Le Monde - 26.11.2019

(Tuis.) #1

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IDÉES


MARDI 26 NOVEMBRE 2019

0123


Belinda Cannone


Il faut résister aux


nouveaux censeurs


Pour la romancière, la disqualification, implicite
ou explicite, du système judiciaire conduit
à la tentation de bricoler la justice soi­même

C’


est drôle comme une société peut
soudain ne plus désirer la liberté. Je
me souviens de cette conversation,
fin 2017, avec un membre de
l’Observatoire de la liberté de création, qui
faisait cet alarmant constat : une bonne
part des demandes de censure auxquelles
cet organisme doit répondre provient, non
plus des traditionnels réactionnaires de
tout bord, mais de militants féministes et
antiracistes. Dans un malaise grandissant,
nous fûmes quelques­uns à évoquer de plus
en plus souvent, entre nous qui ne sommes
pas moins féministes et antiracistes, cette
étrange dérive : les héritiers des chantres de
la liberté sont en train de devenir les pires
ennemis de la liberté.
Deux ans plus tard, échappant à présent à
tout cadre légal ou judiciaire, la volonté de
censure s’est amplifiée et elle se manifeste à

la fois sur les réseaux sociaux et au travers
d’actions directes. Je ne mentionnerai que
quatre cas récents et spectaculaires de blo­
cage : celui de la pièce Les Suppliantes, à la
Sorbonne, celui de diverses projections de
J’accuse, le film de Roman Polanski, ceux
des conférences de la philosophe Sylviane
Agacinski à l’université de Bordeaux et de
François Hollande à l’université de Lille.
C’est à chaque fois la culture, le savoir et le
débat qui furent attaqués, et à chaque fois la
vertu qui cautionna les atteintes à la liberté.
Certes, cette vertu a changé d’aspect depuis
le XIXe siècle : les vociférations du procu­
reur Pinard contre les œuvres de Baudelaire
et de Flaubert ont laissé place à celles des
néoantiracistes, des néoféministes et des
défenseurs des LGBT. Mais ne nous y trom­
pons pas : il s’agit encore et toujours d’em­
pêcher par la force l’existence d’œuvres ou
de réflexions qui ne répondent pas à une
certaine idée de la morale et du Bien.
On sait que les réseaux sociaux peuvent
faciliter le témoignage et accélérer la prise
de conscience. Ainsi, l’événement #metoo a
marqué une avancée pour la cause des fem­
mes. Aujourd’hui est en train de se modifier
un ensemble de « réflexes » qui présidaient
aux relations entre les sexes. Les hommes
découvrent la violence de certaines de leurs
conduites. Mais on ne peut ignorer la limite
de cette parole sans médiation : l’accusation
peut être fausse et diffamatoire, et la per­
sonne calomniée n’en ressort jamais tout à
fait indemne. On ne saurait donc admettre
qu’Internet, où éclosent des procureurs de
tout poil, tienne lieu de tribunal.
Je regrette qu’on veuille faire jouer ce rôle
aussi à la presse. Il entre dans ses fonctions
d’enquêter et de révéler les désordres qui

traversent la société, assumant ainsi son
rôle démocratique de contre­pouvoir. Mais
elle ne doit pas se substituer à l’action de la
justice. Les propos d’Adèle Haenel – impor­
tants, car le cinéma français n’avait pas en­
core pris la mesure de ses mauvaises prati­
ques – ont été accompagnés de son refus
d’en appeler à la justice. C’est dommage. Si
la justice fonctionne mal, on ne la con­
tourne pas, on la réforme. Aussi sérieuses
qu’aient été les investigations de Médiapart,
elles n’équivalent pas à un procès. Et l’on
vient de voir, à travers les déclarations de
différentes sociétés de réalisateurs, com­
ment la disqualification, implicite ou expli­
cite, du système judiciaire, conduit à la ten­
tation de bricoler la justice soi­même.

On a essentialisé la position de victime
Comment expliquer ces multiples dérives
et cette autopromotion de citoyens en justi­
ciers? D’abord, parce que ceux qui
aujourd’hui musellent la parole et brûlent
des livres ignorent sans doute l’histoire et
les méthodes des totalitarismes du XXe siè­
cle. Ensuite parce que, comme on sait, la
France se signale dans le monde par le plus
fort taux de défiance généralisée envers ses
institutions, juste avant les pays pauvres et
les zones de conflit. Dans les opinions qui se
répandent à grande vitesse dans la société
civile, ce manque de confiance trouve sa
traduction dans des « analyses » qui l’accen­
tuent : on dénonce, à l’aide de notions aussi
floues qu’inconsistantes, le « patriarcat » et
le « racisme systémique » (entendez que le
racisme serait organisé et promu au niveau
de l’Etat). Par exemple, les magistrats fran­
çais ont beau être pour moitié des magistra­
tes, on dénonce leurs attitudes patriarca­

les... A quand les camps de rééducation
pour combattre les inconscients retors?
Sans confiance, pas de pacte social. Or, il
faut se demander si nous vivons dans un
pays totalitaire, où il serait tellement im­
possible de faire confiance à l’Etat et à ses
institutions qu’on doive y intervenir par la
force, ou si nous vivons dans un pays démo­
cratique dont les citoyens peuvent (et
même doivent), par le débat et la négocia­
tion, améliorer le fonctionnement des insti­
tutions. Les nouvelles ligues de vertu ont
répondu : elles prétendent corriger par la
force une société patriarcale et raciste.
Cette volonté de punir et d’empêcher tient
probablement au fait qu’on a essentialisé la
position de victime. Dans cette nouvelle
vision d’un monde polarisé entre domi­
nants et dominés, oppresseurs et victimes,
monde non complexe qui ressemble à s’y
méprendre aux fictions grand public amé­
ricaines, il n’y a d’autre choix que de mener
par tous les moyens le grand combat du
Bien contre le Mal.
Il faut résister aux nouveaux censeurs.
Nous, défenseurs de l’Etat de droit, devons
réaffirmer nos convictions démocratiques
et, dans cette période troublée, maintenir
notre exigence d’émancipation et notre
désir de création. Car nous persistons à
chérir la liberté.

Belinda Cannone est romancière et
maîtresse de conférences à l’université
de Caen. Elle a publié « La Forme
du monde » (Arthaud, 160 p., 13 euros)

Alexis Lévrier L’expression


« tribunal médiatique » est un piège


Pour l’historien, ce slogan crée un amalgame
entre journalisme d’investigation et
d’opinion, dans lequel il voit « la volonté
de délégitimer le travail de la presse »

H


ervé Temime, avocat de
Roman Polanski, possède
un point commun avec
Tariq Ramadan, Stanislas
Guérini, Sibeth Ndiaye,
Nicolas Dupont­Aignan ou
Jordan Bardella : au cours des derniers
mois, tous ont dénoncé l’existence
d’un « tribunal médiatique ». Cette
accusation fonctionne depuis quel­
ques années comme un slogan, qu’il
est de bon ton d’utiliser dès lors
qu’une personnalité est mise en
cause dans un article de presse.
Par son titre même, le dernier film
de Roman Polanski est pourtant venu
rappeler à quel point le journalisme
peut aider au rétablissement de véri­
tés que les autres pouvoirs avaient
décidé d’ignorer. Six ans avant le
« J’accuse » de Zola, le scandale de
Panama avait déjà été révélé dans la
presse. Mais c’est évidemment l’arti­
cle paru dans L’Aurore le 13 jan­
vier 1898 qui a consacré la puissance
du journalisme et démontré sa capa­
cité à combattre l’injustice.


Fondement démocratique
Jamais la presse française n’a
retrouvé, depuis, ni la diffusion ni
l’influence qui étaient les siennes à la
Belle Epoque. Mais l’affaire Benalla a
encore prouvé, au cours de l’été 2018,
la capacité d’un journal comme
Le Monde à dévoiler un scandale que
le pouvoir politique avait délibéré­
ment choisi d’occulter.
Parler de « tribunal médiatique » est
sans fondement lorsqu’un titre de
presse révèle des informations d’inté­
rêt public au terme d’une investigation
rigoureuse. Cela ne signifie pas pour
autant qu’un journaliste puisse s’af­
franchir des normes qui encadrent la


liberté d’expression depuis la loi de
1881 : la légitimité de son travail lui est
apportée par la volonté de prendre en
compte tous les points de vue et par
un effort pour tendre, autant que pos­
sible, vers l’impartialité. Cela ne signi­
fie pas non plus que le pouvoir média­
tique ait le droit de se substituer au
pouvoir judiciaire, puisque seule la jus­
tice est réellement à même de prendre
en compte les droits de la défense.
Le temps judiciaire est nécessaire­
ment plus long que le temps médiati­
que, et un tel processus peut frustrer,
effrayer, décourager même les victi­
mes. Mais ce respect du contradic­
toire et de la présomption d’inno­
cence constitue l’un des fondements
de toute société démocratique.
Il arrive à la presse d’outrepasser les
limites de son pouvoir, et elle s’ex­
pose en ce cas à des critiques légiti­
mes de la part de ses détracteurs. Au
milieu des années 1980, l’affaire
Grégory a offert un condensé de tou­
tes les tentations auxquelles les jour­
nalistes succombent parfois, quand
ils sont mus par l’obsession du
scoop et par le désir de livrer un ac­
cusé en pâture à l’opinion publique.
Pour imposer l’idée d’une culpabilité
de Christine Villemin, Jean­Michel
Bezzina et son épouse ont même été,
sous divers pseudonymes, jusqu’à
écrire des articles à charge pour neuf
médias nationaux différents. Lors­

qu’ils cèdent à une telle frénésie, les
journalistes peuvent nuire au dérou­
lement d’une enquête judiciaire et
contribuer à la fabrication de boucs
émissaires.
Mais s’il arrive à la presse de se trom­
per, rien ne justifie l’emploi récurrent
qui est fait aujourd’hui de l’expression
« tribunal médiatique ». Ces deux mots
sont un piège, car ils figent dans un
ensemble uniforme des réalités très
disparates. Ils mettent en effet sur le
même plan le journalisme d’opinion
des éditorialistes et le journalisme des
faits pratiqué dans le cadre d’investi­
gations méthodiques.

Surtout, l’adjectif « médiatique »,
utilisé sans autre précision, sous­en­
tend que les journalistes profession­
nels et les utilisateurs des réseaux so­
ciaux pratiquent la même activité, et
doivent donc être soumis aux mêmes
critiques. Or, contrairement aux prin­
cipes les plus élémentaires de la déon­
tologie journalistique, Twitter per­
met, sous couvert d’anonymat, de dé­
verser une parole qui ne s’embarrasse
d’aucune preuve, d’aucune retenue,
d’aucune vérification.

D’un tribunal l’autre
Les réseaux sociaux ont bien sûr leurs
vertus, et ils ont notamment permis,
dans le cas du mouvement #metoo,
une libération de la parole salutaire
des victimes de viols ou d’agressions
sexuelles. Mais un Tweet obéit sou­
vent avant tout à une logique de l’émo­
tion et de la vengeance. Pour respecta­
bles qu’ils soient, ces témoignages
n’auront donc jamais la même valeur
que les investigations au long cours
consacrées à Harvey Weinstein par
Jodi Kantor et Megan Twohey dans le
New York Times, ou par Ronan Farrow
dans le New Yorker. De la même ma­
nière, la force de l’enquête que Marine
Turchi a publiée sur Adèle Haenel dans
Mediapart tient à son effort pour re­
couper les faits et à sa volonté de mul­
tiplier les témoignages à visage décou­
vert. Il n’y a évidemment rien de com­
mun entre des travaux journalistiques
aussi irréprochables et la mécanique
de la délation propre à Twitter, cette
mise au pilori en 280 caractères.
Il ne faut donc pas être dupe de l’uti­
lisation de cette expression, ni de ce
qu’elle recouvre. Invoquer la toute­
puissance d’un prétendu « tribunal
médiatique » n’a souvent d’autre but

que de délégitimer le travail de la
presse, et d’éviter de répondre au
message en accusant le messager lui­
même. François Fillon a, par exemple,
eu recours à cette formulation à de
nombreuses reprises, durant la cam­
pagne présidentielle de 2017, pour dé­
précier les révélations du Canard en­
chaîné sur les affaires visant son cou­
ple et sa famille.
Dans certains cas, l’utilisation de ces
deux mots constitue même un appel
plus ou moins explicite, en miroir, à la
création d’un autre tribunal, chargé de
sanctionner les erreurs du pouvoir
journalistique lui­même. L’exemple de
Jean­Luc Mélenchon est très révélateur
à cet égard : le chef de file de La France
insoumise n’a de cesse de dénoncer
« le système », « l’Eglise » ou « le tribu­
nal » que formeraient les médias. Mais,
dans une note de blog publiée le 4 dé­
cembre 2017, il a aussi formulé son
souhait de créer un « tribunal profes­
sionnel » dont la mission serait de
sanctionner les mensonges journalis­
tiques. D’un tribunal l’autre, en
somme : comme suffirait à le prouver
ce billet de blog, la dénonciation du
« tribunal médiatique » n’est presque
toujours qu’un subterfuge, une inver­
sion de culpabilité, et finalement une
manière de prolonger l’éternel procès
en illégitimité du journalisme.

Alexis Lévrier est historien.
Maître de conférences à l’université
de Reims et chercheur associé au
Gripic (Celsa Sorbonne Université),
il est spécialiste de l’histoire
du journalisme

MÉDIAS ET JUSTICE EN ACCUSATION


Si l’expression « tribunal médiatique » fait florès, des intellectuels


et des magistrats contestent son fondement, qui fait fi


des missions de deux institutions essentielles à la démocratie


L’ADJECTIF


« MÉDIATIQUE »


SOUS-ENTEND QUE


LES JOURNALISTES


PROFESSIONNELS ET


LES UTILISATEURS DES


RÉSEAUX SOCIAUX


PRATIQUENT


LA MÊME ACTIVITÉ


SI LA JUSTICE


FONCTIONNE MAL,


ON NE LA


CONTOURNE PAS,


ON LA RÉFORME

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