0123
MARDI 26 NOVEMBRE 2019 idées| 27
Les enceintes judiciaires doivent rester les lieux de la justice
Un collectif de magistrats, parmi lesquels François
Molins ou Gwenola Joly-Coz, rappelle qu’en matière
de violences faites aux femmes il existe une
magistrature en action, afin d’incarner une justice
qui progresse et s’adapte pour mériter la confiance
E
n matière de violences
faites aux femmes, la
justice inspiretelle con
fiance? Cette question
ne peut qu’interpeller les ma
gistrats qui œuvrent au quoti
dien dans les tribunaux. Nous
voulons dire aux femmes victi
mes, et surtout à celles qui ne
peuvent pas se saisir de l’espace
médiatique pour accuser, qu’el
les doivent se tourner vers la
justice, qui est et doit être au
service de toutes et tous.
L’institution judiciaire est en
effet consciente de la gravité et
de l’ampleur du phénomène.
Les procureurs et les juges trai
tent chaque jour, audience
après audience, les affaires
d’agressions sexuelles et de
viols, de violences conjugales et
de féminicides, de harcèlement
et de dénigrements sexistes. De
vant eux se déroule le conti
nuum des violences faites aux
femmes, qu’ils s’efforcent de ju
ger avec humanité et humilité.
Bouches de la loi, gardiens
constitutionnels des libertés
individuelles, adossés aux rè
gles de procédure pénale
comme civile, les magistrats
sont tenus de respecter tant la
présomption d’innocence que
le principe du contradictoire.
Les enceintes judiciaires, sanc
tuarisées par des siècles de ci
vilisation et des décennies de
démocratie, doivent rester les
lieux de la justice, des plaintes
légitimement entendues et
des sanctions légalement pro
noncées.
Dans tous ses périmètres de
compétence et domaines d’ac
tion, la magistrature agit, ana
lyse, évalue, propose, forme.
Dans les tribunaux, en lien
étroit avec les avocats et les as
sociations d’aide aux victimes,
des politiques de juridiction
sont mises en œuvre par les
présidents et les procureurs,
concernant toutes les formes
de violences faites aux fem
mes. L’engagement et le vo
lontarisme des juges aux affai
res familiales, des juges des
enfants, des juges correction
nels, des substituts du procu
reur permettent la mise en
place de protocoles pour les
ordonnances de protection,
d’audiences correctionnelles
spécialisées, de magistrats ré
férents pour l’attribution des
TGD (téléphones grave danger)
[dispositif qui peut être attri
bué à certaines victimes de vio
lences conjugales qui risquent
un viol, une agression ou un
meurtre], de bureaux d’aide
aux victimes proposant un
suivi personnalisé, etc.
La conférence des procureurs
de la République a rappelé le
19 novembre, la détermination
des responsables de l’action pu
blique à assurer l’efficacité de la
chaîne pénale aux fins d’identi
fication et de poursuite des
auteurs de crimes et délits in
trafamiliaux.
A la Cour de cassation, le
15 novembre, un colloque inti
tulé « La lutte contre les violen
ces au sein du couple : les défis
de la justice » a réuni de nom
breux magistrats engagés à in
terroger leurs pratiques profes
sionnelles. Cela a été l’occasion
de rappeler que, historique
ment au fil des années, les
outils ou les innovations propo
sées ont eu pour origine des
magistrats de terrain, le TGD ou
le bracelet antirapprochement
par exemple.
Magistrature en action
L’inspection générale de la jus
tice a étudié 88 dossiers jugés
de féminicides pour en tirer les
enseignements et, sous forme
de retours d’expériences, corri
ger ce qui nuit à la réactivité de
l’institution face aux plaintes
déposées ou aux situations de
danger qui lui sont signalées.
A l’Ecole nationale de la
magistrature, des supports in
novants ont été conçus à desti
nation des magistrats, qui sont
désormais obligatoirement for
més à la spécificité de ce conten
tieux à l’occasion de leur chan
gement de fonction. Ils appren
nent ainsi à juger en
connaissant pleinement les mé
canismes qui ont été théorisés :
cycle de l’emprise, oubli trau
matique, difficulté de déposer
plainte, paralysie de la victime.
Ainsi, contre les violences fai
tes aux femmes, existe une ma
gistrature en action, sur le ter
rain, qui souhaite incarner des
valeurs d’égalité, d’écoute des
justiciables et de protection des
victimes. Une justice, à l’image
de la société, qui progresse et
s’adapte pour mériter la con
fiance. Des femmes et des hom
mes de justice qui affirment
que l’indépendance n’est pas
l’isolement et que l’impartialité
n’est pas l’indifférence.
Sonia Breton, juge aux affaires familiales au tribunal de grande
instance (TGI ) de Pontoise ; Claire-Marie Casanova, présidente
du TGI de Vesoul ; Eric Corbaux, procureur de la République près
le TGI de Pontoise ; Benjamin Deparis, président du TGI d’Evry ;
Valérie-Odile Dervieux, procureure de la République adjointe
près le TGI de Versailles ; Edouard Durand, vice-président chargé
des fonctions de juge des enfants au TGI de Bobigny ; Isabelle
Fort, substitute générale près la Cour d’appel d’Aix-en-Provence ;
Gwenola Joly-Coz, présidente du TGI de Pontoise ; Ombeline
Mahuzier, procureure de la République près le TGI de Châlons-en-
Champagne ; Eric Mathais, procureur de la République près le TGI
de Dijon, président de la conférence des Procureurs de la Républi-
que ; François Molins, procureur général près la Cour de Cassa-
tion ; Joëlle Munier-Pacheu, présidente du TGI de Caen et prési-
dente de la conférence nationale des présidents de TGI ; Stéphane
Noël, président du TGI de Paris ; Jennyfer Picoury, présidente du
TGI de Châlons-en-Champagne ; Françoise Pieri-Gauthier, pro-
cureure générale près la cour d’appel de Nîmes.
Denis Salas La délégitimation des institutions n’offre
aucune issue aux femmes victimes de violence
Une fois la justice disqualifiée au motif qu’elle
ne condamne que rarement les agresseurs, que restetil
comme issue aux victimes, s’interroge le magistrat,
qui relève les limites de l’action des lanceuses d’alerte
D
epuis son émergence, le mouvement
#metoo est principalement porté par
des femmes issues des milieux du ci
néma ou des médias. La volonté
d’exemplarité est leur but principal. Elles
cherchent à libérer la parole d’autres femmes
qui n’ont pas la chance d’avoir leur notoriété.
Il faut saluer, en ce sens, le récent témoignage
d’Adèle Haenel, comparable à une véritable
déposition, accompagné d’une poignante let
tre à son père et d’une longue enquête de
Mediapart. Mais son refus de porter plainte
en raison de l’inefficacité de la justice laisse
perplexe. Il n’est pas certain que l’objectif
d’exemplarité visé par ce type de témoignage,
aussi fort soitil, soit atteint tant il contredit
son intention initiale.
Le moyen choisi pour y parvenir – la confes
sion médiatique – est un circuit court qui
donne immédiatement satisfaction aux
énonciatrices. Elles sont reconnues dans leur
souffrance, entourées de témoignages de ré
confort, et leur agresseur, s’il est nommé (ce
qui est souvent le cas), est immédiatement
sanctionné. Soit que son nom soit cité, soit
que sa nouvelle réputation entraîne des con
séquences pour lui et ses proches. Le tribunal
médiatique ne connaît ni objection ni cadre.
Son usage, comme toute accusation, porte
une agression morale. Il accuse, nomme et
condamne en même temps. Il ne connaît que
le bien et le mal. La « peine » qu’il inflige est
sans mesure. Absorbés par l’émotion, les prin
cipes du droit sont oubliés, balayés, vidés de
leurs fonctions modératrices. Par un jeu d’ar
doise pivotante, les persécutées d’hier devien
nent les accusatrices d’aujourd’hui. Et pren
nent le risque d’engager la spirale mortifère
de la vengeance.
Dire cela n’est pas blâmer leur initiative,
mais en désapprouver les conséquences. C’est
refuser que la souffrance de la victime porte
avec elle le châtiment de son agresseur. Sans
discussion préalable. Sans écoute du point de
vue de l’autre. Sans intervention d’un tiers de
justice. Objection, du reste, entendue : après le
témoignage d’Adèle Haenel, une poursuite a
été déclenchée – sans plainte initiale, fait rare
- pour agression sexuelle et harcèlement. Ma
nière pour la justice, quelque peu bousculée
dans cette affaire, de réaffirmer sa place de
tiers. La charge de l’accusation sera ainsi nom
mée et examinée dans le respect des droits de
chacun, sans pour autant déposséder la plai
gnante de son récit.
Reste que la délégitimation des institutions
qui s’en dégage n’offre aucune issue crédible
aux victimes qui n’ont pas de médias à leur
disposition.
Pire encore : elle les laisse désemparées de
vant un tel constat de défiance. En voulant
servir d’exemples à suivre, ces lanceuses
d’alerte ferment les voies de l’émancipation.
Une fois disqualifiée la justice au motif qu’elle
« condamne si peu les agresseurs », quelle is
sue leur resteil? S’il est établi que seulement
10 % des personnes déclarant un viol dépose
ront finalement plainte et que sur cette faible
part, seulement 10 % à 15 % de ces plaintes
aboutiront à une condamnation, ne fautil
pas tenter de comprendre cela avant d’en tirer
des conclusions hâtives? Comprendre que ces
faits sont le plus souvent commis dans l’inti
mité familiale et donc invisibles et sans té
moins. Comprendre qu’il n’est pas simple
qu’une jeune fille dénonce une personne de
son entourage, que la honte et la culpabilité
peuvent la faire hésiter. Et qu’il faut du temps
pour lever cette honte et assumer une démar
che en justice qui ne repose le plus souvent
que sur sa parole.
Démarche, au demeurant, incertaine, bles
sante, voire douloureuse. Précipitées dans
une procédure au long cours, ces plaignantes
n’imaginaient pas qu’un jour, leur vérité de
viendrait une « version des faits ». Nombre de
plaintes sont classées pour « infraction non
caractérisée » et, si elles prospèrent, se heur
tent à une défense active, aux doutes du juge,
aux dénégations du mis en cause, sans comp
ter les pénibles séances d’auditions qui jalon
nent ce parcours.
Rappelonsle : le procès pénal n’est nulle
ment construit pour être un lieu d’accueil et
d’écoute de la seule victime. Il s’est même édi
fié pour se substituer aux vindictes privées,
afin de punir les seules infractions à la loi. Sa
structure tout entière est polarisée par
l’auteur : sa biographie, ses moindres faits et
gestes, sa famille, son Facebook et sa télépho
nie... sont longuement scrutés. Dans ce face
àface Etatinfracteur, la victime n’apparaît
que pour dire ce qui lui est arrivé et chiffrer
son préjudice.
Justice restauratrice
Un tel schéma n’a plus cours. Le procès est
pour partie reconfiguré par la victime, qui
veut se réapproprier sa capacité de récit qui
lui a été dérobée. L’infraction (le mal commis)
nécessite autant de temps et d’attention que
la violation (le mal subi). De nombreuses plai
gnantes, tous les jours, font face à leurs agres
seurs dans un prétoire. Et là, dans la confron
tation directe, elles savent imposer leur récit.
On y retrouve l’esprit d’une justice restaura
trice qui cherche à satisfaire les victimes sans
exclure a priori les auteurs, bien au contraire.
Ainsi, elles découvrent qu’elles ne sont pas
condamnées à l’impuissance par un effet de
sidération ou d’emprise.
J’ai vu moimême une gamine de 12 ans
crier à son père plongé dans le déni que oui,
cela s’est passé dans le vestiaire de gym, rap
peler la couleur de la serviette ce jourlà, la
bague qu’il portait... et devant cette accumu
lation de détails lancés en pleine figure
comme une violence de la vérité, voilà que le
père s’effondre et reconnaît que tout ce que
sa fille a dit est vrai. J’imagine qu’elle a pu en
suite le rencontrer au parloir et renouer avec
lui. Quand une jeune fille a été réduite à un
objet sexuel, elle veut croire malgré tout que
celui qui l’a traitée ainsi peut se secouer.
Qu’il mette une distance entre son acte et lui.
Qu’il réveille sa conscience morale au con
tact de son cri d’indignation. Même si rien de
tel ne se produit, son témoignage résonne
comme la présence maintenue de cette cons
cience que l’accusé a reniée pour s’enfoncer
dans le déni.
Alors, que dire aux plaignantes? D’abord,
que le dépôt d’une plainte est pour elles une
épreuve, mais qu’elles seront accompagnées
dans ce parcours par des éducateurs (si elles
sont mineures), leur avocat et des associa
tions. Cette épreuve n’est pas un aveu de fai
blesse, mais une manière de retrouver une ca
pacité d’agir. Elle ne débouchera pas forcé
ment par un résultat espéré, car il faudra
convaincre et prouver. Mais, pour autant, s’il y
a des charges assez sérieuses qui pèsent con
tre son agresseur, une enquête sera déclen
chée, des policiers viendront l’entendre, bref,
sa parole sera prise au sérieux.
A partir de ce moment, le viol ou l’agression
sexuelle sont nommés. La plaignante s’ex
prime officiellement. Sa parole est un acte
d’énonciation qui a des effets juridiques. En
contraignant son agresseur à prendre un avo
cat pour se défendre, elle le place sur son ter
rain. Elle trouve la force de tordre le mal dans
l’autre sens. L’ancien rapport de force plie de
vant le rapport de droit qu’elle instaure. Ce
pouvoir conquis s’oppose à l’indifférence mé
prisante et dénégatrice.
Rien ne dit que le but de la plainte soit d’in
fliger une peine. Il y a des finalités bien plus
hautes, comme la qualité de l’audience et des
silences, l’échange des regards, l’intensité
d’une prise de parole. Si l’esprit d’une rencon
tre réparatrice souffle sur l’audience pénale,
si les professionnels savent entendre cette
exigence nouvelle, la défiance qui affecte leur
travail sera moindre. Tant il est vrai que la
justice est une médiation imparfaite et, pour
cela même, vouée à réinventer ses propres
formes.
Denis Salas est magistrat. Essayiste,
il est notamment l’auteur de « La Foule
innocente » (Desclée de Brouwer, 2018)
EN VOULANT
SERVIR D’EXEMPLES
À SUIVRE,
CES LANCEUSES
D’ALERTE FERMENT
LES VOIES
DE L’ÉMANCIPATION