Le Monde - 26.11.2019

(Tuis.) #1

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FRANCE


MARDI 26 NOVEMBRE 2019

0123


Violences 

conjugales : 

les arbitrages 

du Grenelle

Matignon a présenté lundi une série de


mesures pour lutter contre les violences


faites aux femmes. Près de 140 femmes


ont été tuées par leur conjoint


ou ex­conjoint depuis janvier


E


ntrée de la notion d’emprise
dans le code pénal et civil,
aménagement du secret médi­
cal, prise en charge des auteurs
de violences conjugales, grille
d’évaluation des risques, réqui­
sition des armes à feu des hommes vio­
lents dès la première plainte... Près de trois
mois après son lancement, le premier mi­
nistre, Edouard Philippe, a présenté lundi
25 novembre à Matignon les arbitrages du
gouvernement à l’issue du Grenelle des
violences conjugales. Aux côtés de plu­
sieurs membres du gouvernement, il a in­
sisté sur « les dysfonctionnements dont
nous n’avons pas jusqu’à aujourd’hui voulu
prendre conscience ».
Les chiffres sont en effet sans appel ; se­
lon l’Observatoire national des violences
faites aux femmes, au moins 220 000 fem­
mes majeures sont victimes de violences
au sein du couple chaque année. L’an der­
nier, 121 femmes ont été tuées dans le ca­
dre conjugal, et 28 hommes, selon les don­
nées officielles. Un bilan macabre qui
s’élève, pour cette année, à 138 femmes
tuées, selon le collectif Féminicides par
compagnons ou ex, qui les recense sur sa
page Facebook.

L’aménagement du secret médical Le
29 octobre, les onze groupes de travail du
Grenelle, qui rassemblaient les acteurs con­
cernés par la lutte contre les violences faites
aux femmes, avaient présenté une soixan­
taine de recommandations. Edouard
Philippe en a retenu plusieurs, dont la levée
du secret médical.
Tous les professionnels de santé le cons­
tatent : les victimes ont la plus grande dif­
ficulté à révéler ce qu’elles subissent. Cela
se traduit sur le plan judiciaire : moins
d’une sur cinq porte plainte, selon l’Obser­
vatoire national des violences faites aux
femmes. Or l’emprise, qui constitue le so­
cle des violences psychologiques, est

« l’une des raisons majeures de cette non­ré­
vélation », souligne le groupe de travail sur
la justice mis en place dans le cadre du Gre­
nelle. Pour tenter de les sauver, la mesure
prévoit donc que le médecin ou tout autre
professionnel de santé puisse alerter le
procureur de la République, « sans l’accord
de la victime », lorsqu’il « estime qu’[elle] se
trouve sous l’emprise de l’auteur » des vio­
lences. Des discussions sont encore en
cours avec le Conseil national de l’ordre
des médecins pour savoir si la dénoncia­
tion des faits sera une obligation ou seule­
ment une possibilité – auquel cas les pro­
fessionnels de santé ne risqueraient pas de
poursuite disciplinaire.

Le « suicide forcé » reconnu Une autre
mesure phare prend en considération la
notion d’emprise : la création, dans le code
pénal, de l’incrimination de suicide forcé
comme circonstance aggravante au délit
de harcèlement moral au sein du couple.
Ainsi, « lorsque le harcèlement du conjoint
ou du partenaire a conduit la victime à se
suicider ou à tenter de se suicider », les pei­
nes seront de dix ans d’emprisonnement
et 150 000 euros d’amende.
Cette nouvelle infraction était une de­
mande forte du groupe de travail sur les
violences psychologiques, copiloté par
l’ancienne avocate spécialiste des violences
conjugales, Yael Mellul. Le groupe récla­
mait une peine plus lourde – vingt ans de
prison – mais cela en faisait alors une in­
fraction criminelle. Or, en cas de suicide,
l’intention homicidaire aurait été impossi­
ble à prouver, selon les services du minis­
tère de la justice. L’introduction du suicide
forcé dans le code pénal n’en représente
pas moins une « avancée spectaculaire », se
réjouit Yael Mellul, dont c’est le combat de­
puis quinze ans. « C’est fondamental pour
les victimes, car on reconnaît enfin que le
harcèlement moral est aussi meurtrier que
les violences physiques. » En 2018, 217 fem­

mes se seraient suicidées en raison de
violences conjugales, selon l’étude Psytel.

Une grille d’évaluation du danger Une
nouvelle grille destinée aux forces de
l’ordre a été annoncée. Elle leur permettra
de mieux évaluer les signaux d’alerte des
victimes de violences conjugales quand
elles viennent au commissariat ou en
gendarmerie. Demande forte des associa­
tions, cette grille d’évaluation comporte
23 questions que le gendarme ou le policier
devra poser à la victime de violences au
sein d’un couple, indépendamment d’un
dépôt de plainte. Certaines des réponses
devront, plus que d’autres, attirer l’atten­
tion des forces de sécurité.

Un meilleur accueil des victimes Quatre­
vingts postes d’intervenants sociaux sup­
plémentaires vont être créés dans les com­
missariats et les brigades, d’ici 2021, pour
améliorer l’accueil des femmes victimes,
soit une hausse de 30 % des effectifs. La
plateforme téléphonique 3919, Violences
femmes info, géré par la Fédération natio­
nale solidarité femmes, sera à l’avenir ac­
cessible 24 heures sur 24, sept jours sur
sept, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Elle
a enregistré depuis le début du Grenelle
une forte hausse d’appels, passés de
150 appels par jour à 600.

Médiations pénales et visites en déten­
tion encadrées Jugées « inopportunes », les
médiations pénales – une mesure alterna­
tive aux poursuites, qui permet de traiter

les faits à l’amiable – seront quant à elles
bannies, la victime « ne se trouvant pas en
situation d’égalité avec son compagnon »,
en position de domination. En 2015, on
comptait pourtant plus de 3 500 média­
tions pénales, 2 066 en 2017, et encore plus
de 1 700 en 2018. La médiation familiale
sera également mieux encadrée au civil.
Les permis de visite en détention, habituel­
lement destinés à maintenir le lien fami­
lial, seront eux aussi encadrés par décret,
début 2020. Là encore, l’objectif est de pren­
dre en compte « le lien d’emprise ou de dé­
pendance affective » de la victime à l’égard
de son partenaire lorsqu’il est condamné
pour violences conjugales, afin d’« éviter
tout risque de pression » et de « réduire les
risques de réitération des faits » à la sortie de
prison. « Cela ne fait pas si longtemps que
l’emprise est un mécanisme identifié, souli­
gne Isabelle Rome, haute fonctionnaire
chargée de l’égalité femmes­hommes à la
Chancellerie et pilote du groupe de travail
sur la justice. Par méconnaissance, magis­
trats et avocats ne comprenaient pas le com­
portement ambivalent des victimes, suscep­
tibles de déposer une plainte puis de la reti­
rer ». Reste, désormais, à former l’ensemble
des acteurs de la chaîne pénale.

L’autorité parentale suspendue en cas
d’homicide conjugal Plusieurs disposi­
tions concernent les enfants et l’exercice de
l’autorité parentale. Celle­ci sera suspendue
dès la phase d’enquête en cas d’homicide
conjugal. Le juge pénal pourra également
suspendre ou aménager l’autorité paren­
tale dans les affaires de violences conjuga­
les. Ces mesures, qui nécessitent une évolu­
tion législative, prendront la forme d’une
proposition de loi portée par deux députés
de la majorité, Bérangère Couillard et
Guillaume Gouffier­Cha, discutée à l’As­
semblée « dès janvier ».

Formation obligatoire pour les ensei­
gnants Tous les groupes de travail avaient
insisté sur l’importance de former davan­
tage l’ensemble des professionnels au con­
tact des victimes, un aspect jugé prioritaire.
La réponse du gouvernement sur ce point
s’adresse aux enseignants, qui recevront
désormais une formation obligatoire à
l’égalité entre les filles et les garçons, qui
était jusque­là optionnelle.

La prise en charge des auteurs de
violence Enfin, de façon plus inattendue, la
question controversée du suivi et de la
prise en charge des auteurs, qui là encore
avait surgi dans plusieurs groupes de tra­
vail, a été retenue, « parce que derrière ce su­
jet, se trouve celui de la prévention de la réci­
dive », a rappelé à juste titre Edouard Phi­

MESURE 


EMBLÉMATIQUE, 


LA NOTION D’EMPRISE 


PSYCHOLOGIQUE, 


ENCORE LARGEMENT 


MÉCONNUE, 


FERA SON ENTRÉE 


DANS LE CODE CIVIL 


ET PÉNAL


Lors de la
manifestation
parisienne,
le 23 novembre,
contre les
violences sexistes
et sexuelles.
LAURENCE GEAI
POUR « LE MONDE »

F É M I N I C I D E S


c’est une grille de 23 questions,
rassemblées en une page, qui devrait
désormais être utilisée dans tous les
commissariats de police et brigades
de gendarmerie de France. Un ques­
tionnaire « d’évaluation de la situa­
tion des victimes de violences au sein
du couple » que Christophe Castaner,
le ministre de l’intérieur, et Marlène
Schiappa, la secrétaire d’Etat chargée
de l’égalité entre les femmes et les
hommes, ont dévoilé vendredi 22 no­
vembre.
L’étude de nombreux dossiers de fé­
minicides ainsi que le rapport de l’ins­
pection générale de la justice ont
montré une grande hétérogénéité et
de graves dysfonctionnements dans
l’accueil et la prise en charge des victi­
mes de violences. L’utilisation d’une
grille de critères vise à mieux « mettre

en évidence les signaux d’alerte ». Com­
posé de trois parties, ce questionnaire
renseigne la situation de séparation
en cours dans le couple – l’intention
de rupture est le premier déclencheur
de féminicide. Il interroge ensuite l’ac­
cès aux armes, la consommation d’al­
cool ou de stupéfiants, les antécédents
judiciaires ou les menaces de suicide
de l’auteur – là aussi, l’instrumentali­
sation du suicide est un facteur de ris­
que omniprésent dans les meurtres
de femmes par leur compagnon.

Stratégie de contrôle
Enfin, le document tente d’évaluer la
stratégie de contrôle que l’auteur met
en place sur sa victime : vêtements,
maquillage, sorties, travail, ou encore
harcèlement ou surveillance – le ni­
veau de contrôle est un indicateur

plus performant que le nombre de
coups, par exemple. « C’est à 95 % notre
questionnaire », explique la directrice
du Centre d’information sur les droits
des femmes et des familles (CIDFF) de
Nîmes. Béatrice Bertrand a fait partie
du groupe de travail police et gendar­
merie du Grenelle, au sein duquel elle
a porté cet outil importé du Canada et
déjà testé dans son département. « On
a organisé une formation pour une
soixantaine de gendarmes du Gard et
six mois après, ils s’en servent souvent :
c’est un bon aide­mémoire, qui permet
d’être vigilant sur les alertes. » En re­
vanche, elle regrette que, dans la ver­
sion du ministère, il n’y ait aucune
échelle : « Le policier coche oui ou non,
mais il ne sait pas si c’est dangereux ou
pas, quelle est la possibilité concrète de
passage à l’acte. »

Celle qui a inventé le questionnaire
canadien s’appelle Christine Drouin.
Criminologue à l’université de Mon­
tréal, elle a vingt ans de recherche
sur les homicides conjugaux à son
actif. On lui a soumis celui à destina­
tion des forces de l’ordre françaises :
« Ce n’est pas un mauvais outil, dans
le sens où, en France, il n’y avait rien
avant, estime­t­elle. Mais ça n’est pas
un outil de prévention du meurtre,
plus de la violence. Chez nous, il y a
42 questions et des codes couleur :
jaune, orange ou rouge : en fonction
de ça, on évalue le risque que l’auteur
a de tuer. Et puis, au­delà des ques­
tionnaires en soi, il faut surtout for­
mer les policiers à les utiliser. » Au
Québec, les féminicides ont été divi­
sés par deux en dix ans.
lorraine de foucher

Une grille d’évaluation du danger pour améliorer la prise en charge

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