Le Monde - 26.11.2019

(Tuis.) #1

4 |international MARDI 26 NOVEMBRE 2019


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Le big data au service d’une surveillance totale


Une application fait remonter toutes les informations sur les membres de la communauté ouïgoure


P


our établir un contrôle
total de la population
ouïgoure, les autorités
chinoises s’en remettent
aux nouvelles technologies et
tentent d’installer une base de
données exhaustive de suivi des
individus. Dans ce gigantesque fi­
chier de filtrage d’une population
entière – la « plate­forme intégrée
d’opérations conjointes » –, cha­
que personne se voit attribuer un
« commentaire ». Ceux qui sont
négatifs envoient en camp d’inter­
nement, où au moins 1 million
de personnes seraient retenues,
selon des estimations prudentes
d’organisations non gouver­
nementales, reprises par l’ONU.
Quatre bulletins internes éma­
nant du chef de la sécurité de la ré­
gion du Xinjiang, Zhu Hailun,
obtenus par le Consortium inter­
national des journalistes d’investi­
gation (ICIJ), mettent en lumière
l’utilisation du big data pour ratis­
ser au plus large et envoyer une
part importante de la population
ouïgoure en détention. Les poli­
ciers font remonter les informa­
tions détaillées sur chaque indi­
vidu, puis la plate­forme liste des
milliers de noms de personnes à
interner chaque semaine, sans
que l’on sache si la décision relève
de l’évaluation d’officiels ou de
l’utilisation d’algorithmes.
Les directives datent du mois de
juin 2017, alors que la campagne
« Frapper fort contre le terrorisme
violent », lancée quelques mois
plus tôt par un nouveau secrétaire
du Parti communiste chinois pour
la région du Xinjiang, Chen Quan­
guo, prend toute son ampleur.

Filtrage
Sur une semaine seulement, du
19 au 25 juin 2017, la base de
données « notifie » aux autorités
locales 24 412 noms de « person­
nes suspectes » dans quatre pré­
fectures du sud du Xinjiang.
Conséquence directe, 15 683 sont
envoyées dans des centres dits
« d’éducation et de formation »,
tandis que 706 sont « détenues pé­
nalement », c’est­à­dire probable­
ment destinées à la prison. Enfin,
2 096 feront l’objet d’une « sur­
veillance préventive ». Malgré ces
chiffres accablants, le chef de la

sécurité de la région, Zhu Hailun,
fait le constat de défaillances qui
expliquent que certaines person­
nes, dont le nom est sorti, n’ont
pas été localisées.
L’existence de ce système avait
déjà été révélée, en février 2018,
par l’organisation de défense des
droits humains Human Rights
Watch. Une application permet de
nourrir et de consulter la base de
données. Elle est installée sur les
smartphones des policiers, des
fonctionnaires locaux, des repré­
sentants d’entreprises étatiques et
même des enseignants, qui sont
tous chargés de faire remonter les
informations sur chaque membre
de la communauté ouïgoure.
L’application a été décortiquée
par Human Rights Watch dès
mai 2019. C’est parce qu’il faut
l’abreuver des moindres détails de
la vie de chaque Ouïgour que les
agents posent tant de questions
intrusives lorsqu’ils font des des­
centes dans leur foyer : les moyens
de communication employés
pour échanger avec des membres
de la famille vivant à l’étranger, les
détails des compteurs d’eau, de
gaz et d’électricité, le groupe san­
guin, l’intensité de la foi religieuse,
d’éventuels pèlerinages à La Mec­
que non déclarés, la couleur du vé­
hicule, une liste détaillée des pro­
ches et de leurs activités, les mou­
vements à l’intérieur du pays et les
déplacements à l’étranger, ou
l’utilisation d’appareils pour faire
de l’exercice physique.
L’application permet de compa­
rer les photos d’identité pour
améliorer la reconnaissance fa­
ciale. Elle détecte les réseaux
Wi­Fi alentour et leur niveau de
protection. La base de données
renseigne également les passages
aux checkpoints qui se sont mul­

tipliés dans la région, les numéros
de comptes bancaires, les comp­
tes sur les réseaux sociaux... En
outre, tout l’historique de naviga­
tion des individus peut être sur­
veillé, ainsi que toutes les applica­
tions qu’ils ont téléchargées.
En rassemblant ces éléments, les
autorités chinoises ont mis en
place des listes de personnes
ouïgoures selon leur niveau de fia­
bilité. Le nombre de raisons pour
lesquelles quelqu’un peut être
considéré comme non fiable s’est
accru, au point que les descentes
de police ont commencé à avoir
lieu de manière non ciblée. « On
s’est mis à arrêter à peu près tous les
hommes entre 20 et 60 ans, en par­
ticulier dans les régions du Sud,
sans nécessairement avoir collecté
l’ensemble des données et sans les
avoir analysées. Et on a donc com­
mencé à voir les personnes dispa­
raître », explique Vanessa Fran­
gville, professeur d’études chinoi­
ses à l’Université libre de Bruxelles.
Le fait de jeûner, la prière, le refus
de boire de l’alcool, le refus de fu­
mer des cigarettes, qui peuvent
être assimilés à des pratiques reli­
gieuses, sont devenus des motifs
pour être arrêté. Tout comme pos­
séder plusieurs couteaux dans sa
cuisine, ou être vêtu trop large ou
trop caché, énumère Mme Frang­
ville : « A ce stade, on peut dire que
n’importe qui peut se retrouver en
camp à n’importe quel moment. »
Les policiers s’intéressent aussi
à l’utilisation d’applications ju­
gées suspectes, notamment les
messageries. Le but apparent est
de verrouiller les échanges des
Ouïgours, tant avec le monde ex­
térieur qu’au sein de leur commu­
nauté, et de pouvoir garder un œil
sur toutes les communications
internes. « Depuis le 1er janvier
[2017], par le renforcement des blo­
cages réseau, la suppression des
logiciels néfastes, l’ajustement des
modèles d’identification et le ren­
forcement de mesures strictes, etc.,
nous avons réduit avec succès les
communications intérieures et
avec l’étranger », se félicite Zhu
Hailun, dans l’une de ses directi­
ves aux échelons inférieurs.
Cette « campagne 913 », comme
elle a été nommée en interne et
est évoquée dans les directives, a

rendu suspects tout une série
d’usages d’Internet, par exemple
WhatsApp, qui permet d’échan­
ger avec des membres de la fa­
mille à l’étranger. « On part du
problème d’une conception très
vague de ce qui relève du terro­
risme, élargie au point de cibler les
personnes du seul fait qu’elles ont
des contacts à l’étranger, explique
Maya Wang, chercheuse spé­
cialiste de la Chine au sein de
Human Rights Watch. C’est exac­
tement ce qu’il se passe dans une
société où il n’y a pas d’Etat de
droit. Les autorités pensent qu’il
vaut mieux ramasser toute la
botte de foin au cas où il y aurait
une aiguille dedans. »
Le big data permet un égrenage
grossier de pans entiers de la mi­
norité ouïgoure, avant un filtrage
par des mois de détention, hors
de tout cadre judiciaire. Une for­
mule employée par Zhu Hailun, à
la tête de la commission politique
et légale du Xinjiang, en dit long
sur ce basculement : « S’il n’est pas
possible pour le moment d’élimi­
ner la suspicion, il est nécessaire de
placer en formation concentrée
[dans des camps] et d’approfondir
l’évaluation et le suivi. » Or, tout
est devenu motif de suspicion.

Détention par défaut
Une application, en particulier,
pose problème aux autorités chi­
noises car elle permet le partage
de fichiers d’un smartphone à
l’autre sans passer par le très sur­
veillé réseau d’Internet, en utili­
sant uniquement le capteur Wi­Fi.
Elle se nomme « Kuai Ya » en
chinois, mais est disponible sous
un autre nom, « Zapya », depuis

l’étranger. Elle est devenue très
populaire dans des pays où le fai­
ble débit du réseau rend difficile
le téléchargement, par exemple le
Pakistan ou la Birmanie.
Les bulletins obtenus par l’ICIJ
révèlent que, sur une année, entre
juillet 2016 et juin 2017, les auto­
rités chinoises ont identifié
1 869 100 Ouïgours usagers de
Kuai Ya. Or, parmi eux, elles ont
dénombré 40 557 personnes qui
se sont par ailleurs vu acco­
ler des « commentaires » négatifs
dans la base de données. Dont
3 925 imams non officiels,
5 576 personnes qui leur sont « as­
sociées », ou encore 594 person­
nes proches d’individus qui sont
partis à l’étranger et ne sont plus
rentrés au pays depuis un mo­
ment. Conséquence : un place­
ment en détention par défaut.

Traque hors des frontières
Dans un article publié en décem­
bre 2018, Le Monde avait déjà
détaillé comment un Ouïgour,
un informaticien quadragénaire
pour une société d’Etat dans la ca­
pitale régionale, Urumqi, avait été
envoyé à deux reprises en camp
de « triage » des éléments néfastes
pour avoir utilisé Kuai Ya, avant
d’être repêché par son employeur
qui avait besoin de lui.
Enfin, la possibilité de se rendre
à l’étranger et d’en revenir obsède
les autorités. La « plate­forme in­
tégrée d’opérations conjointes »
se révèle particulièrement utile
pour interpeller les individus qui
entrent dans le pays ou en sor­
tent. Les directives révèlent que la
base de données est nourrie en
connexion directe avec les am­
bassades et consulats chinois à
l’étranger. Elles confirment ainsi
la politique actuelle de traque des
Ouïgours hors des frontières.
En juin 2017, la plate­forme avait
permis d’identifier 1 535 person­
nes ayant obtenu la nationalité
étrangère, mais qui ont ensuite
demandé un visa chinois auprès
des ambassades, ou encore
4 341 noms d’Ouïgours ressortis­
sants chinois ayant obtenu une
autorisation de sortie du terri­
toire. Dans leur cas, il faut faire ap­
pel aux « forces de maintien de la
stabilité à la base » et à la « défense

conjointe par dix foyers », une
campagne de surveillance mu­
tuelle de voisinage, et les combi­
ner « en série » avec la base de don­
nées. « Le contrôle douanier doit
être effectué manuellement pour
s’assurer qu’ils sont arrêtés aussi­
tôt qu’ils passent la frontière » dès
lors que « la suspicion de terro­
risme ne peut être exclue ».
Six Ouïgours installés en France,
en Allemagne et en Turquie ont
déjà raconté au Monde, en
mars 2018, comment leur mère
ou autres proches, sous la menace
et la peur d’être détenus, les pres­
sent de rentrer au pays, et com­
ment ceux qui ont rendu visite
à leurs proches sont arrêtés. Un
Ouïgour, toujours de nationalité
chinoise mais vivant en France,
expliquait : « J’ai peur d’aller direc­
tement en prison et d’être torturé
si je rentre. Les autorités chinoises
sont persuadées que la mentalité
des Ouïgours sortis du pays a été
contaminée », même si lui s’était
bien gardé de fréquenter les exilés
militant pour une plus grande
autonomie. « Plus personne n’est
hors du radar », déplorait­il.
brice pedroletti
et harold thibault

« LES AUTORITÉS PENSENT 


QU’IL VAUT MIEUX 


RAMASSER TOUTE


LA BOTTE DE FOIN AU CAS 


OÙ IL Y AURAIT


UNE AIGUILLE DEDANS »
MAYA WANG
chercheuse
chez Human Rights Watch

De la lutte contre le terrorisme à l’internement de masse


Exposée elle aussi à la menace du djihadisme mondial, la Chine met en place une politique extrême qu’aucun garde­fou ne vient modérer


L


a politique d’internement
massif qu’a mis en place la
Chine sous couvert de « for­
mation professionnelle » a germé
au mitan de la décennie en cours,
après une série d’attentats specta­
culaires. En mars 2014, un com­
mando de Ouïgours vêtus de noir
et brandissant la chahada, la dé­
claration de foi islamique, attaque
au sabre des passagers de la gare
de Kunming, grande ville de la
province du Yunnan, faisant
31 morts. Ce premier attentat de
masse en dehors du Xinjiang n’est
pas revendiqué, mais il préfigure
les attentats de l’organisation Etat
islamique (EI) en Europe.
Quatre mois auparavant, un
Ouïgour avait réussi à pénétrer
avec sa voiture sous la porte de la
Paix­Céleste, l’entrée principale
de la Cité interdite, sur la place
Tiananmen, pourtant ultragar­
dée, là où Mao Zedong a proclamé
la naissance de la République po­
pulaire. La voiture prend feu.
En avril 2014, la première visite
de Xi Jinping au Xinjiang se ter­

mine avec une attaque à la valise
piégée à la gare de la capitale ré­
gionale, Urumqi, qui tue le terro­
riste – un nouvel affront. En mai
de la même année, des militants
armés de bombes incendiaires
attaquent en voiture un marché
d’Urumqi fréquenté par des
Chinois Han et font un nouveau
carnage : 39 morts. Cet attentat,
comme celui de Tiananmen, est
salué par le Parti islamique du
Turkestan (TIP), un groupuscule
affilié à Al­Qaida dans les zones
afghano­pakistanaises qui ap­
pelle à la création d’un califat en
Asie centrale.
La Chine devient vite cons­
ciente du risque de retour des dji­
hadistes qui ont gagné la Syrie.
Entre 2013 et 2015, des milliers de
Ouïgours quittent le Xinjiang
pour rejoindre, parfois clandesti­
nement, la Turquie. Une petite
partie d’entre eux, dont des fa­
milles entières, seront recrutés
pour rejoindre des zones sous
contrôle de la katiba syrienne du
TIP puis, pour certains, de l’EI.

Cesur, un jeune Ouïgour qui a fui
la Chine en 2014 par l’Asie du Sud­
Est, nous a expliqué avoir été ap­
proché à son arrivée à Istanbul par
la Malaisie, avec de faux papiers.
« Ils m’ont hébergé gratuitement,
en disant qu’ils nous emmène­
raient en Syrie. Ils disaient : “Il faut
combattre Assad.” Et aussi que
c’était un moyen de s’entraîner
contre la Chine. Plusieurs sont par­
tis. Il y avait une émulation, on peut
se retrouver embarqué. J’ai refusé »,
confiait­il en 2018, à Istanbul.

Regain de conservatisme
Le Xinjiang est, à cette époque,
plongé dans une spirale de ré­
pressions et de revendications,
entre l’Etat policier chinois
d’un côté et diverses aspirations
ethnonationalistes ou islamona­
tionalistes de l’autre. Ces derniè­
res se sont emballées après 2009,
date de sanglants affrontements
interethniques dans les rues
d’Urumqi. Les incidents violents
se multiplient, souvent contre
des symboles de l’Etat, les forces

armées ou des migrants venus du
reste de la Chine. Les forces spé­
ciales chinoises commettent plu­
sieurs massacres à grande échelle
qui sont étouffés et nourrissent
un fort ressentiment. Un regain
de conservatisme religieux gagne
les campagnes et certains quar­
tiers ouïgours des grandes villes.
C’est dans ce contexte que le pré­
sident Xi Jinping déclare ouverte la
« guerre contre le terrorisme » en
mai 2014 : l’heure est à la « sécurisa­
tion » maximale du Xinjiang. Les
dépenses de police explosent. La
surveillance par le biais des nou­
velles technologies se généralise

et un contrôle social intrusif fait
son apparition, ciblant des prati­
ques religieuses et traditionnelles
jusqu’alors tolérées.
Dans des discours internes révé­
lés par une première fuite de docu­
ments sur le Xinjiang, publiés par
le New York Times le 16 novembre,
Xi Jinping appelle le parti à dé­
ployer tous les outils de la « dicta­
ture du prolétariat » pour éradi­
quer l’islamisme radical.
« Les personnes qui sont cap­
turées par l’extrémisme religieux


  • hommes ou femmes, personnes
    âgées ou jeunes – voient leur cons­
    cience détruite, perdent leur hu­
    manité et assassinent sans ciller »,
    déclare­t­il, selon ces docu­
    ments, le 30 avril 2014, dernier
    jour de sa visite au Xinjiang. Le
    numéro un chinois appelle éga­
    lement lors de cette tournée au
    Xinjiang au « remodelage et à la
    transformation effectives par
    l’éducation des criminels ». Cette
    éducation et cette transforma­
    tion doivent continuer « après
    qu’ils sont relâchés », précise­t­il.


Cette mission sera confiée à
Chen Quanguo, nommé secrétaire
général du Xinjiang en août 2016.
Ancien soldat, il s’est illustré par le
maillage sécuritaire mis en place
dans la région autonome tibé­
taine, qu’il dirigea jusqu’en 2016.
La Chine, qui, sous couvert d’an­
titerrorisme, a déjà mené une poli­
tique ultrarépressive au Xinjiang
dans les années 2000, a suivi de
près les expériences américaines
de Guantanamo et du réseau de
prisons noires – des lieux de dé­
tention illégales – de la CIA. Avec
l’émergence du théâtre syrien et
de l’EI, elle va piocher dans les poli­
tiques occidentales pour mettre
au point ses solutions avec un
pragmatisme consommé, mais de
manière disproportionnée et cari­
caturale. Pékin s’est même inspiré,
comme l’a expliqué la porte­pa­
role du ministère des affaires
étrangères chinois le 26 octo­
bre 2018, du projet français de 2016
de créer des centres de « déradica­
lisation » dans l’Hexagone.
b. pe.

« N’IMPORTE QUI PEUT


SE RETROUVER EN CAMP


À N’IMPORTE 


QUEL MOMENT »
VANESSA FRANGVILLE
professeure à l’Université
libre de Bruxelles

LE  CONTEXTE


« GUERRE 
DU  PEUPLE  CONTRE 
LE  TERRORISME »

Le président chinois, Xi Jinping,
a lancé en 2014 ce qu’il qualifie
alors de « guerre du peuple contre
le terrorisme », après une attaque
dans la gare de la capitale
du Xinjiang, Urumqi, quelques
heures après la fin de sa
première visite en tant que chef
d’Etat dans la région. « Bâtissez
des murs d’acier et des forteresses
de fer. Placez des filets au-dessus
et des pièges dessous », lance
M. Xi. La répression s’intensifie
avec l’arrivée à la tête de la
région en 2016 de Chen Quan-
guo, un officiel muté du Tibet
où il a déjà considérablement
resserré le maillage sécuritaire.

LA CHINE A SUIVI DE PRÈS 


LES EXPÉRIENCES 


AMÉRICAINES


DE GUANTANAMO


ET DU RÉSEAU DE PRISONS 


NOIRES DE LA CIA


R É V É L A T I O N S S U R L A D É T E N T I O N D E S O U Ï G O U R S ▶▶▶

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