Libération - 06.11.2019

(Marcin) #1

A


u terme d’un parcours sans
faute en festivals, J’ai perdu
mon corps débarque en sal-
les avec une mission qui tient pres-
que de l’exorcisme : parvenir à lever
la malédiction frappant les films
d’animation à destination des adul-
tes, condamnés à des échecs aussi
retentissants que réguliers. Auréolé
du grand prix de la Semaine de la

critique à Cannes, puis des prix du
public et du meilleur long métrage
à Annecy, le premier film de Jérémy
Clapin a surtout décroché la tim-
bale en signant avec Netflix, la pla-
teforme aux 158 millions d’abonnés,
lui assurant une diffusion interna-
tionale inespérée qui permet de se
prendre à rêver d’une nomination
aux oscars.

Dialogue à l’aveugle. Nébuleuse
et très réussie, la première moitié de
J ’ai perdu mon corps pose un
rythme étrange et syncopé en téles-
copant le parcours macabre d’une
main qui s’échappe d’une morgue
pour traverser Paris et les errances
d’un jeune homme qui se laisse bal-
lotter par les événements et croupit

dans un boulot de livreur de pizza
dans lequel il est absolument cala-
miteux. Ricochant du cinéma fan-
tastique à la chronique sociale, le ci-
néaste suture l’ensemble à travers
une mise en scène très sensorielle.
Ainsi, le côté physique de l’épopée
de cette main qui gratte, enferme,
agrippe, trouve un écho dans le per-
sonnage principal de Naoufel qui
entretient un rapport au monde es-
sentiellement fondé sur le son, à
commencer par ce magnétophone
auquel il s’accroche comme à un
trésor dans lequel il a enfermé les
bruits de son enfance. Ce travail
sensible culmine lors d’une scène
de dialogue à l’aveugle, par le biais
d’un interphone, qui révèle la pro-
fonde mélancolie de Naoufel tout

en l’amenant à se remettre en mou-
vement, à courir lui aussi après
quelque chose.

Volonté propre. Formidable par
sa puissance d’évocation, l’idée de
scruter une main qui appartient à
un personnage tout en lui restant
extérieure, qui en vient à figurer un
passé qui lui court après, est d’au-
tant plus belle lorsqu’on la met en
regard avec ce que ce membre re-
présente pour un dessinateur : un
espace à mettre sous contrôle mais
qui résiste au conditionnement,
une excroissance de l’esprit doté
d’une mémoire et volonté propres.
A son meilleur lorsqu’il montre
sans verbaliser, le film caresse les
dédales de Charles Burns ou de

Quentin Dupieux. Mais à mesure
que J’ai perdu mon corps se fixe
dans une intrigue (en l’occurrence
une romance) et qu’il élargit son
cadre en délaissant ses plans très
serrés, le film semble se dévitaliser,
se figeant jusqu’à la calcification
dans une ­poésie très convenue.
Pire, à force d’accumuler les ren-
contres rocambolesques (rat, pi-
geon, bébé), les périples de cette
main araignée lassent et finissent
par ressembler à une triste course
d’obstacles façon Chérie, j’ai rétréci
les gosses.
Marius Chapuis

J’ai perdu mon corps
film d’animation
de Jérémy Clapin (1 h 21).

C


omment filmer l’apprentissage de
la musique, ses luttes et blessures,
compétitions et douleurs, mais
aussi la banalité du déchiffrage et l’inter-
minable rodage de gammes sans tomber
dans le cliché de l’enseignant sadomaso
frigide et de l’interprète adolescent sou-
mis? De la Pianiste à Whiplash, il semble
falloir accrocher le trio hiérarchique com-
positeur-prof-interprète à une déviance
susceptible d’aviver l’attention du specta-
teur, comme si la beauté immédiate de la
musique ne pouvait exister sans une ano-
malie cachée, extirpée et disséquée à plai-
sir sur écran. L’Audition, second long mé-
trage d’Ina Weisse, comédienne
allemande passée à la réalisation (l’Archi-
tecte, 2008), tente d’élargir la problémati-

Couvert de prix
à Cannes et ailleurs,
le film d’animation
de Jérémy Clapin suit
les errances d’une main
coupée et d’un jeune
homme solitaire.
Epique et répétitif.

que en emballant son second film dans le
portrait total – relationnel, sexuel, fami-
lial – et partiellement éclairé d’une prof de
violon. Mais échoue cependant, l’archet
couinant à mi-course.
Anna est une enseignante remarquable.
Incontestablement, puisqu’en ce début
d’année de conservatoire elle voit dans un
jeune violoniste passant une audition un
tempérament prometteur, au grand dam
de ses collègues. Elle se chargera donc de
mener le prodige en friche sur la scène
d’un grand concours. Mais Anna est une
enseignante pitoyable. Elle a été incapable
de faire progresser son propre fils. Elle a
même gâché une partie de sa confiance en
s’entêtant à lui faire pratiquer un instru-
ment qu’il n’aime pas. Qui est Anna?
La bonne ou la nulle, la femme mariée ou
la maîtresse, la solitaire ou la nouvelle re-
crue d’un quatuor?
Icône de la scène et du cinéma d’auteur al-
lemands, notamment via sa présence dans
les films de Christian Petzold ou les mises
en scène de Thomas Ostermeier à la
Schaübuhne, Nina Hoss traverse le film en
imposant ses silences intérieurs, elle aussi
en recherche d’une épaisseur à donner au
personnage. Elle n’apporte aucune ré-
ponse spectaculaire mais jette un trouble
sur le comportement d’Anna, qu’on décou-
vre finalement sans cesse saisie par une
suite de flottements, victime médiocre
d’une existence après laquelle elle court.
Un drame en sourdine.
Guillaume Tion

L’Audition d’Ina Weisse avec Nina Hoss,
Simon Abkarian, Jens Albinus... 1 h 39.

«L’Audition», gammes


et amalgames


Narrant les relations entre
une prof de violon et son
poulain, Ina Weisse n’évite
pas les clichés.

«J’ai perdu mon corps»,


la mélancolie à portée de main Rezo Films


Les Films du Losange


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