Le Monde - 26.11.2019

(Tuis.) #1
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MARDI 26 NOVEMBRE 2019 0123 | 29

C


hampagne à Bercy! Les
Français ont, si l’on ose
dire, joué le jeu de la
première privatisa­
tion du quinquennat d’Emma­
nuel Macron : un peu plus de
500 000 épargnants se sont rués
sur les titres de la Française des
jeux (FDJ), à la plus grande satis­
faction d’un gouvernement en
quête d’un « succès populaire ».
Son introduction en Bourse a eu
lieu, jeudi 21 novembre, et l’action
s’est envolée de 15 % au premier
son de la cloche d’Euronext Paris.
Les avatars modernes des circen­
ses romains sont si appréciés du
peuple que ses défenseurs auto­
proclamés, du Rassemblement
national à l’extrême gauche, ont
laissé faire. Et l’Etat a pu privatiser
un plaisir – parfois une patholo­
gie – sans coup férir.
Une bonne affaire? Sans doute
pour l’Etat, qui va encaisser
2,1 milliards d’euros sans perdre
les 3,5 milliards de recettes fiscales
annuelles procurées par la FDJ. Le
business prospère : au rythme
moyen de + 5 % par an, le montant
des mises (Loto, PMU, casinos, pa­
ris sportifs et poker en ligne...) a
triplé en vingt­cinq ans, pour at­
teindre 50 milliards d’euros. Ces
dépenses « prennent une place
grandissante dans le budget loisirs
des ménages, alors que celui­ci n’a
cessé de se contracter entre 2007 et
2017 », note l’Insee. L’offre de jeux
explosant et les opérateurs redou­
blant d’agressivité publicitaire,
tout porte à croire que la tendance
se poursuivra.

Injustice sociale et fiscale
Parler d’un succès « populaire »,
c’est aller un peu vite en besogne.
Car l’économie générale de cette
opération ne l’est pas, pour au
moins deux raisons complémen­
taires. La première est sociologi­
que. Ce sont des personnes parmi
les plus aisées et les plus diplô­
mées (cadres, professionnels libé­
raux, indépendants, retraités...)
qui peuvent placer leur épargne
en actions, et la privatisation de la
FDJ ne fait pas exception à la règle.
A l’inverse, ce sont les gens mo­
destes et les moins diplômés qui
consacrent à ces jeux la part la
plus importante de leurs revenus.
Parmi les 25 millions de « grat­
teurs » et de parieurs, très peu
sont aussi possédés que le héros
du Joueur, de Dostoïevski, qui joue
sa vie et son amour à la roulette.
Mais les 1,2 million de person­
nes dites « problématiques », dont
200 000 signalées comme dépen­
dantes, ont souvent de petits
moyens. « Près de 60 % des
joueurs à risque ou pathologiques
avaient des revenus mensuels nets
inférieurs à 1 100 euros et la quasi­
totalité a au mieux un niveau
d’études équivalent au bac », souli­
gnent les économistes Quentin
Duroy et Jon D. Wisman dans un
article de la Revue de la régulation
(automne 2017).
La seconde raison du caractère
peu « populaire » de l’opération
est fiscale. Le produit des jeux (les
mises moins les gains versés aux
joueurs) est lourdement imposé
et rapporte au total plus de 5 mil­
liards d’euros à l’Etat. Ce prélève­
ment illustre la formule cynique
de Colbert, contrôleur général des
finances de Louis XIV : l’« art de

l’imposition » est de plumer l’oie
en lui arrachant le moins de cris
possible. Pis, il s’opère là sur la
(mauvaise) fortune du joueur
pauvre, qui lâche à l’Etat plus d’ar­
gent que le joueur riche. « C’est un
fardeau financier disproportionné
sur les ménages à bas revenus »,
résument Duroy et Wisman ; un
impôt certes volontaire, mais
« régressif » et contraire à toute
justice fiscale qui doit reposer sur
une progression des taux en fonc­
tion des revenus.
Cette double injustice, sociale et
fiscale, risque de s’amplifier. Et
l’addiction de s’accroître au
détriment des plus fragiles, mal­
gré les démentis vertueux du gou­
vernement et la création d’un ré­
gulateur, l’Autorité nationale des
jeux, aux pouvoirs de sanction
étendus. « La recherche de la crois­
sance du chiffre d’affaires et la pro­
tection de l’addiction au jeu sont
antagonistes, prévient Jean­Mi­
chel Costes, secrétaire général de
l’Observatoire des jeux. Augmen­
ter le chiffre d’affaires, c’est aug­
menter les dépenses des joueurs. »
Et il existe une « corrélation nette »
entre la hausse de ces dépenses
et celle du nombre de joueurs pa­
thologiques.
Que de duplicité dans cette af­
faire! Les jeux d’argent sont par
principe prohibés. Sauf excep­
tions, qui sont pléthore : les
30 000 points de vente de la FDJ,
les 200 casinos, les milliers de
bars­tabacs­PMU. Et les millions
de smartphones, autant de termi­
naux pour les jeux et les paris en
ligne les plus addictifs. La dernière
« exception » remonte à 2010,
quand le gouvernement Fillon
avait ouvert à la concurrence paris
sportifs et poker sur Internet, qui
prospéraient en toute illégalité.
Un an après la crise financière qui
bloqua le pouvoir d’achat. Dans
les années suivantes, le nombre
de joueurs réguliers s’accrut forte­
ment, et celui des « addicts » avec.
Le gouvernement n’est que l’hé­
ritier de l’histoire ancienne – et
ambiguë – qui lie l’Etat (et ses fi­
nances) aux jeux d’argent. A la fin
du XVIIIe siècle, économistes et
philosophes tempêtaient contre
l’Etat croupier et la « séduction cri­
minelle » d’un loisir détournant le
peuple de l’effort et de l’épargne.
Que le roi puisse cautionner la lo­
terie ruinait, selon les plus rigoris­
tes, la légitimité morale sur la­
quelle devait reposer son action.
A la veille de la Révolution, les re­
cettes de la Loterie royale créée
en 1776 assuraient 2 % de son bud­
get. En 1793, la Convention finit
par supprimer ce « fléau inventé
par le despotisme pour faire taire le
peuple sur sa misère, en le leurrant
d’une espérance qui aggravait sa
calamité », selon le réquisitoire du
procureur de la Commune de Pa­
ris, Pierre­Gaspard Chaumette.
Avant qu’un Directoire à court
d’argent ne la réintroduise sous le
nom de « Loterie nationale ». Ces
dizaines de milliards consacrés
aux jeux ne seraient­ils pas mieux
employés ailleurs? Le débat sur
l’immoralité des jeux est clos de­
puis longtemps. La machine à
cash pour l’Etat reste une fabrique
de rêves pour le joueur. Quel père
la vertu s’arrogera le droit de le pri­
ver du fol espoir d’être un jour du
bon côté, celui des gagnants ?

L


a Chine de Xi Jinping entretient un
vaste réseau de centres d’interne­
ment secrets où sont détenues au
moins un million de personnes apparte­
nant à la minorité musulmane ouïgoure.
Le caractère coercitif et la fonction punitive
de ce que Pékin présente comme des « cen­
tres d’éducation et de formation » sont ré­
vélés par les documents obtenus par le
Consortium international des journalistes
d’investigation (ICIJ) et rendus publics par
dix­sept médias internationaux dont
Le Monde. La « fuite » et la publication de
ces textes émanant du Parti communiste
chinois constituent en elles­mêmes un
événement dans un pays dont les secrets
sont généralement bien gardés. Les docu­
ments décrivent en détail les bâtiments, le

fonctionnement de ces centres et l’enca­
drement idéologique mis en place dans un
but avéré : l’endoctrinement et le lavage de
cerveau jusqu’à l’aveu et à la repentance
obtenus y compris au moyen de la torture.
Construits depuis 2017 dans la province
du Xinjiang, dans le nord­ouest de la Chine,
ces lieux, entre camps militaires et prisons
secrètes, sont au cœur d’une politique
d’internement massif de populations mi­
noritaires. D’abord niée, leur existence est
aujourd’hui justifiée par la lutte contre des
attentats terroristes ayant visé au Xinjiang
des Chinois han, l’ethnie majoritaire en
Chine. Pékin continue de démentir qu’il
pratique des détentions tout en défendant
son droit d’identifier les individus qui
présenteraient des signes de radicalisation
islamique et de les soumettre à une « trans­
formation par l’éducation ».
Cette politique d’internement de masse
constitue une atteinte dramatique aux
droits de l’homme. Des milliers de
Ouïgours à travers le monde signalent de­
puis 2017 la disparition de proches. La po­
pulation visée va bien au­delà des « sus­
pects » habituels, comme en attestent les
critères extrêmement vagues retenus par la
plate­forme de big data qui indique aux
autorités les individus à cibler. Le mode
d’emploi de ce vaste fichier que fournit le
document révélé par l’ICIJ montre qu’il est
conçu pour trier – vers la prison ou le travail

obligatoire –, pour mater et intimider la po­
pulation internée. Enfin, de nombreux té­
moignages signalent des atrocités – viol,
torture –, bien loin du règlement officiel.
Il peut difficilement en être autrement
dans le climat ultranationaliste et quasi
totalitaire instauré par le président Xi
Jinping : les critiques internes conduisent à
des arrestations. Cette politique et celles qui
l’accompagnent, comme l’envoi d’un mil­
lion de cadres chinois han pour parrainer
les familles ouïgoures, servent des objectifs
à peine cachés d’assimilation forcée et de si­
nisation d’une minorité dont l’identité,
mais aussi les droits à l’autonomie prévus
par la Constitution chinoise, sont bafoués.
Ce nouvel accès de répression orwellienne
par la Chine doit être dénoncé avec vigueur.
La mobilisation de familles de détenus ins­
tallées à l’étranger a conduit à quelques li­
bérations. Mais le gouvernement chinois
est surtout passé à l’offensive, en invitant
des délégations étrangères à visiter des cen­
tres « modèles » préparés pour l’occasion.
Face aux mensonges, il faut soutenir les ef­
forts du Conseil des droits de l’homme de
l’ONU, qui demande une enquête indépen­
dante et un accès au Xinjiang. Forte de ses
succès économiques, la Chine aspire au sta­
tut de grande puissance mondiale respec­
tée. Y accéder suppose le renoncement aux
politiques répressives de triste mémoire et
le respect des droits des minorités.

ÉCONOMIE  |  CHRONIQUE
pa r j e a n ­ m i c h e l b e z at

L’Etat croupier


fait ses jeux


LE GOUVERNEMENT 


N’EST QUE L’HÉRITIER 


DE L’HISTOIRE ANCIENNE 


– ET AMBIGUË – 


QUI LIE L’ÉTAT 


AUX JEUX D’ARGENT


Tirage du Monde daté dimanche 24 ­ lundi 25 novembre : 199 941 exemplaires

BRISER LE 


SILENCE SUR 


LE GOULAG 


DES OUÏGOURS


PARLER D’UN SUCCÈS 


« POPULAIRE » POUR 


LA PRIVATISATION 


DE LA FDJ, C’EST 


ALLER UN PEU VITE 


EN BESOGNE


Avec vous durant le séjour

AntoinePouillieute

Ambassadeurde Fran ce
au Vietnamen2001,
puis au Brésil en 2006,
il estaujourd’hui
conseiller d’État honoraire
àParis et président
d’Interna tional Projects Governance,
unesociété de conseils enstratégie.

Votre itinéraire

RiodeJaneiro –Petropolis
Tiradentes–Congonhas–OuroPreto
Belo Horizonte–Brasilia–ParcNational
deschutesd’Iguaçu–Paris

JOYAUX DU SUDBRÉSILIEN

Du9au20mai 2020

Voyage au Brésil

Documentationgratuiteau01 56 81 38 12
oulemonde@lesmaisons duvoyage.com
parcourrier:LesMaisons du Voyage,
82 rueBonaparte, 75006Paris
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