Libération - 06.11.2019

(Marcin) #1

alors, au milieu des années 60, il utilisait le
terme de «Mouvement», soit le groupe de ceux
qui refusent d’être liés à une organisation ou
une idéologie figée pour assumer librement
des désaccords, des oppositions, des évolu-
tions. Ses trois premiers films en témoignent
d’une manière insolente, qui ne fut pas tou-
jours du goût de ses camarades de lutte, à tra-
vers des individus ou des groupuscules saisis
en plein doute. Dans In the Country (1967),
drôle de premier film qui ressemblerait pres-
que à un dernier tant il est à la fois un bilan
âpre et une épure formelle, un homme s’en-
lise dans la désillusion politique et le désarroi
conjugal. Dans En marge (1968) et Ice (1969),
des groupes sont déchirés entre remise en
question intellectuelle et tentation de la lutte
armée. Sans le moindre romantisme, ces films
secs mais non dénués d’ironie (Ice, surtout)
confrontent le militantisme à ses impasses,
pour mieux l’empêcher de s’embourber.
D’emblée, le doute est vital chez Kramer, es-
sentiel aux mouvements de la pensée et de la
création.


Fresque de
la contre-culture
Après cinq ans d’errements et de recherches,
qui le mènent à vivre dans une communauté
du Vermont, il réalise (avec John Douglas)
l’extraordinaire Milestones (1975), consacré
aux survivants de l’activisme politique améri-
cain des années 60, résolvant leurs contradic-
tions dans la vie communautaire, le noma-
disme et la communion avec la nature. Loin
d’être le simple portrait de groupes de hip-
pies, cette fresque est une plongée au cœur
d’une ­contre-culture profondément améri-
caine, qui s’enracine dans la poésie de Walt
Whitman, le transcendantalisme d’Emerson
ou l’anarchisme de Thoreau. La forme du film
s’imprègne totalement des expériences et in-
terrogations qui y sont en jeu : pour le cinéaste
comme pour ceux qu’il accompagne, il s’agit
d’accorder ses idées à ses sens. Le montage
compose un entrelacs organique de paroles
et de sensations, où interagissent les éléments
naturels et toutes les formes d’existences (hu-
maines, animales, végétales, minérales). Mi-
lestones est le premier exemple accompli de
la structure que cherchait Kramer dans tous
ses films : «On arrive au milieu de quelque
chose, et des tas d’éléments vous sont donnés.
C’est fragmentaire, chaotique, vous recevez
beaucoup de signes, beaucoup de petites choses
avec quoi vous débrouiller. Petit à petit, ça
commence à se consolider.»
Le déplacement et l’instabilité sont nécessai-
res à la vie de Kramer autant qu’à ses films. Ce
voyageur n’a cessé d’aller voir ce qui se passait
ailleurs qu’en son propre pays, et pas forcé-
ment pour en ramener des films : au Brésil, au
Venezuela, en Angola, au Vietnam (People’s
War, 1969), au Portugal (Scenes from the Class
Struggle in Portugal, 1977)... A la fin des an-
nées 70, il quitte définitivement les Etats-Unis
pour s’installer en France. De son propre
aveu, il cherche à y gagner enfin sa vie avec
le cinéma. Guns (1980), qui raconte l’enquête
tortueuse d’un journaliste sur un trafic d’ar-
mes, est son premier film français et sa pre-
mière réalisation «professionnelle», avec scé-
nario et acteurs connus (Juliet Berto, Patrick


filma dans les années 60-70 : le Portugal avec
Doc’s Kingdom (1987), le Vietnam avec Point
de départ (1993) et bien sûr les Etats-Unis avec
Route One/USA (1989). Trois films essentiels
où il fait le relevé des cicatrices et déceptions
des décennies précédentes sans pour autant
se laisser aller à la désillusion amère. Encore
et toujours, il cherche surtout ce qui reste
d’énergie et de vitalité. A travers des voyages
de différentes échelles, il réactive un mouve-
ment qui s’était épuisé dans la pesanteur du
début des années 80. Dans le magnifique
Route One/USA, il traverse son pays natal du
nord au sud (en suivant la route qui donne
son titre au film) pour y faire un état des lieux
très composite du peuple, de la société et des
paysages qui le constituent. Dix-huit ans
après, ce film répond à Milestones, dont il re-
trouve la dimension organique et fluide mais

dans un monde qui a sensiblement changé.
Quelque chose s’est engourdi, rouillé entre les
années 70 et 90, et Kramer ouvre cette
­dernière décennie de sa vie avec un film à
part, qui semble révéler l’envers de la plu-
part des autres, leur secrète hantise : Ber-
lin 10/90 (1990). En une seule prise d’une
heure, il se filme dans une salle de bains où
un téléviseur diffuse des images d’actualité
tandis qu’il monologue sur Berlin, ville dont
était originaire son père. Dans cette perfor-
mance où il se met physiquement à l’épreuve,
il incarne en quelque sorte les blessures de
l’histoire, qui dévitalisent les corps, les con-
damnent à la chute, à l’évanouissement, à
l’enfermement. Dans les films qui suivront,
les trajectoires n’auront plus la même évi-
dence, le mouvement y sera désormais plus
menacé, plus douloureux. Dans Walk the
Walk (1994), les membres d’une même famille
se séparent pour suivre leur propre route,
trouver leur propre vitesse, le paysage qui
s’accordera le mieux à leur corps malades ou
blessés. Tandis que dans Cités de la
plaine (1999), son dernier film, le contact avec
le monde se fera surtout à travers les oreilles
et les mains d’un aveugle, pour mieux péné-
trer la dimension sonore et tactile des lieux,
au-delà de leur simple surface. A travers les
films de Robert Kramer, quel que soit le mo-
ment où on les voit, on prend d’abord des
nouvelles du monde tel qu’il va. Non parce
qu’il aurait été un prophète, mais simplement
parce qu’ils engagent le présent et le corps du
spectateur comme peu d’autres.•

Rétrospective Robert Kramer
à la Cinémathèque française, 75012.
Du 6 au 24 novembre.

Notes de la forteresse (1967-1999),
Post-éditions, 512 pp., 24 €,
en librairie le 8 novembre.

Bauchau). Le résultat n’est pas pleinement
convaincant, mais il permet de mesurer tout
ce qui sépare les années 70 de la décennie sui-
vante, et l’Europe des Etats-Unis, jusque dans
le corps des acteurs. Cette première période
française est inégale, Kramer s’y égare même
dans un film de science-fiction improbable
avec Gérard Klein : Diesel (1985). Mais il rede-
vient intéressant lorsqu’il retrouve sa vitalité
américaine dans des productions plus mo-
destes, comme les beaux Naissance (1981) et
A toute allure (1982), sorte de série B autour
du monde du patin à roulettes de compétition
(le roller-derby).

État des lieux composite
Puis il entame une nouvelle période, sa plus
expérimentale et accomplie, notamment
marquée par des retours dans les pays qu’il

Pour Route One/USA (1989), Robert Kramer traverse les Etats-Unis du nord au sud. photo DR

Robert Kramer sur le tournage de Route One/USA, en 1989. photo DR

Cinéma/


Libération Mercredi 6 Novembre 2019 http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 25

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