Libération - 06.11.2019

(Marcin) #1

6 u Libération Mercredi 6 Novembre 2019


«R


ien n’est éternel. Je n’ex-
clus rien. C’est l’histoire
qui se chargera de régler
le problème», répond Mikhaïl Gor-
batchev, le secrétaire général du
Parti communiste de l’Union sovié-
tique (PCUS) et président du præsi-
dium du Soviet suprême, au sujet
du Mur qui divise Berlin, lors d’une
­conférence de presse à Bonn, le
13 juin 1989, pendant sa première
visite en RFA. «Ça arrivera sûre-
ment au XXIe siècle», aurait-il ajouté
(c’est lui qui le dit en 2009 à l’an-
tenne d’une radio russe). Le dernier
dirigeant de l’URSS, qui a participé,
par sa tentative de réformer le sys-
tème soviétique et de donner, enfin,
un visage humain au communisme,
n’avait pas vu, de son propre aveu,
arriver la chute du mur de Berlin et
la fin de tout un monde. Ou du
moins n’avait-il pas prévu la célérité
de l’écroulement. «L’événement ne
fut pas une surprise, assure-t-il
trente ans plus tard au quotidien Iz-
vestia. A ce moment-là, cela faisait

des mois que la RDA était le théâtre
de manifestations de masse sous le
slogan “Nous sommes un seul peu-
ple”. [...] En revanche, ce que ni nous
ni nos partenaires occidentaux
n’avaient anticipé, c’est que l’histoire
accélère sa course à ce point.»
La nuit du 9 au 10 novembre, pen-
dant que des milliers de Berlinois,
séparés depuis 1961, fraternisent aux
checkpoints, Mikhaïl Gorbatchev
dort. Sans savoir que l’histoire a bas-
culé. Quelques heures plus tôt, le
porte-parole du Politburo du Comité
central du Parti socialiste unifié
d’Allemagne (SED), Günter Scha-
bowski, répond à un journaliste qui
demande quand les citoyens de RDA
pourront se rendre à l’Ouest : «Au-
tant que je sache, immédiatement.»
Il est 18 h 57. La dépêche de l’agence
Associated Press part à 19 h 05 : «La
RDA ouvre ses frontières.» Une folle
nuit s’ensuit à Berlin. Gorbatchev,
lui, n’apprend la nouvelle qu’à son
réveil. Pris de court, il donne immé-
diatement l’ordre de «ne pas se mêler

de ce qui se passe en RDA, même
après l’ouverture du Mur».
Alors que son armée est toujours ba-
sée dans le pays, le dirigeant soviéti-
que met ainsi en œuvre sa nouvelle
politique, qui consiste, entre autres,
à renoncer à la doctrine Brejnev de
«souveraineté limitée», c’est-à-dire
au recours à la force militaire pour
maintenir les Etats satellites d’Eu-
rope de l’Est dans le giron de l’URSS.
Comme à Budapest en 1956 ou à
Prague en 1968, où les chenilles des
chars soviétiques sont venues écra-
ser les velléités de changements.

Dépoussiérage
Le plus jeune secrétaire général de
l’histoire de l’URSS, qui s’installe au
Kremlin à 54 ans, en 1985, est décidé
à renverser la table. Fringant, ambi-
tieux, gestionnaire efficace, appa-
ratchik au parcours sans faute, il in-
carne l’espoir d’un dépoussiérage et
d’un nouveau coup de fouet pour un
système en décrépitude. Sous le slo-
gan de perestroïka («reconstruc-

tion»), le nouveau gensek («secré-
taire général») se lance dans une res-
tructuration profonde de la gestion
économique du pays, pour créer une
économie de marché décentralisée,
mais toujours sous l’égide du Parti
communiste, en s’appuyant sur «la
créativité vivante du peuple», sans
remettre en cause le socialisme.
Car Gorbatchev a hérité d’un pays
en zastoï («stagnation»). Ce que le
pouvoir vend depuis des années
comme de la stabilité n’est en fait
qu’immobilisme, dogmatisme et
paralysie à tous les niveaux de l’ap-
pareil. Après quarante ans de
guerre froide, l’économie nationale
plie sous le fardeau des dépenses
militaires, jusqu’à 30 % du PNB so-
viétique, qui représentent une me-
nace réelle aux projets de perestro-
ïka, d’autant que Gorbatchev ne
croit pas à un affrontement nuclé-
aire avec les Etats-Unis. Il veut met-
tre fin à la course aux armements et
à la folle guerre des étoiles de Ro-
nald Reagan, rétablir le dialogue

avec l’Ouest, renouer avec la Chine,
retirer l’armée soviétique d’Afgha-
nistan... En clair, normaliser les re-
lations internationales et rompre
avec l’image d’«empire du Mal» qui
colle à son pays.
C’est dans ce contexte, écrit le jour-
naliste Bernard Lecomte, que le
maître du Kremlin, «inquiet du coût
gigantesque – et en augmentation
continue – de [la] “sacro-sainte” soli-
darité avec les “pays frères”, où le
plus souvent on vit sensiblement
mieux qu’en URSS» (1), prévient les
dirigeants des pays signataires du
pacte de Varsovie (RDA, Bulgarie,
Roumanie, Hongrie, Pologne, Tché-
coslovaquie) qu’il ne faudra plus
compter sur «nos chars pour préser-
ver vos régimes et vous maintenir en
poste», en cas de déstabilisation po-
litique. En novembre 1986, lors d’un
sommet secret convoqué à Moscou,
le gensek répète que l’heure du pa-
ternalisme est révolue et, compte
tenu des changements qui s’opèrent
à Moscou, que les relations avec les

Par Veronika Dorman

Et pendant


ce temps,


à Moscou,


Gorbatchev


dormait


Dans la nuit du 9 au 10 novembre,


personne ne réveille le secrétaire


général de l’URSS. Le père de


la perestroïka sait que l’existence du


Mur est un obstacle à la propagation


de sa «pensée nouvelle». Mais laisse


l’histoire se charger de le faire tomber.


berlin 30 ans, l’âge mur


Mikhaïl Gorbachev est accueilli avec enthousiasme à Bonn, capitale de la RFA, le 13 juin 1989. Photo Frank
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