Libération - 06.11.2019

(Marcin) #1

M


inistre des Finances pen-
dant six mois du gouver-
nement Syriza d’Aléxis
Tsípras entre janvier et juillet 2015,
le professeur d’économie d’enver-
gure internationale Yánis Varoufá-
kis en a tiré en 2017 un récit détaillé,
Adults in the Room, sur sa fugace
mais intense expérience politique,
et tout particulièrement les négo-
ciations à couteaux tirés avec les re-
présentants de l’Eurogroupe à
Bruxelles où il plaidait pour une res-
tructuration de la dette grecque. La
notoriété de Varoufákis, son cha-
risme naturel de frondeur antilibé-
ral et son sens de l’intervention
­médiatique en ont fait un des per-
sonnages les plus à même de rendre
palpitant l’infernal feuilleton de la
crise économique traversée par la
Grèce. Costa-Gavras s’appuie sur le
livre mais aussi sur les rencontres et
discussions personnelles qu’il a pu
avoir avec Varoufákis pour bâtir un

film qui lui donne le beau rôle face
à une machine européenne décrite
sous les atours d’une officine gla-
ciale, technocratique, bien décidée
à écraser les peuples sous le rouleau
compresseur de politiques austéri-
taires dictées en sous-main par les
grands argentiers des banques lé-
chant leurs plaies de la crise des
sub­primes en répétant le mantra li-
bérateur : «Socialisation des pertes,
privatisations des profits.»

Déboussolé. Dans son précédent
film en 2012, Costa-Gavras s’en pre-
nait déjà au milieu de la finance
dans le Capital, avec Gad Elmaleh.
Tout le monde s’était alors accordé
à trouver le film ridicule et passa-
blement naïf. Six ans plus tard, le ci-
néaste s’engouffre dans le détail des
arguties, guerres de positions et
twists diplomatico-économiques
avec un appétit d’observateur de
gauche pas complètement pas-
sionné par les nuances. L’accueil du
film en Grèce, pays dont il est origi-
naire mais qu’il a quitté à l’âge de
19 ans, est d’ailleurs plus que mitigé,
obligeant Costa-Gavras a se défen-
dre en prétextant qu’Adults in the
Room n’était pas la réalité toute
nue : «Je n’ai pas fait un documen-
taire mais du cinéma.»

Spécialiste de la théorie du jeu,
­Varoufákis (Christos Loulis) n’en
demeure pas moins à l’écran un
homme déboussolé quand il com-
prend qu’il est possible de ren­-
contrer un ministre comme Michel
Sapin qui l’assure en réunion privée
et tout en rondeur de son soutien et
qui le lâche en une volte-face inté-
grale deux minutes plus tard en
­conférence de presse. La même
stratégie de l’enfumage et du re-
tournement de veste s’appliquera
aussi avec Pierre Moscovici qui fait
mine de vouloir l’aider et qui, si l’on
en croit le film, essaie juste de lui
faire signer un accord où il se pren-
drait les pieds dans le tapis, accep-
tant précisément ce contre quoi il se
bat depuis des mois. Le personnage
le plus violemment chargé est sans
surprise la figure de Wolfgang
Schäuble (Ulrich Tukur), ministre
fédéral des Finances allemand qui
depuis son fauteuil roulant de para-
plégique vocifère contre son homo-
logue grec, poussant la Grèce à sor-
tir de l’UE puisqu’elle ne veut pas
adopter le mémorandum de la
­troïka (Banque centrale europé-
enne, Fonds monétaire internatio-
nal, Commission européenne) im-
posant à un pays par ailleurs
endetté à hauteur de plus de

300 milliards d’euros un ensemble
de mesures drastiques de rigueur
pour pouvoir bénéficier d’une nou-
velle tranche d’aides.

Spirale mortelle. L’inconciliable
combat de coqs entre le Grec cool
adepte du compromis et le tyran-
neau germanique trônant sur ces
certitudes, c’est le genre de couple
que l’on aime encore voir apparem-
ment aujourd’hui, un quart de siè-
cle après la signature du traité de
Maastricht. Dans la manière dont le
film met en scène la grande salle se-
mi-circulaire de réunion de l’Euro-
groupe, Costa-Gavras dépeint le
monde clos et sans fenêtre d’une
guerre des nerfs où on finit par se
demander pourquoi tout le monde
paraît consacrer des heures et des
heures d’échanges stériles à ne pas
trouver de solution. Varoufákis
plaide la flexibilité des conditions
de remboursement de la dette car il
lui semble que le pays est entraîné
dans une spirale mortelle, mais le
film ne montre pas comme un cli-
max éventuellement problématique
le moment où le gouvernement Tsí-
pras prend la décision de fermer les
banques pour remédier à un possi-
ble défaut de trésorerie, créant la
panique dans la population.

Deux lectures de cette séquence de
six mois prévalent, mais reposent
l’une et l’autre sur le postulat d’une
séquence de pure façade, destinée
à jouer la montre soit pour obtenir
la reddition grecque (lecture de Va-
roufákis), soit pour mettre l’Euro-
groupe au pied du mur au moment
du référendum et de la menace d’un
Grexit. Le film tranche nettement
en faveur de la première thèse et
disqualifie d’ailleurs au passage l’un
des successeurs de Varoufákis, le
jeune George Chouliarakis, montré
comme un intrigant qui le «dé-
goûte». Le quotidien I Avgi, pour-
tant affilé à Syriza, n’a pas hésité à
décrire le film de Costa-Gavras
comme porteur d’une vision «euro-
phobe» et en effet, on ne sort pas de
la projection avec une très haute
idée de ce collectif de grands car-
nassiers tournant en rond autour de
leur proie dans une cathédrale
d’hypocrisie sadique. «Print the le-
gend» comme on dit chez John Ford
et Varoufákis a gagné grâce à Gavras
un nouveau quart d’heure de gloire.
Didier Péron

Adults in the room
de Costa Gavras
avec Christos Loulis, Alexandros
Bourdoumis etc. 2 h 04.

«Adults in the Room», la dette sur le billot


S’attaquant à nouveau
au milieu de la finance,
Costa-Gavras porte
aux nues un Yánis
Varoufákis seul face
aux arcanes bruxellois
en pleine crise grecque.

Cinéma/


Costa-Gavras met en scène les combats de coqs entre Yánis Varoufákis et le ministre allemand Wolfgang Schaüble (Ulrich Tukur), au centre. Photo Wild Bunch Distribution

26 u Libération Mercredi 6 Novembre 2019

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