Libération - 06.11.2019

(Marcin) #1
pays frères seront désormais régies
par les lois du marché. «Chaque na-
tion a le droit de choisir son modèle
de développement social, le capita-
lisme ou le socialisme», écrira Gor-
batchev dans son ouvrage Perestro-
ïka, publié en 1987 (2). A l’Assemblée
générale de l’ONU, le 7 décem-
bre 1988, le dirigeant soviétique sur-
prend le monde et provoque une
standing ovation en annonçant des
réductions significatives des trou-
pes soviétiques en Europe, et en ré-
pétant que «l’usage de la force ne

peut plus constituer un instrument
de la politique étrangère [...] et que
le principe du libre choix est [...] un
principe universel qui ne devrait
souffrir aucune exception».

«Gorbimania»
Convaincu que ses réformes du
­système soviétique peuvent servir
d’exemple aux autres pays socialis-
tes, Gorbatchev sous-estime le fait
que la disparition de la menace de
l’intervention militaire et l’affirma-
tion du principe de «liberté de

plement disparu tout seul. C’est un
peu ce qui s’est passé, même si Gor-
batchev a dû [...] en saper les fonda-
tions, de manière à ce que le Mur
s’écroule au premier souffle de vent
politique. [...] Ainsi tout s’est passé
en accord avec son désir, mais sans
son ordre ou approbation officielle.»

Huile sur le feu
Mais Gorbatchev sait aussi qu’une
fois le Mur tombé, le risque de dé-
stabilisation en Europe centrale est
immense. Dès le 10 novembre, il
adresse à Helmut Kohl un message
pour l’exhorter à ne pas mettre de
l’huile sur le feu en niant l’existence
de deux Etats allemands. Les Sovié-
tiques, qui n’avaient pas fini de
payer la terrible rançon de la vic-
toire sur l’Allemagne nazie dans la
Seconde Guerre mondiale, ne pou-
vaient voir d’un bon œil l’ennemi
renforcé. Il en va de même pour les
autres Alliés – Américains, Français
et Britanniques. «Nous devions tenir
compte de la mémoire populaire de
la guerre, de ses horreurs et ses victi-
mes, écrit Gorbatchev dans Novaïa
Gazeta. C’était essentiel, disais-je au
chancelier de la RFA Helmut Kohl,
que les Allemands, en réglant la
question de leur réunification, n’ou-
blient pas leur responsabilité ni la
nécessité de respecter non seulement
les intérêts, mais aussi les senti-
ments des autres peuples».
A chaque grand jubilé, le dernier di-
rigeant de l’Union soviétique le ré-
pète, il est «contre tous les murs» et
fier d’avoir participé au démantèle-
ment du rideau de fer qui coupait
en deux l’Europe, «notre maison
commune».
«Notre objectif, c’était une Europe
nouvelle, sans lignes de démarca-
tion. Mais les générations qui nous
ont succédé n’ont pas pu réaliser cet
objectif, conclut-il non sans amer-
tume dans sa tribune consacrée au
trentenaire de la chute du mur de
Berlin. D’où les problèmes sensibles
et les conflits, dont notre continent
continue de souffrir encore.»•

(1) Gorbatchev, de Bernard Lecomte,
éd. Perrin, 2014.
(2) Perestroïka, éd. Flammarion.
(3) Ed. Flammarion.
(4) Le Naufrage du Titanic
soviétique : journal de bord
(non traduit), 2015.

choix» allaient ouvrir une boîte de
Pandore de revendications, allant
bien au-delà de simples «aménage-
ments démocratiques» et renforcer
les opposants du communisme, na-
tionalistes, démocrates, libéraux, et
autres dissidents. Les dirigeants
communistes du bloc de l’Est, eux,
«regrettent en privé, la “faiblesse” ou
le “capitulationnisme” du maître du
Kremlin» (Lecomte).
Quant aux deux Allemagnes, l’exis-
tence de deux Etats distincts, l’un à
l’Est, l’autre à l’Ouest, a toujours été,

pour Gorbatchev, une donnée histori-
que aussi peu négociable que le ma-
térialisme dialectique. En 1989, ses
relations avec Erich Honecker, se-
crétaire général du SED, qui refuse
d’engager des réformes politiques
et économiques, ne sont pas bon-
nes. Helmut Kohl, le chancelier de
la RFA, n’est pas encore devenu son
ami. Aussi Gorbatchev sera-t-il sur-
pris par l’enthousiasme bruyant
qu’il suscite lors de sa visite à
Bonn en juin 1989, acclamé par la
foule – «Gorbi! Gorbi !» – qui, prise
d’une véritable «gorbimania», es-
père que le père de la «nouvelle
pensée» soviétique pourra régler
enfin le problème national alle-
mand. Un accueil tout aussi bruyant
lui est réservé à Berlin-Est, les 6 et
7 octobre, quand il vient présider les
festivités du 40e anniversaire de la
RDA, où ses discours sur la peres-
troïka sont toujours censurés. Les
manifestants défilent en scandant
«Gorbi, Gorbi, hilf uns» («Gorbi,
Gorbi, aide-nous»). «Je ressentais
presque physiquement leur mécon-
tentement de la situation, debout
sur la tribune, devant laquelle défi-
laient les participants des festivités,
écrit Gorbatchev dans une tribune
publiée la semaine dernière par le
journal Novaïa Gazeta. Nous sa-
vions qu’ils avaient été minutieuse-
ment sélectionnés. Leur attitude
était d’autant plus révélatrice.»
«Tout le monde a bien compris que
les participants au défilé manifes-
taient de la sympathie pour notre
perestroïka», note-t-il encore dans
le Futur du monde global, son «tes-
tament politique» (3).
Un mois à peine avant la chute du
Mur, s’il n’envisage toujours pas
d’aborder frontalement le problème
de la réunification, il sait qu’elle est
inéluctable, et nécessaire. «Gorbat-
chev a hérité du mur de Berlin parmi
d’autres dettes de ses prédécesseurs
et a vite fait d’être convaincu que
cette “écharde” est un obstacle ma-
jeur à la propagation de sa pensée
nouvelle, écrit Andreï Gratchev, l’an-
cien porte-parole du dernier gen-
sek (4). [Tous] comprenaient qu’il fal-
lait se débarrasser du Mur, sans
perdre la face ni sacrifier (avant
l’heure) le régime est-allemand. Je
pense que le rêve secret de Gorbat-
chev était de se réveiller un matin et
de découvrir que le Mur avait sim-

Quelle histoire
Interview, portrait, récit, reportage... cette semaine, Libération
revisite les grandes étapes qui ont précédé la chute du «mur de
la honte», le 9 novem­bre 1989, et donne la parole à ceux qui ont
fait l’histoire ou qui en ont été témoins.

Jeudi, les réfugiés est-allemands à l’ambassade
de la RFA à Prague.

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