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styles
MARDI 26 NOVEMBRE 2019
0123
le pari
du parisien
Après le mythe de la Parisienne,
les marques de prêtàporter
capitalisent sur sa version
masculine. Un caban, un jean
brut, des baskets, une gamme
de couleurs peu aventureuse
(noir, bleu, un peu de rouge...) :
une recette fructueuse mais
déjà trop rodée?
MODE
E
n cette fin d’automne, il
porte un caban sombre
ou un manteau en laine
sagement boutonné, ja
mais trop près du corps, sous le
quel apparaît un pull en cache
mire au col roulé un peu lâche.
Plus bas : jean brut et baskets
autant que possible. Cette créa
ture à la silhouette élégante re
présente pour les étrangers l’ar
chétype du Parisien, que l’on voit
filer de SaintGermaindesPrés
au canal SaintMartin. Il s’habille
chez A.P.C., Sandro, Officine Géné
rale, Balibaris ou AMI. A moins
que ce ne soit chez Editions M.R,
Isabel Marant ou Octobre Edi
tions, la déclinaison pour hom
mes de Sézane?
« Des marques installées à Paris,
pour hommes boboschics trente
naires, à une gamme de prix inter
médiaires, il en pousse désormais
comme des champignons », cons
tate Ilan Chetrite, le directeur artis
tique de Sandro Homme, gamme
qu’il a lancée en 2008. Il n’y a qu’à
se promener dans le Marais, entre
le boulevard Beaumarchais et ce
lui des FillesduCalvaire, pour le
constater : la plupart de ces griffes
tiennent boutique dans un
périmètre de quelques centaines
de mètres, avec une fourchette de
tarifs similaires, du teeshirt à
50 euros ou 80 euros au manteau à
900 euros en moyenne...
Depuis dix ans, l’offre s’élargit
sans cesse pour proposer à ces
messieurs un vestiaire efficace,
bien coupé, grâce à des entrepri
ses qui assument de produire une
mode portable. « Des habits dont
les hommes s’emparent. Du com
mercial, au sens noble du terme »,
disentils souvent. Et qui puisse
convenir à ce Parisien actif, aisé et
soucieux de ne pas être vêtu
comme son père tout en évitant
la carte postale. Dans la réalité, il
peut habiter partout ailleurs en
France ou dans le monde, mais les
images promotionnelles sur les
réseaux sociaux le mettent en
scène dans la Ville Lumière – café
en terrasse, courses au marché de
la rue voisine, selfie à Montmar
tre –, ce biotope idéal pour embal
lage marketing.
Une croissance à deux chiffres
Sa garderobe, constate Paul
Szczerba, le fondateur de Balibaris,
se compose souvent des mêmes
pièces, dont la plupart pendent
sur les cintres de son showroom
de la rue de Sèvres : « Un trench, un
caban, un dufflecoat, un jean, des
pantalons chino, des chemises en
oxford lavé ou en flanelle... Nos
clients recherchent une alliance en
tre coupe contemporaine et belle
matière. » Du sobre et facile qui
peut parler à une cible large. « Cela
va du jeune diplômé dont les potes
ont organisé une cagnotte pour lui
offrir un cadeau d’anniversaire à
des professionnels qui peuvent se
permettre de travailler sans costu
mecravate. »
« La touche parisienne tient sur
tout à une façon de mixer les piè
ces, une aisance innée à mélanger,
ce fameux jenesaisquoi que les
Américains nous envient », estime
Ilan Chetrite. « Nonchalance, flui
dité, léger débraillé », énumère
Paul Szczerba. Bref, résume Louis
Wong, resté quatorze ans chez
A.P.C. et à la tête depuis avril de la
création d’Editions M.R, « une so
phistication qui ne doit surtout
pas avoir l’air réfléchie ».
En général, la fabrication est
européenne, les teintes sont
unies, les proportions raisonna
bles, fluides et flatteuses, la
gamme de couleurs peu aventu
reuse (noir, sable, bleu marine ou
bleu ciel, blanc, marron, quelques
touches de rouge, de plus en plus
de vert sapin). Du « surtout pas
compliqué », dixit Ines de la Fres
sange, qui capitalise depuis long
temps sur le mythe de la Pari
sienne. Des formes basiques qui
répondent à merveille à la pru
dence des clients. « Les hommes
font en moyenne cinq achats texti
les par an, contrairement aux
femmes, qui en font dix, rappelle
Carine Dubois, responsable du
pôle mode du cabinet d’études et
de conseil Kantar. Ils sont donc
dans une logique d’investisse
ment, réfléchi, durable, où le coup
de cœur a peu de place. »
Jusqu’au milieu des années
2000, les hommes avaient deux
options pour s’habiller. « Quand
je suis entré chez A.P.C., en 2004, les
clients avaient le choix entre mai
sons de luxe et marques d’entrée
de gamme. Entre les deux, il y avait
un segment esthétique et com
mercial que personne n’avait véri
tablement investi », se souvient
Louis Wong. Alors que les fem
mes succombent à l’époque à une
offre intermédiaire, symbolisée
notamment par le succès de
Comptoir des cotonniers, jeunes
créateurs de mode et diplômés
d’école de commerce ont la
même intuition : voilà un marché
comparable à prendre côté mas
culin! Dix ans plus tard, tandis
que le marché de masse souffre
(les leaders, Celio et Jules, subis
sent ces derniers temps la concur
rence des prix bas de l’irlandais
Primark) et que le luxe reprend
des couleurs (notamment du côté
du groupe LVMH, qui a renouvelé
ses écuries de créateurs en 2018
sur le secteur masculin), les grif
fes intermédiaires parisiennes ré
coltent les fruits de leur position
nement. AMI, Sandro comme
Balibaris jubilent ainsi de leur
croissance à deux chiffres...
Fiona Firth, directrice des
achats de l’eshop masculin
Mr Porter, constate que « l’esthéti
que parisienne nonchalante de ces
griffes parle à de nombreux hom
mes. Leurs habits sont classiques
mais pas intimidants, accessibles,
et à des tarifs justes ». A l’étranger,
le tampon « parisien » joue à
plein, comme un gage d’excel
lence. « Voyez le nombre de mar
ques à Pékin ou Tokyo qui mettent
“Paris” dans leur nom pour gagner
en prestige sans y être basées. Pa
ris est reconnu dans le monde
entier pour sa créativité textile. Et,
lorsqu’on a une histoire à raconter
et que l’on y est installé, on est légi
time et habilité à séduire pardelà
les frontières », se félicite Nicolas
SantiWeil, le PDG d’AMI, qui a or
ganisé mioctobre un défilé à
Shanghaï pour parader devant les
acheteurs chinois.
Se différencier, légèrement
« Je peux souvent pressentir que
telle ou telle pièce va fonctionner »,
convient Paul Szczerba, dont les
parkas marine et les cabans à col
amovible en mouton retourné
cartonnent. « Avec un ami styliste,
nous nous faisions l’autre jour la
remarque que, au fond, nos pièces
favorites sont celles qu’on appelle
entre nous les “annulées”, recon
naît Louis Wong. C’estàdire celles
aux proportions plus étranges,
aux couleurs moins évidentes,
mais qui resteront à l’état de
prototypes non fabriqués. On se
concentre plutôt sur le fait de don
ner aux boutiques des choses plus
faciles à adopter. »
La multiplication des marques
sur ce segment donne de plus en
plus l’impression d’une recette
parisienne bien rodée, devenue
quelque peu lassante. « Il faut
veiller à ne pas tomber dans la ca
ricature. Tout le monde com
mence à se ressembler, à devenir
interchangeable », grimace Ilan
Chetrite, qui essaie d’aller vers
des créations « moins littérales et
moins timides » qu’à ses débuts,
d’où la suggestion d’un total look
rose poudré pour l’été prochain.
Chacun cherche à se différencier,
même légèrement : esprit plus
bohème pour Barnabé Hardy, qui
dessine la ligne masculine très
réussie d’Isabel Marant, ou auda
ces sportswear pour Louis Wong,
qui a imaginé sa première collec
tion pour Editions M.R en s’inspi
rant « des campus rétro et aristo
de la Ivy League, entre Cercle des
poètes disparus et The Social
Network », loin de la place des Vic
toires, où il travaille.
S’« il reste de la place sur ce
segment parisien », juge Nicolas
SantiWeil, la compétition qui
s’accélère agace ses acteurs. Une
chemise un peu trop semblable,
une campagne publicitaire qui
emprunte une mise en scène
équivalente, et chacun remâche
dans son coin ses reproches de
copiage... Au point qu’il est diffi
cile de savoir qui pique quelle
idée à qui, qui alimente cette uni
formité d’univers. Sur ce marché,
être « trop mode », c’est prendre
le risque de déstabiliser. Mais se
cantonner à du très vendable,
c’est l’assurance que les compéti
teurs vous voient comme « un
simple commercial ». Et, cette
fois, « commercial » n’est pas un
compliment.
valentin pérez
« LA TOUCHE PARISIENNE
TIENT SURTOUT
À UNE FAÇON DE MIXER
LES PIÈCES, UNE AISANCE
INNÉE À MÉLANGER,
CE FAMEUX
JENESAISQUOI
QUE LES AMÉRICAINS
NOUS ENVIENT »
ILAN CHETRITE
directeur artistique
de Sandro Homme
La femme a précédé l’homme
Bien avant l’archétype du Parisien, le mythe de la Parisienne a
cannibalisé la mode. Les mannequins Caroline de Maigret et Inès
de la Fressange ont su en tirer, ces dernières années, des succès
de librairie : cette dernière a ainsi écoulé plus d’un million d’exem-
plaires dans le monde de La Parisienne (Flammarion, 2009), réé-
dité depuis septembre en version mise à jour. Mais ce modèle « à
l’élégance naturelle » et aux références sixties-seventies se voit de
plus en plus distancé et interrogé sur les réseaux sociaux ou, cet
automne, par la journaliste Alice Pfeiffer, qui fait le procès de ce
stéréotype dans Je ne suis pas parisienne, paru chez Stock
(230 pages, 18 euros). A l’heure où les industries du textile et du
luxe n’ont que le mot « inclusivité » à la bouche, la figure de la Pari-
sienne – forcément mince, blanche et riche – voit son imaginaire
compassé remis en question. Pourtant, des créatrices jouent
toujours sur ce filon, telle Jeanne Damas et sa marque Rouje,
qui vient d’ouvrir à Paris une boutique avec photo de la tour Eiffel
au mur et restaurant « tradi » mitoyen. Surtout, à en juger par les
chiffres de vente d’ouvrages, l’archétype demeure tenace.
MARION LAURENT