Le Monde - 26.11.2019

(Tuis.) #1

ANALYSE


P


our la présidente de Radio France,
Sibyle Veil, l’épreuve du feu com­
mence. Lundi 25 novembre, les syn­
dicats appellent les salariés de la
« maison ronde » à se mettre en grève, afin de
protester contre le plan drastique d’écono­
mies imposé par le gouvernement. C’est la
première fois de son histoire que la radio
publique s’engage dans un plan de départs
volontaires : 299 postes sur 4 600 équiva­
lents temps plein vont être supprimés.
La patronne de Radio France n’a pas le
choix : l’Etat va baisser sa dotation de 20 mil­
lions d’euros, l’oblige à investir 20 millions
d’euros dans le numérique et à mettre fin à
20 millions d’euros de hausse mécanique des
charges. Soit 60 millions d’euros à trouver,
un effort portant sur 9 % de son budget.
En 2015, l’ancien président Mathieu Gallet
avait déjà tenté de mettre en place un plan
portant sur 320 postes. Au terme d’une grève
de vingt­huit jours, il avait dû battre en re­
traite. Difficile de dire si les mêmes causes
produiront les mêmes effets. De l’autre côté
de la Seine, les syndicats de France Télévi­
sions ont donné leur aval, il y a quelques
mois, à 1 000 suppressions de postes.
Mais la grève de la Maison de la radio
débute alors que la grogne sociale gagne le
pays : la CGT de Radio France a appelé à une
grève illimitée, qu’elle espérerait voir durer
jusqu’au 5 décembre, afin de lier ses revendi­
cations avec celles d’autres entreprises publi­

ques, en croisade contre la réforme des
retraites du gouvernement.
Ce conflit tranche avec les audiences de
Radio France. Bien que le média radio ne
cesse de reculer, avec 1,1 million d’auditeurs
en moins sur la période septembre 2018­oc­
tobre 2019, le navire amiral France Inter
continue de gagner du terrain, selon Média­
métrie, confortant sa place de première
radio française : chaque jour, 6,4 millions de
personnes écoutent Nicolas Demorand, Léa
Salamé ou Augustin Trapenard.

Incompréhension
Si France Info recule légèrement, France
Culture enregistre des records, avec
100 000 auditeurs conquis en un an et,
chaque jour, 1,6 million de fidèles. A l’heure
des fausses informations et de la défiance
généralisée du citoyen envers les médias, le
gouvernement ne peut que se féliciter de ces
succès, qui participent au fonctionnement
de la démocratie.
Pourtant, Radio France a encore besoin
d’évoluer. Début 2019, un rapport de la Cour
des comptes a de nouveau dénoncé un
temps de travail trop faible, des modes de
production obsolètes, des formations musi­
cales trop onéreuses. Sibyle Veil a pris le pro­
blème à bras­le­corps. Elle s’apprête à sabrer
dans la technique, la réalisation et le chœur,
qui va être amputé d’un tiers. Mais elle ne
s’est pas encore attaquée à la délicate ques­
tion de la réduction du nombre de jours de
congé. Reste à connaître le coût de sa

réforme. En 2015, celui du plan de Mathieu
Gallet était évalué à 30 millions d’euros.
Au sein de Radio France, c’est l’incompré­
hension. Se réformer oui, mais pourquoi de
manière aussi draconienne, alors que la mai­
son a déjà fait de nombreux efforts ces der­
nières années? Comme France Télévisions,
Radio France est financée par la redevance.
En réduisant le train de vie de la radio publi­
que, l’Etat ne réduira pas son déficit public
puisque la redevance n’est pas comptabilisée
dans le budget général de l’Etat, soulignent
les détracteurs du plan.
Pour comprendre la manœuvre du gouver­
nement, il faut remonter à l’époque du
Comité action publique 2022, une réflexion
impulsée en 2017 par le premier ministre,
Edouard Philippe, afin de réduire la dépense
de l’Etat et la pression fiscale. Une piste
explosive, jamais confirmée, fuite alors dans
la presse : le ministre de l’action et des comp­
tes publics, Gérald Darmanin, songerait à
amputer l’audiovisuel public de 800 mil­
lions d’euros afin de faire passer la redevance
de 139 à moins de 100 euros.

Poire coupée en deux
Dégraisser le mammouth audiovisuel et
sabrer dans cette taxe, souvent mal comprise
du contribuable, voilà qui aurait été un beau
coup politique. Mais les patrons du public
montent au créneau. Matignon coupe la
poire en deux et impose 190 millions d’euros
d’économies pour l’audiovisuel public, dont
20 millions pour Radio France.

Le gouvernement joue sur du velours. Qui
ira défendre cette maison aux importants
acquis sociaux? Pas sûr d’ailleurs qu’une
grève ait la faveur de l’opinion, à l’heure où
les services publics sont à la diète et où l’hô­
pital est en péril. Plus ce mouvement social
durera, plus il risque de servir les pourfen­
deurs de la « maison ronde », met­on en
garde à Radio France.
Ce bras de fer intervient alors qu’une autre
bataille commence, celle de la réforme de la
fameuse redevance, dont le gouvernement
doit repenser la perception, alors que se pro­
file la fin de la taxe d’habitation en 2023, à
laquelle elle est couplée. Comment cette
dîme sera­t­elle collectée demain? Restera­t­
elle consacrée à l’audiovisuel public?
Si le ministre de la culture, Franck Riester, a
donné des assurances en ce sens, il n’a pas
apaisé les inquiétudes. A ce stade, le projet de
loi audiovisuel ne sanctuarise aucun mode
de financement. Au sein du gouvernement,
la volonté de réduire le train de vie de
l’audiovisuel public n’a pas disparu.
Enfin, certains dirigeants de la « maison
ronde » s’inquiètent d’une autre réforme à
venir : la création d’une holding réunissant
France Télévisions et Radio France, avec un
seul président à sa tête, chargé de répartir les
subsides publics, et de mettre en place des
« synergies ». Certains craignent une main­
mise pure et simple de la télé, plus riche et
plus puissante, sur la radio. A trop réformer,
ne risque­t­on pas de casser des antennes ?
sandrine cassini

LA GRÈVE À LA 


« MAISON RONDE » 


INTERVIENT ALORS 


QU’UNE AUTRE 


BATAILLE 


COMMENCE, 


CELLE  DE 


LA  REFONTE 


DE  LA  REDEVANCE 


AUDIOVISUELLE


La réforme à marche forcée de Radio France


Fatou Sow Défricheuse


du féminisme africain


A 79 ans, la sociologue sénégalaise, qui a notamment introduit les études


féministes dans son pays, n’a rien perdu de la fougue qui l’a toujours animée et


dénonce plus que jamais les conservatismes culturels et les fondamentalismes


religieux qui menacent les droits des femmes africaines


PORTRAIT


F


atou Sow est l’une de ces fem­
mes de tête dont l’élégance al­
tière et la grandeur de carac­
tère compensent une taille
qu’elle dit volontiers « petite ». La
voix douce et le visage serein dissi­
mulent mal une détermination que
l’on devine sans faille. Et l’on peut
imaginer sans peine que cette Séné­
galaise de 79 ans n’a guère manqué
de courage sa vie durant : elle a dû
être animée d’une volonté de fer
pour parvenir à s’imposer comme
une sociologue féministe dans le mi­
lieu très masculin de la recherche.
Fatou Sow est une pionnière.
Née en 1940 à Dakar dans une fa­
mille de lettrés originaire de Saint­
Louis, elle est l’une des 2 femmes
parmi 300 étudiants à entrer à l’uni­
versité lorsque son pays devient in­
dépendant, en 1960. Elle sera, se sou­
vient­elle, « la seule femme membre
du Conseil pour le développement de
la recherche en sciences sociales en
Afrique [Codesria] dès sa création
en 1973 » – elle y créera d’ailleurs le
premier institut sur le genre, en 1994.
« Elle a mené un combat d’envergure,
salue, admiratif, l’historien Mama­
dou Diouf, directeur de l’Institut
d’études africaines de l’université Co­
lumbia, à New York, et ancien direc­
teur du Conseil. Elle a produit une ar­
chitecture conceptuelle africaine dans
une problématique globale, et elle a
été la première à rassembler les ap­
proches anglophone et francophone
pour une étude féministe africaine. »
De la ruse, il en a fallu à Fatou Sow
pour s’imposer. Après des études en
France et aux Etats­Unis, où elle a dé­
couvert les women studies, celle qui a
fait sa carrière au CNRS et à l’Institut
fondamental d’Afrique noire, à l’uni­
versité Cheikh­Anta­Diop de Dakar, a
non seulement introduit les études
féministes au Sénégal, mais elle a eu
aussi, précise Mamadou Diouf, « une
extraordinaire influence ces vingt der­
nières années sur les sciences sociales
en Afrique ». Fatou Sow se souvient


des stratégies dont elle a dû user.
« En 1988, j’ai proposé à l’université un
cours d’“études des femmes” car je sa­
vais que, si je l’appelais “féministe”, il
serait rejeté. Peu avant, Awa Thiam,
qui avait publié son livre La Parole aux
Négresses, en 1979, avait proposé un
enseignement d’“anthropologie des
sexes” », dont l’intitulé avait choqué.
Bien évidemment, il avait été refusé. »
Comme Awa Thiam, elle a ouvert
tout un champ de recherches qui ne
sera reconnu qu’au milieu des an­
nées 2000, avec la création du Labo­
ratoire de recherche sur le genre et la
science, dirigé par son homonyme
Fatou Sow Sarr. « Ce qui m’a toujours
importé, explique­t­elle, c’était de me­
ner une critique féministe des sciences
sociales en Afrique. Nous, les chercheu­
ses africaines, avons très tôt remis en
question l’universalisme prétendu des
féministes françaises ou américaines,
avec lesquelles nous avons rompu, car
elles étaient coloniales : elles étaient le
produit de leur histoire, qu’elles
n’avaient pas déconstruite. Elles par­
laient du patriarcat, mais elles n’ont ja­
mais considéré la colonisation comme
un vecteur d’inégalités. Or, la colonisa­
tion a eu des répercussions terrible­
ment négatives sur les droits des fem­
mes et leur statut. Vouloir décoloniser
le féminisme n’est pas nouveau! »
Une idée que reprend l’historienne
et politologue Françoise Vergès,
auteure de l’ouvrage Un féminisme
décolonial (La Fabrique, 208 pages,

de savoir si j’ai besoin d’une identité
musulmane et, si tant est que je la
prenne, est­ce que c’est le voile qui va
faire mon identité musulmane? »
Première personnalité d’Afrique in­
vitée à donner la conférence an­
nuelle de l’Institut historique alle­
mand (Paris), Fatou Sow a choisi, le
18 octobre, d’évoquer la question du
genre et des fondamentalismes en
Afrique. Une évidence pour Mama­
dou Diouf, qui lui reconnaît « le cou­
rage de dire ce que beaucoup n’osent
aborder ». « Fatou Sow n’a pas peur de
partir à l’assaut des citadelles reli­
gieuses et des citadelles patriarcales
fondées sur les traditions africaines. »

La laïcité, une condition sine qua non
La sociologue constate, en effet, que
les Africaines doivent faire face à diffé­
rents fondamentalismes religieux (is­
lamique ou chrétiens, notamment ca­
tholique et protestant) mais aussi cul­
turels, qui entendent gérer et les corps
et les âmes des femmes. « La manière
de pratiquer l’islam en Afrique a
changé. On assiste à une réarabisation
de l’islam et a une réreligionisation, si
je puis m’exprimer ainsi, de la culture
sous l’influence des monarchies arabes
et de leurs pétrodollars », dénonce
celle pour qui la laïcité est une condi­
tion sine qua non du droit des fem­
mes. Fatou Sow s’inscrit en faux
contre le féminisme islamique qui, se­
lon elle, « va chercher dans un texte
vieux de quatorze siècles des manières
de libérer les femmes aujourd’hui ».

« En fait, le féminisme islamique a été
créé par des femmes qui vivent dans un
système où l’islam est une religion
d’Etat et où, si elles veulent se battre, el­
les ne peuvent le faire qu’à l’intérieur du
Coran, comme en Iran ou en Arabie
saoudite. C’est une stratégie. »
Fatou Sow se démarque également
de certaines sociologues africaines
qui, comme la Nigériane Oyeronke
Oyewumi, récusent la différence
homme/femme, qui serait occiden­
tale et ne correspondrait pas aux ca­
tégories sociales opérantes en Afri­
que. Elle ne croit pas non plus,
comme la juriste sénégalaise Fatou
Kiné Camara ou l’écrivaine et cher­
cheuse Catherine Acholonu, que la
maternité et le matriarcat peuvent
être les bases d’un pouvoir féminin
africain. « Le matriarcat n’est pas le
pouvoir aux femmes. Ce système dit
juste qu’à travers notre fonction uté­
rine nous transmettons le pouvoir et
les biens aux hommes, insiste­t­elle.
On entend souvent dire en Afrique que
le féminisme est une importation occi­
dentale et ne vient pas de nos tradi­
tions africaines. Mais je n’en veux pas,
de ces valeurs traditionnelles, si elles
me réduisent à ma fonction utérine! Je
veux des valeurs africaines que l’on re­
pense pour que nous ayons un projet
de société qui nous inclut afin que
nous puissions participer au politique,
mais en le transformant. Il ne s’agit
pas d’être une femme politique
comme un homme politique. »
séverine kodjo­grandvaux

« EN 1988, À DAKAR, 


J’AI PROPOSÉ UN 


COURS “D’ÉTUDES 


DES FEMMES”. 


JE SAVAIS QUE 


SI JE L’APPELAIS 


“FÉMINISTE”, 


IL SERAIT REJETÉ »


12 euros). « Fatou Sow est extrême­
ment importante pour le féminisme
africain et la recherche féministe en
général, car elle a questionné l’univer­
salisme abstrait du féminisme occi­
dental. Elle a écrit sur les femmes mu­
sulmanes en Afrique de l’Ouest d’un
point de vue féministe du Sud global.
Elle est absolument à redécouvrir,
surtout dans cette période de rivalité
universitaire, où chacun et chacune
veut être la première à... Elle est repré­
sentative de toute une génération fé­
ministe postindépendance qui
aborde les questions du développe­
ment, des femmes, du genre, des
sexualités, de la religion, mais dont
les approches semblent “dépassées”.
Cependant, ces féministes ont tou­
jours à nous apprendre. »
Paradoxalement, la chercheuse sé­
négalaise est relativement critique
vis­à­vis du féminisme décolonial,
apparu il y a peu dans le paysage
français. « Ce féminisme­là nous a
seulement permis de nous poser
comme femmes racisées – terme que
je déteste! Or, en Afrique, moi, je ne
relève pas d’une minorité visible.
L’afroféminisme ou le “black femi­
nism” ne sont valables que pour l’Oc­
cident, pas pour l’Afrique. En fait, ce
discours féministe décolonial actuel a
du pouvoir parce qu’il vient d’Occi­
dent. On l’écoute davantage qu’on ne
prête attention à ce que disent et pen­
sent les féministes africaines. »
Autre point de désaccord : la ques­
tion du voile. Alors que la militante
Rokhaya Diallo défend la possibilité
d’un féminisme voilé, Fatou Sow,
musulmane et coordinatrice du ré­
seau « Femmes sous lois musulma­
nes pour l’Afrique de l’Ouest », ne
mâche pas ses mots. « Il n’y a pas de
choix à porter le voile. C’est faux! Le
voile, c’est l’enfermement des femmes.
Certaines féministes décoloniales en
France en font aujourd’hui un sym­
bole de résistance et de résilience des
femmes, mais, en Egypte, dans les an­
nées 1920­1930, les femmes qui lut­
taient pour leur autonomie se sont
battues contre le voile. La question est

YANN LEGENDRE

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