Libération - 06.11.2019

(Marcin) #1

Libération Mercredi 6 Novembre 2019 http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u V


«Résister à la novlangue économiste»


Patrick Viveret
Philosophe, magistrat
honoraire à la Cour
des comptes

réduit à une signification purement
marchande qui peut même s’avérer
mensongère par rapport à la réalité.
C’est ainsi que «valeur», mot très
fort issu du latin valor, qui signifie
«force de vie», se transforme dans la
langue du business en value for mo-
ney, ignorant toute valeur non mo-
nétaire, fût-elle vitale, tel un éco-
système nourricier ou la vie
humaine elle-même. Avant de dé-
battre de la distinction, chère aux
économistes, entre valeur d’usage
et valeur d’échange, la première
question à se poser à l’heure des ris-
ques écologiques ou des suicides au

P


eut-on donner un sens à
son argent? Une manière
d’avancer dans la réponse
me semble être d’abord de
nous libérer de la contrainte de la
novlangue que fait peser sur notre
imaginaire l’économisme mar-
chand. Celui-ci utilise des mots
forts du sens commun tels que «va-
leur», «bénéfice», «perte», mais les

travail serait donc celle-ci : est-on
en présence d’une création de va-
leur (force de vie) ou d’une destruc-
tion de cette force de vie naturelle
ou humaine? C’est revisiter com-
plètement la notion dite de «biens
libres» qui, parce qu’ils étaient
abondants et gratuits, tels l’air et
l’eau, étaient censés ne pas avoir de
valeur économique, celle-ci étant
définie par sa rareté et sa cherté. On
comprend bien l’inanité de cette
définition réductrice de la valeur,
quand l’accès à l’eau potable et à un
air non pollué est devenu un enjeu
majeur.

De même, il nous faut revisiter le
terme de «bénéfice» et cesser de le
réduire à un simple solde monétaire
positif pour des activités nuisibles
écologiquement ou socialement.
C’est le même problème que l’on
rencontre avec le terme de «bénévo-
lat», qui caractérise l’orientation bé-
néfique de la volonté et devient
dans la novlangue économiste sy-
nonyme de non-rémunération. Son
contraire devrait être le «malévolat»
(et non le salariat) pour caractériser
des activités dangereuses ou nuisi-
bles. Il existe un secteur mondial du
«malévolat», voire du «malfratvo-

lat», autour du trafic d’armes,
d’êtres humains, de stupéfiants qui
engrangent des bénéfices monétai-
res considérables et accroissent
le PIB des Etats qui les tolèrent ou
les développent grâce, notamment,
aux paradis fiscaux. Cette résis-
tance à la novlangue économiste n’a
donc pas que des vertus sémanti-
ques. Elle est essentielle pour faire
face aux défis auxquels est confron-
tée l’humanité et doit s’incarner
dans d’autres indicateurs de ri-
chesse, d’autres normes comptables
et un autre rapport à la monnaie.
L’une des raisons majeures pour
lesquelles nos économies conti-
nuent à foncer tête baissée dans le
mur écologique, malgré les avertis-
sements répétés des scientifiques,
vient de ce que nos systèmes comp-
tables continuent d’enregistrer po-
sitivement des activités nuisibles
mais génératrices de flux monétai-
res. Comment renoncer par exem-
ple à exploiter des énergies fossiles
si celles-ci génèrent chaque année
des montagnes de milliards de dol-
lars ou d’euros? On sait que la crise
de 2008 a été provoquée en partie
par des normes comptables cen-
trées sur la valeur boursière et spé-
culative des actifs, tournant ainsi le
dos aux traditionnelles règles pru-
dentielles de la comptabilité. Si l’on
veut éviter qu’une nouvelle crise fi-
nancière soit aussi une crise écolo-
gique et sociale, il serait temps que
nos normes comptables redonnent
aux mots leur vrai sens.
On comprendra alors que la ri-
chesse relève d’abord de ce qui
compte (la nature et les humains)
avant de ce que l’on compte : l’ar-
gent. Et que la majorité des échan-
ges interhumains ou entre les hu-
mains et la nature ne sont pas
monétaires. Loin de la pensée «du
temps et de l’argent», cela permet-
trait de vérifier que les échanges
proprement monétaires (épargne,
investissement) correspondent
bien à des activités jugées bénéfi-
ques. On verra alors que des initiati-
ves telles que la finance solidaire,
les monnaies locales et citoyennes,
«les accorderies» à base d’échange
de temps, sont essentielles pour ré-
orienter les comportements de con-
sommation et les modes de produc-
tion. La France, qui se prétend en
pointe sur le défi écologique et a ac-
cueilli la commission Stiglitz-Sen
sur la nécessité de nouveaux indica-
teurs de richesse, doit prendre une
grande initiative internationale en
ce sens.•

Patrick Viveret est l’auteur d’un rapport
intitulé «Reconsidérer la Richesse» (Do-
cumentation française).

Sarah Bouillaud
Free download pdf