Libération - 06.11.2019

(Marcin) #1

livres


«I


l n’y a presque que des fem-
mes ici...», constate amusée
Edna O’Brien. C’est vrai.
Dans le salon de son éditrice Sabine
Wespieser ce mardi béni, l’aréopage
de librairies, journalistes et traduc-
trices s’avère davantage féminin. Un
hasard, comme sans doute le fait
qu’avec Emmanuelle Lambert, elles
sont les seules écrivaines à avoir eu
pour l’instant les faveurs des grands
prix littéraires de l’automne. Mais la
saison des feuilles n’est pas termi-
née, qui sait ce qu’elle nous réserve
en matière d’équilibre des genres.
Là n’est pas la question.
L’Irlandaise, arrivée la veille au soir,
a fait le voyage de Londres pour fê-
ter le «premier prix pour son dernier
livre», sorti en même temps chez
l’éditeur anglais Faber & Faber, et
«son premier prix français». Traduit
par Aude de Saint-Loup et Pierre-
Emmanuel Dauzat, Girl se trouvait
sur la liste du Médicis et jusque
dans la sélection finale du Femina ;
c’est la totalité de son œuvre qui a
finalement été couronnée mardi
d’un prix spécial du jury Femina.
L’anthropologue, ethnologue et fé-
ministe Françoise Héritier l’avait
reçu en 2017, Pierre Guyotat en 2018.
Beau geste et hommage mérité pour
une étrangère traduite en France
depuis près de soixante ans, et qui
a l’écriture dans la peau, vocation
obsessionnelle, volcanique et infi-
niment sérieuse.

Pureté. Heureuse, elle l’est. Cette
distinction lui fait grimper un bar-
reau de l’échelle, comme elle le dit
dans un petit discours devant la
trentaine de personnes venues célé-
brer la nouvelle. A 88 ans, bientôt 89
le 15 décembre, la romancière est à
son pinacle avec cet intense récit
d’une jeune Nigériane enlevée par
Boko Haram. Emmenée dans un
camp avec ses camarades, elle va vi-
vre le viol, la faim, la terreur et la
mort. Sa créatrice a travaillé
trois ans sur cette fiction liée à l’ac-
tualité d’un monde barbare dont
elle a toujours repris des échos sous
sa plume ; elle est allée sur place re-
cueillir des témoignages. Ce roman
a une pureté d’expression de la vio-
lence et de la souffrance implaca-
blement efficace. Avec une «héro-
ïne» – que ce mot sonne mal ici –
profondément incarnée dans son
désarroi psychique et culturel.
Edna O’Brien remercie son éditrice,
rend hommage à «son travail et à sa
magie». C’est une histoire puissante
entre ces deux femmes, qui dure de-
puis 2010, comme celles qui se
nouent entre deux personnes qui
savent ce qu’elles se doivent. Les af-
finités électives. Des éditeurs fran-
çais, Edna O’Brien en a eu un cer-
tain nombre. Traduite dès son

premier roman en 1960 chez Jul-
liard, la Jeune irlandaise retitré plus
tard les Filles de la campagne, puis
aux Presses de la Cité avec Jeunes
filles seules (1962), elle a ensuite eu
les faveurs de Gallimard pour le Joli
mois d’août (1968) et les Païens d’Ir-
lande (1973). Chez Fayard, une quin-
zaine de titres ont été publiés en-
tre 1986 et son fameux Un Cœur
fanatique et 2003 avec Dans la forêt,
certains ayant été repris chez Stock.

Langue. «C’est formidable pour les
écrivains irlandais de sentir qu’ils ne
sont pas de pauvres provinciaux, di-
sait-elle dans une interview en
mai 1996 au Magazine littéraire. J’ai
l’impression que les œuvres celtes
trouvent un accueil plus chaleureux
en France qu’en Angleterre.» Sans
doute une tradition hexagonale
d’accueil des romanciers irlandais,
ou leur terre d’élection, eux qui ont
parfois été censurés ou contraints
de s’exiler d’un pays puritain et reli-
gieux. C’est ce que firent en leur
temps Samuel Beckett et James
Joyce. Elle affectionne ces compa-
triotes et a consacré au second une
biographie, traduite aux éditions
québécoises Fides en 2002. C’est un
peu grâce à lui qu’elle est devenue
écrivaine : un jour, elle a acheté
pour 4 pence Portrait de l’artiste en
jeune homme. Une voie s’était ou-
verte. Se confronter à la vie de cet
auteur mythique lui valut des heu-
res difficiles dans sa chambre de
l’hôtel Wyndham, à New York. Son
ami Philip Roth lui avait rendu vi-
site. «Il a compris, comme seulement
un autre écrivain le peut, le tour-
ment dans lequel j’étais. Il a jeté un
regard circulaire sur le sol, la table,
les feuilles éparpillées, et dit : “Ecrire
un roman est plus facile.”»
Si elle vit depuis trente-cinq ans
dans une maison de Chelsea à Lon-
dres, cette femme très belle a un
cœur d’Irlandaise, celui d’une pe-
tite fille née dans le comté de Clare,
à Tuamgraney. La récipiendaire
d’hier a même eu envie de réciter
quelques phrases d’un poème dans
la langue de son enfance, langue
profonde, grave, habitée. Pour con-
naître sa vie, enfance difficile et
existence tumultueuse, il faut lire
Fille de la campagne, ses mémoires
parues en 2013. On y comprend
pourquoi elle a passé sa vie à écrire.
«Ecrire n’est pas une occupation rai-
sonnable, disait-elle en 2001 à Libé-
ration. Joyce disait que pour écrire
on doit être une créature de conflit.»
Frédérique Roussel

Le prix Femina étranger récompense Or-
desa de Manuel Vilas (traduit de l’espa-
gnol par Isabelle Gugnon, Éditions du
Sous-Sol), le Femina Essai Giono, furioso
d’Emmanuelle Lambert (Stock).

Edna O’Brien,


la vie au grand Eire


Sélectionnée au Femina pour «Girl», son dernier roman sur une jeune
Nigériane enlevée par Boko Haram, l’Irlandaise a été récompensée par un
prix spécial du jury pour l’ensemble de son œuvre. Un hommage mérité
pour la romancière, traduite en français depuis près de soixante ans.

Edna O’Brien, chez elle, à Londres. Photo antonio Olmos. Guardian. eyevine. Bureau 233

Sylvain Prudhomme, prix Femina Ils ont une
quarantaine d’années mais ne sont blasés de rien. Ils ont
une grâce d’ados mais se comportent en adultes, sachant
que le temps, ça peut se perdre, et qu’une existence se rate ou se réussit si l’on
y met du sien. Ils sont en couple mais ne se ligotent pas et ne font pas l’éloge
des amours contingentes qui peuvent rendre si malheureux. Les trois héros de
Par les routes, le roman de Sylvain Prudhomme qui a reçu le prix Femina (l’Ar-
balète-Gallimard), sont à la fois la femme et les hommes d’à-côté, et des per-
sonnages d’une réserve et d’une patience singulières. Photo F. Mantovani. Galli

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