Libération - 06.11.2019

(Marcin) #1

Du Chili au Liban,


le retour du social


Alors que le
mouvement ouvrier
se dressait hier dans
l’usine contre
les maîtres du travail,
les acteurs sociaux
s’en prennent
aujourd’hui à l’Etat.
Et contrairement
à 1968, ces
mouvements
expriment davantage
un refus qu’ils ne
promettent une
nouvelle ère.


A


u Chili, la hausse du prix
du métro déclenche une
mobilisation sans précé-
dent, et le gouvernement ré-
prime, puis recule. Au Liban, le
projet d’une taxe sur WhatsApp
suscite une contestation tout
aussi impressionnante et au bout
de moins de deux semaines, le
Premier ministre Hariri démis-
sionne. En Equateur, l’annonce
d’une hausse du prix des carbu-
rants génère une puissante colère
populaire, et indigène – ce qui
n’est pas sans rappeler la nais-
sance en France, un an plus tôt,
du mouvement des gilets jaunes,

refusant eux aussi une telle
hausse. En Irak, une protestation
lourde de revendications sociales
met d’abord en cause la corrup-
tion et l’incurie du pouvoir, dont
elle veut la chute. Etc.
Dans plusieurs pays, des pans en-
tiers de la population se dressent
sur des enjeux proprement so-
ciaux. Le phénomène sera-t-il
comparable au «printemps des
peuples» qui a enflammé toute
l’Europe en 1848 ou, plus proche
de nous, au mouvement de 1968,
véritablement mondial? S’il est
trop tôt pour formuler sur lui un
jugement historique, il ne l’est

pas pour en souligner les faibles-
ses actuelles. Quatre caractéristi-
ques méritent examen. La pre-
mière a trait à la violence. La plus
spectaculaire, et meurtrière, est
le fait de la répression, coupable
notamment de la plupart
des 250 morts en Irak. Dans l’en-
semble, les demandes sociales
des acteurs sont indissociables
de fortes aspirations à la démo-
cratie, qui sont même premières
si l’on considère les expériences
d’Algérie ou du Soudan. Mais il
n’empêche : la violence apparaît
aussi au sein de la contestation,
ou est rendue possible par elle,
quand des groupes organisés, qui
lui sont extérieurs, profitent de
son apparition, tel le black bloc
lors des manifestations de gilets
jaunes en France. Elle peut expri-
mer sur un mode délinquant la
rage d’un lumpen prolétariat
comme au Chili, où plusieurs
morts sont dues à des incendies
causés lors de pillages. Ou tra-
duire l’exaspération populaire

face à la fermeture du système
politique et au refus du gouver-
nement d’écouter les revendica-
tions. Aussi bien le recours par le
pouvoir à une violence policière
ou militaire débordant le cadre
d’un usage tempéré de la répres-
sion que l’émergence d’une
­violence contestataire apportent
un message inquiétant : utilisée
de façon démesurément
­répressive, la violence d’Etat
perd sa légitimité démocratique,
tandis que celle d’en bas,
­symétriquement, en trouve une
en se mettant au service de la
protestation et en contribuant
éventuellement au recul
­du gouvernement.
A rebours de l’ethnicisation des
rapports sociaux et de la poussée
des extrémismes national-popu-
listes, éventuellement accompa-
gnés par une religion, les mobili-
sations sociales contemporaines
demandent un traitement politi-
que et social de demandes elles-
mêmes formulées en termes poli-

Manifestations dans
les rues de la capitale
chilienne, à Santiago
le 23 octobre. Photo
Pablo Ernesto Piovano

Idées/


22 u Libération Mercredi 6 Novembre 2019

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