mais si l’on raisonne, dans
la tradition de tous les penseurs de l’éman-
cipation, en termes de discours, de traces,
de portes ouvertes vers un horizon désor-
mais discernable, alors BLM a changé le
débat sur l’injustice raciale aux Etats-Unis.
Certes, ils ne sont plus aujourd’hui dans les
rues, mais les militants continuent en réa-
lité d’irriguer le pays en rizomes, au travers
de dizaines d’associations locales. Comme
tous les militants des droits civiques et de
l’égalité, ils sont par nature dans l’inachè-
vement puisque la demande de justice et
d’égalité ne peut être que partiellement as-
souvie. Mais non seulement le réseau
­continue d’offrir un pupitre et une voix à
des Noirs traditionnellement invisibles,
mais il a interdit l’indifférence publique
face à une brutalité policière chronique
commodément justifiée par la criminalisa-
tion des Noirs. Surtout, il a démontré que
combattre le racisme est une affaire d’ins-
titutions et de courage politique.
De même qu’on ne peut penser le succès
de Bernie Sanders, Elizabeth Warren ou
Alexandria Ocasio-Cortez sans retrouver
les traces d’Occupy Wall Street, il est im-
possible de ne pas voir l’empreinte de BLM
sur les discours démocrates actuels dont le
vocabulaire comprend désormais les mots
«réparations», «racisme structurel», «in-
carcération de masse» ou «écart racial de
richesse». Les vents ne sont pas porteurs
mais on entendra Black Lives Matter
en 2020.•

Par
Sylvie Laurent

DR

Historienne, américaniste à Sciences-Po,
auteure de la Couleur du marché, Seuil,
2017.

Août 2018, à Washington, des manifestants
de Black Lives Matter se lèvent contre
le rassemblement Unite the Right (extrême
droite). Photo Richard Tsong-Taatarii. Zuma Wire

Idées/


20 u Libération Mercredi 6 Novembre 2019

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