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MARDI 26 NOVEMBRE 2019 économie & entreprise| 19
réglementation des deepfakes serait extrême
ment prématurée ». « Il ne me semble pas que
le phénomène soit généralisé – il est même dé
montré qu’il est aujourd’hui largement con
centré dans l’industrie du porno –, ni que la
technologie soit à ce point infaillible qu’elle
soit indétectable », expliquetil au Monde
La Californie a de son côté légiféré en octo
bre, interdisant les vidéos trafiquées de per
sonnalités politiques dans les soixante
jours précédant une élection. Mais légiférer
peut être une pente glissante, prévient
l’Electronic Frontier Foundation (EFF), une
grande ONG américaine de défense des li
bertés numériques. Son directeur, David
Greene, évoque un risque pour la liberté
d’expression, et souligne que les lois en
place, notamment sur le harcèlement ou la
diffamation, répondent déjà aux probléma
tiques liées aux deepfakes.
LA RESPONSABILITÉ DES PLATES-FORMES
Les regards se tournent aussi vers les gran
des platesformes où ces vidéos sont diffu
sées. Certaines, comme le site pornographi
que Pornhub, les ont interdites dans leur rè
glement – il en subsiste toutefois, comme
nous avons pu le constater. Du côté des
grands réseaux sociaux, on reste frileux : pas
de traitement particulier chez Facebook, et
Twitter a évoqué l’idée de signaler, sans les
interdire, les deepfakes aux internautes. Cer
taines grandes entreprises comme Google,
Facebook et Microsoft encouragent par
ailleurs la création de logiciels de détection à
travers des concours.
Mais les géants du Web ne se concentrent
peutêtre pas sur le vrai problème, laisse
entendre Alexandre Alaphilippe : « On se
focalise trop sur la création de la désinforma
tion, qui de toute façon va exploser. Mais il
faut aussi s’intéresser à la façon dont ce
contenu est distribué. Pourquoi, à partir
d’une vidéo de rats sur YouTube, tombez
vous en deux clics sur une vidéo sur l’immi
gration? On ne peut pas mettre toutes les res
sources sur la recherche pour repérer les
deepfakes, il faut aussi en faire sur les algo
rithmes de recommandation. »
Et que l’on soit capable, ou pas, de les
détecter et d’endiguer leur diffusion, le
mal est déjà fait. Fin 2018, des rumeurs sur
l’état de santé d’Ali Bongo circulaient au Ga
bon, le président gabonais n’ayant fait
aucune apparition publique depuis une
hospitalisation quelques semaines plus tôt.
Pour y couper court, le gouvernement a
mis en ligne une vidéo dans laquelle Ali
Bongo adressait ses vœux pour 2019 aux
citoyens du pays.
Elle eut l’effet inverse : des internautes, des
médias et des opposants politiques la trou
vèrent étrange et accusèrent les autorités
d’avoir diffusé un deepfake. Une semaine
plus tard, une tentative de coup d’Etat
ébranlait le pays.
L’histoire montre que l’existence même
de la technologie contribue à semer le
doute, et celuici peut être exploité pour
manipuler l’opinion. Comme l’expliquait
Claire Wardle, directrice exécutive de l’asso
ciation de lutte contre la désinformation
First Draft au New York Times : « Ce qui m’em
pêche de dormir n’est pas tant la technologie,
mais comment estce que, en tant que so
ciété, nous réagissons face à l’idée que nous
ne pouvons plus croire ce que nous voyons ou
ce que nous entendons. »
morgane tual avec martin untersinger
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« Deepfake » : le trucage à l’heure de l’intelligence artificielle
Comment ça marche?
D’autres exemples de trucage
Grâce aux deepfakes, des internautes ont pu modifier à leur guise
la distribution de nombreux films. Ainsi, dans une vidéo truquée publiée
en août, l’auteur, un certain Sham00K, a remplacé Tom Hanks, qui incarne
Forrest Gump dans le film homonyme, par John Travolta. Comment l’auteur
de la vidéo a-t-il procédé pour eectuer ce tour de passe-passe?
La vidéo de base
Grâce au deep learning, son ordinateur,
probablement très puissant, analyse
les images de John Travolta qu’on
lui a fournies et reconstitue les traits
de son visage, ses rictus,
ses expressions...
L’analyse
Le résultat de cette analyse est ensuite projeté
automatiquement dans l’extrait de Forrest Gump.
Dans cette vidéo, c’est le visage de Tom Hanks
qui sert de modèle. A chaque partie de son visage,
l’ordinateur fait correspondre celle du visage
de John Travolta.
Le personnage prononce donc les mêmes répliques
avec les mêmes expressions, mais c’est désormais
John Travolta qui l’incarne, et plus Tom Hanks.
Cette méthode est utilisée dans les deepfakes où une personnalité
tient des propos qu’elle n’a jamais prononcés. Si Sham00K l’avait utilisée,
il aurait pu faire prononcer à John Travolta d’autres répliques,
avec d’autres expressions (celles de l’acteur qui sert de modèle).
La projection
Les données
Le logiciel utilisé par Sham00K pour réaliser
son deepfake s’appuie sur le deep learning,
une technologie d’intelligence artificielle
consistant à fournir à un ordinateur une grande
quantité de données pour que celui-ci apprenne
de lui-même certains éléments.
Vidéo publiée sur Buzzfeed
et créée à partir d’une prise
de parole de Barack Obama.
L’acteur et réalisateur Jordan
Peele a servi de modèle
pour animer Obama.
Vidéo publiée par Bill Posters et Daniel
Howe, des artistes britanniques, créée
par l’agence israélienne Canny AI à partir
d’une vidéo de Mark Zuckerberg
évoquant l’ingérence russe dans la
campagne présidentielle américaine
de 2016 et d’un acteur pour animer
le visage de Mark Zuckerberg.
Infographie : Audrey Lagadec, Maxime Mainguet Sources : Le Monde, Buzzfeed, Solidarité Sida, Ctrl Shi Face, Sven Carleer
Vidéo publiée par Solidarité Sida,
créée par l’agence française La Chose
à partir d’un discours de Donald
Trump à la convention républicaine
de 2016 et avec l’aide d’un acteur
pour animer le visage de Trump.
La technologie
AVRIL 2018 JUIN 2019
Trump dit avoir vaincu le sida
Sham00K a d’abord choisi un extrait
du film où apparaît Tom Hanks.
Il a en parallèle réuni des milliers d’images
de John Travolta, généralement extraites
de vidéos.
Une autre méthode consiste à utiliser
le jeu d’un acteur lambda afin de projeter
sur ce modèle le visage de la personne
à intégrer dans la vidéo.
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OCTOBRE 2019
Obama insulte Trump
Zuckerberg évoque le pouvoir
du contrôle des données
L’EXISTENCE DE
LA TECHNOLOGIE
CONTRIBUE À
SEMER LE DOUTE,
ET CELUICI PEUT
ÊTRE EXPLOITÉ
POUR MANIPULER
L’OPINION
« ne croyez pas tout ce que vous
voyez sur Internet, OK? » Venant de
Ctrl Shift Face, la formule, plus qu’une
mise en garde, sonne comme un pied
de nez. Un sarcasme face à l’effroi pro
voqué par les « fake news », tandis que
lui trafique des vidéos pour le simple
plaisir de divertir les internautes. Et si
Jim Carrey jouait dans Shining? Et si
Elon Musk apparaissait dans 2001 , re
baptisé « L’Odyssée de SpaceX »? Et si
Donald Trump interprétait l’avocat
véreux de la série Better Call Saul?
Ces délires de fans, habituellement
cantonnés aux discussions de bars ou
de forums, sont devenus réalité ces
derniers mois grâce aux logiciels per
mettant de fabriquer des deepfakes
(ou hypertrucages). Et, dans ce petit
monde de bidouilleurs, Ctrl Shift Face
tient le haut du pavé. Les vidéos de ce
trentenaire slovaque, qui préfère
taire son nom, accumulent des cen
taines de milliers de vues, parfois plu
sieurs millions.
Mais rares sont les deepfakes aussi
bien réalisés. « C’est facile d’en fabri
quer de mauvais, mais très difficile
d’en faire un qui soit vraiment
réussi », expliquetil au Monde. Si cet
internaute, aujourd’hui basé en
République tchèque, réussit de telles
prouesses, ce n’est pas tout à fait un
hasard : il travaille depuis longtemps
comme freelance dans le secteur des
effets spéciaux. Son travail consiste
d’ailleurs à « scanner des personnes »
afin d’intégrer leurs « doubles numé
riques » dans des films ou des jeux vi
déo. Passionné de technologies,
attiré par les réseaux de neurones
artificiels – à la base des deepfakes –,
il s’est tout naturellement intéressé
à ce nouveau moyen de manipuler
des vidéos.
Pour la télé et le cinéma
Chaque vidéo lui demande environ
une semaine, estimetil. Et toutes ne
terminent pas en ligne, le résultat
n’étant pas toujours à la hauteur de
ses espérances. Certaines de ses vi
déos ont été un « cauchemar à réali
ser ». Comme cet extrait de Matrix où
Bruce Lee interprète le héros à la place
de Keanu Reeves. « C’est une scène
extrêmement dynamique, où le visage
est souvent obstrué et où les angles
sont difficiles. Il m’a fallu pointer le
visage de Neo image par image. Des
milliers d’images. »
Avec 276 000 abonnés sur YouTube,
et des vidéos atteignant parfois des
sommets à onze millions de vision
nages, Ctrl Shift Face dégage un peu
d’argent de cette activité. Il a même
réussi à convaincre 146 internautes de
lui faire des dons mensuels sur la
plateforme Patreon : 892 dollars (soit
807 euros) tombent ainsi dans son es
carcelle tous les mois.
Si cela ne lui suffit pas pour vivre,
les deepfakes prennent de plus en
plus de place dans sa vie profession
nelle. « J’en ai fait quelquesuns pour
la télé et le cinéma », annoncetil,
sans donner plus de précision, ac
cords de confidentialité obligent.
« Les deepfakes vont prendre beau
coup de place dans l’industrie du di
vertissement, préditil. Tu obtiens
dans certains cas de meilleurs résul
tats qu’avec les effets spéciaux classi
ques, et ça demande beaucoup moins
de temps et d’argent. Un bon exemple,
ce serait de mettre le visage d’un ac
teur sur son doubleur. »
Un usage bien éloigné de ceux qui
ont principalement fait parler des
deepfakes ces derniers mois : les vi
déos pornographiques et le spectre de
la désinformation.
« Le vrai problème, c’est Facebook »
« La presse adore écrire des articles qui
attisent les peurs pour vendre ou géné
rer du clic, déploretil. Et attiser les
peurs est plus dangereux que les deep
fakes en euxmêmes. » S’il ne nie pas
les usages malveillants qui peuvent
être en être faits, il tient à les mettre
en perspective : « Ce sont les fausses
informations en général, diffusées sur
les réseaux sociaux, qui représentent le
vrai problème. Les deepfakes sont
juste un sousproblème, qui dépend de
cette question bien plus large. Le vrai
problème, c’est Facebook. »
Si le monde du divertissement l’a
contacté pour lui demander de réali
ser des deepfakes, il assure, en revan
che, ne l’avoir jamais été par des per
sonnes ayant de moins bonnes in
tentions. « Et, si jamais ça devait arri
ver, je les bloquerais. »
m. t.
Ctrl Shift Face, le Slovaque anonyme star des « deepfakes »