Le Monde - 26.11.2019

(Tuis.) #1

12 |france MARDI 26 NOVEMBRE 2019


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Etudiants, « la crainte de faire la dépense de trop »


Un appel à la mobilisation contre la précarité a été lancé pour mardi 26 novembre


C


e sont des petits men­
songes qui en disent
plus long que des colon­
nes d’indicateurs chif­
frés. « Quand ma maman me de­
mande ce que j’ai mangé, je lui in­
vente des repas, je lui dis que j’ai
mangé, ça et ça... », avoue un brin
gênée Hind, étudiante en sociolo­
gie. Depuis la rentrée, il arrive ré­
gulièrement à cette jeune femme
de 22 ans de « sauter au minimum
un repas par jour », ou même de
n’avaler « à peu près rien ». Depuis
la tentative de suicide d’Anas K.,
qui a dénoncé ses difficultés finan­
cières avant de s’immoler par le
feu, le 8 novembre à Lyon, le sujet
de la précarité étudiante est au
cœur de l’attention ; au cœur aussi
d’appels à la mobilisation lancés
pour mardi 26 novembre par l’en­
semble des syndicats étudiants.
Mais pour ceux qui la vivent, il
n’est jamais facile d’en parler.
« Je ne veux pas inquiéter mes pa­
rents, ils ne peuvent pas m’aider »,
reprend la Bordelaise, qui a dû re­
joindre Lyon en septembre, où elle
a obtenu une place en master. Sa
mère vient de retrouver un em­
ploi d’agent d’entretien en lycée,
son père est au chômage, son frère
et sa sœur font aussi des études.
Ses premiers mois à Lyon, Hind
les a passés entre la fac et sa cham­
bre de 9 mètres carrés. Avec ses
450 euros de bourse, son loyer à
270 euros en logement Crous, son
téléphone et ses transports à
payer, ses APL qui tardent à arriver,
elle « n’en voit pas le bout ».
Ketsia, en deuxième année de
psychologie à Reims (Marne), a en

commun avec elle le souci de « ne
pas vouloir inquiéter sa famille »,
installée en Guadeloupe, et de
vouloir « s’en sortir seule ». Ou pres­
que : avec son frère, étudiant en
musicologie, elle partage le loyer
d’un deux­pièces près du campus
de la Croix­Rouge qui absorbe la
quasi­totalité de leurs bourses. Elle
cherche un « petit boulot », mais
n’a pas encore trouvé. « Ça va, je
m’en sors », répète­t­elle avec pu­
deur. Elle a bien des oncles et tan­
tes dans la région, et sait qu’elle est
« toujours la bienvenue pour aller
manger chez eux », mais elle ne
veut pas « trop s’imposer ».

5,4 % en grande précarité
Pour « tenir la semaine », le panier
de courses que Ketsia vient rem­
plir chaque vendredi à l’Agoraé de
Reims – la plus grande des épice­
ries sociales tenues par l’organisa­
tion étudiante la FAGE – est indis­
pensable. Fruits et légumes frais,
viande, conserves, riz, produits
d’entretien... à 1,75 euro maximum
le panier, et un abonnement de

7 euros par mois (9 euros pour un
couple), Ketsia remplit frigo et
placards, comme les quelque
340 autres bénéficiaires de ce petit
supermarché achalandé par la
Banque alimentaire. « J’ai fait le
calcul, le même panier chez Aldi me
coûterait entre 30 et 40 euros »,
souffle la jeune femme.
Combien sont­ils en situation de
grande pauvreté? L’Observatoire
national de la vie étudiante (OVE),
dans son enquête de 2016, apporte
un indicateur couplant le ressenti
des étudiants et leurs ressources.
Plus d’un quart des 46 000 étu­
diants qui ont répondu à son en­
quête disent rencontrer d’impor­
tantes difficultés financières. En
prenant parmi eux les revenus les
plus faibles – le dernier « quartile »
disposant de moins de 417 euros
par mois – c’est une frange de 5,4 %
des étudiants qui apparaît en
grande précarité. Une proportion
en légère baisse depuis 2013
(–1,8 point). « Parmi les facteurs les
plus discriminants, il y a l’origine
sociale, explique Feres Belghith, di­
recteur de l’OVE. Et le fait de ne plus
vivre chez ses parents. » La tranche
d’âge des 22­25 ans est plus expo­
sée : à cet âge, « les étudiants ne bé­
néficient plus autant des protec­
tions familiales et pas encore de cel­
les du monde professionnel », ré­
sume le responsable.
Après le geste désespéré d’Anas
K., d’aucuns ont réagi en pointant
des difficultés financières « intrin­
sèques » à la condition étudiante et
quasi « constitutives » de ce mode
de vie. Il n’empêche : le coût de la
vie et celui du logement ont ag­

gravé la situation, pointent les or­
ganisations étudiantes, qui appel­
lent à une augmentation des
bourses d’au minimum 20 %. Le
gouvernement les a revalorisées
de 1,1 % à la rentrée. Un an aupara­
vant, il avait supprimé la cotisa­
tion annuelle de sécurité sociale
étudiante de 217 euros.
« Avec la démocratisation de
l’enseignement supérieur, il y a une
réalité nouvelle, dit Franck Lou­
reiro, du SGEN­CFDT. Depuis une
quinzaine d’années, des jeunes de
milieux moins favorisés sont arri­
vés à l’université. » Julie, 22 ans, en
service civique à l’épicerie sociale
de Reims, le dit également : « On a
conscience qu’on n’aurait sans
doute pas pu faire des études si on
était né il y a vingt ans. » La situa­
tion n’est pas facile pour autant : la
jeune femme a laissé tomber sa li­
cence de langues, et espère « rac­
crocher » avec un BTS en tourisme.
Entre­temps, les 580 euros par
mois du service civique lui per­
mettent de tenir, et de mettre des
sous de côté pour la suite.

« Je compte tout »
Pour les plus précaires, la vie étu­
diante n’a souvent rien de léger :
tout est dans le calcul, l’anticipa­
tion, l’organisation. « Je compte
tout, témoigne Laura, 24 ans, en
sixième année d’odontologie à
Reims. Les week­ends sont longs
quand on ne sort pas de son stu­
dio. » Dix­huit heures par semaine,
la jeune femme travaille à la clini­
que dentaire. Cela lui rapporte
200 euros par mois. Chaque euro
économisé lui sert à se payer un

billet de train pour rentrer à Beau­
vais retrouver sa mère et sa sœur.
« On a tout le temps la crainte de
faire la dépense de trop », raconte
aussi Adel, 22 ans, étudiant en li­
cence d’économie­gestion à Evry,
fatigué de « vivre régulièrement à
découvert ». Il se sait pourtant pri­
vilégié : lui vit encore chez ses pa­
rents – même s’il rêve d’indépen­
dance. Mais il doit « se gérer » avec
100 euros de bourse par mois « et
quelques extras », grâce aux cours
particuliers qu’il donne. « Faut cal­
culer combien on mange, gérer
toutes les sorties, les vêtements...
C’est compliqué de passer un jour
sans dépenser 10 euros, raconte­
t­il. Il y a des trucs que je laisse de
côté. Pour voir un ophtalmo, j’at­
tends vraiment d’avoir pas mal
de sous de côté. » Un tiers des étu­
diants – et pas seulement les plus
précaires – dit renoncer à se soi­
gner, selon l’enquête OVE, dont
45 % pour des raisons financières.
Ils sont aussi nombreux à faire
un trait sur les loisirs, les sorties.
« A la fac de Jussieu, où j’ai fait mes
premières années, c’était compli­
qué d’être avec des copains qui
avaient les moyens de manger une

pizza le midi, poursuit Adel. Ou qui,
les week­ends me proposaient d’al­
ler en soirée. » Ketsia, l’étudiante en
psychologie à Reims, raconte aussi
ce lien « pas simple » avec les jeu­
nes de son âge. « Des amis à Paris
me demandent souvent de monter
les voir le week­end. Mais y aller,
c’est me mettre à découvert, dit­
elle. J’ai le sentiment de sacrifier un
peu de ma jeunesse, même si c’est
pour que ça aille mieux après. »
« Il y a un préjudice particulier
pour les étudiants précaires,
analyse la psychiatre Dominique
Monchablon. Outre la pression à
réussir, ils ont le sentiment de pas­
ser à côté de la vie étudiante, avec
souvent la honte d’être en décalage
avec d’autres camarades. » « On
voit bien que la précarité affecte
l’ensemble de l’expérience étu­
diante, avance Elise Tenret, socio­
logue à Dauphine, la réussite, mais
aussi l’état de santé, le sommeil, le
stress, l’état psychique... »
Leurs difficultés sont souvent
déjà aiguës quand ils poussent la
porte de l’assistante sociale. « Ils
peuvent avoir du mal à se considé­
rer en précarité, et ne venir qu’en
tout dernier recours », témoigne
une assistante sociale au Crous de
Paris. Hind, à Lyon, vient tout juste
d’obtenir une aide d’urgence de
180 euros. Elle souffle, mais conti­
nue à ne pas voir d’issue. « Ce n’est
pas possible de dire que ma situa­
tion est normale, lâche la jeune
femme. Je veux juste ne pas avoir à
me demander si je vais pouvoir
manger aujourd’hui. »
mattea battaglia
et camille stromboni

« Pour voir
un ophtalmo,
j’attends d’avoir
pas mal de sous
de côté »
ADEL
étudiant

« La population la plus touchée


par la pauvreté, ce sont les jeunes »


Les étudiants sont 30 % à n’avoir aucune aide de leur famille, observe
Antoine Dulin, du conseil d’orientation des politiques de jeunesse

ENTRETIEN


A


ntoine Dulin est prési­
dent de la commission in­
sertion des jeunes au
conseil d’orientation des politi­
ques de jeunesse et membre du
Conseil économique, social et en­
vironnemental. Pour lui, il y a une
augmentation de la précarité étu­
diante, avec des situations « indi­
gnes de notre pays » qui risquent
de renforcer « la défiance de la jeu­
nesse envers notre pacte social ».

La précarité étudiante s’est­elle
aggravée ces dernières années?
Le terme de « précarité » est tou­
jours compliqué à définir, il porte
sur les conditions monétaires
mais aussi sur les conditions de
vie. On sait qu’aujourd’hui un
jeune sur cinq est en dessous du
seuil de pauvreté. 22 % des étu­
diants se disent confrontés à des
difficultés financières importan­
tes, 5 % sont en grande précarité,
d’après l’Observatoire national de
la vie étudiante. Chez les étudiants
comme chez les jeunes, il y a une
augmentation du nombre de per­
sonnes en situation de précarité.
Il y a vingt ans, 3,5 % des étudiants
demandaient une aide d’urgence,
ils sont 5 % aujourd’hui.

Les difficultés financières
des étudiants en précarité
sont­elles plus sévères?
Cela devient plus dur parce que
le coût de la vie a augmenté, par­
ticulièrement celui du logement,
qui représente 70 % du budget
d’un étudiant. Le système des
bourses sur critères sociaux n’a
pas été réévalué en suivant l’infla­
tion et il n’y a pas assez de loge­
ments étudiants. Des professeurs
voient des étudiants qui dorment

dans leur voiture, entendent que
certains ne mangent qu’une fois
par jour. Que ce soit la Croix­
Rouge, le Secours populaire... ces
associations tirent la sonnette
d’alarme, elles ont de plus en plus
de jeunes qui demandent de
l’aide alimentaire. Des organisa­
tions étudiantes, comme la FAGE,
développent des épiceries socia­
les sur les campus. Cela n’existait
pas il y a vingt ans.
La démocratisation de l’ensei­
gnement ces dernières décennies


  • et c’est une très bonne chose – a
    mené à l’université des jeunes de
    milieu populaire qui n’y venaient
    pas jusque­là. Ces jeunes sont
    moins aidés par leur famille : 30 %
    des étudiants n’ont aucune aide
    de leur famille, 35 % dans les mi­
    lieux populaires. Pour l’aide à son
    enfant, le différentiel entre un en­
    fant de cadre et d’ouvrier est de 1 à
    5 (460 euros contre 110 euros).


La pauvreté est­elle vécue
différemment quand on est
étudiant?
C’est compliqué d’assumer une
situation de pauvreté, mais quand
on est étudiant, on a en plus l’im­
pression de ne pas être comme les
autres. La très grande pauvreté ne
touche qu’une minorité. Dire que
les étudiants ont la belle vie, c’est
vrai pour ceux de milieux favori­
sés, qui bénéficient du soutien de
leur famille. Mais certaines fa­
milles n’y arrivent plus, qu’elles
soient en grande difficulté finan­
cière, ou dans la classe moyenne.
Des parents qui ont plusieurs en­
fants en études n’arrivent plus à
joindre les deux bouts. C’est inté­
gré par les étudiants, qui ne veu­
lent pas être « un poids » pour
leur famille, et ont une pression
d’autant plus forte à la réussite.

Pourquoi les bourses, ou les
petits jobs, ne permettent­ils
pas de pallier ces situations?
Un étudiant sur deux travaille,
une grande partie pour des rai­
sons financières. Cela a ses limi­
tes : au­delà de douze heures par
semaine, cela a un impact négatif
fort sur la réussite dans les étu­
des. Heureusement, nous avons
un système de protection sociale
pour les étudiants, avec les bour­
ses, contrairement aux jeunes
qui ne sont ni en emploi ni en
formation. Mais, dans ce sys­
tème, il est difficile de prendre en
compte le fait que les parents
n’aident pas ou plus en cours
de parcours, que ce soit dans les
situations de rupture familiale,
ou qu’ils aient un bon revenu
mais des charges telles qu’elles
les en empêchent.

La société considère­t­elle
qu’il est normal d’être précaire
quand on est un étudiant?
On ne peut pas penser, comme
on a pu parfois l’entendre, que
cette forme de bizutage, ce sys­
tème D, est acceptable. Le geste
de cet étudiant lyonnais qui s’est
immolé en dénonçant sa préca­
rité a provoqué une prise de
conscience. Cette précarité est in­
digne de notre pays, mais elle est
d’autant plus grave qu’elle a des
conséquences sur la confiance de
nos jeunes dans le système de
protection sociale et de solidarité
intergénérationnelle. En laissant
perdurer cette grande pauvreté,
on renforce la défiance envers no­
tre pacte social. Ce sont eux, les
jeunes, qui vont contribuer de­
main à ce système : si on veut
qu’ils y adhèrent, il faut qu’ils le
voient en action.
propos recueillis par c. st.

« Depuis plusieurs
années, des
jeunes de milieux
moins favorisés
sont arrivés
à l’université »
FRANCK LOUREIRO
secrétaire général adjoint
du SGEN-CFDT

Rendez-vous lundi 2 décembre


pour unnuméro spécial des Echos et sur lesechos.fr


150 personnalités prendront larelève


de la rédaction des Echos pour partager


leur visiond’une économie plusresponsable.


IL agit en faveur


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ACTE FORT


ALEXANDRE BOMPARD,


PRÉSIDENT DIRECTEUR GÉNÉRAL, CARREFOUR

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