Le Monde - 26.11.2019

(Tuis.) #1

6 |international MARDI 26 NOVEMBRE 2019


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Tursunay Ziavdun, internée pendant onze mois


Une Ouïgoure raconte l’enfer vécu dans le camp où elle était enfermée pour avoir « séjourné à l’étranger »


TÉMOIGNAGE


T


ursunay Ziavdun est
une Ouïgoure d’une
quarantaine d’années,
qui a passé onze mois
dans un « centre d’éducation et
de formation » chinois, à Künes
(Xinyuan en chinois), dans l’ouest
du Xinjiang. Elle fait partie des dé­
tenus libérés car ils avaient de la
famille à l’étranger – dans son cas,
au Kazakhstan, où vivait son
mari, chinois d’ethnie kazakhe.
C’est d’Almaty, au Kazakhstan,
qu’elle s’est confiée au Monde lors
de deux longs entretiens vidéo,
mi­novembre.
Son parcours illustre le mélange
souvent surréaliste d’arbitraire,
de mensonge et d’intimidation
qui a accompagné la politique
d’internement en masse des
Ouïgours et des Kazakhs. En 2016,
Tursunay et son mari, installés
depuis plusieurs années au Ka­
zakhstan, décident de rentrer en
Chine, car elle n’a pu obtenir la
nationalité du Kazakhstan, et
son visa expire. Ils ne se doutent
de rien. Tursunay s’étonne toute­
fois qu’en Chine sa famille au
téléphone « ne semblait pas se ré­
jouir que je rentre ».
Le couple, qui a dû rendre ses
passeports chinois en arrivant en
Chine – les passeports des Ouï­
gours sont systématiquement
confisqués –, s’installe à Ghulja,
une ville de l’ouest du Xinjiang.
Au bout de quelques mois, Tursu­
nay reçoit un appel lui deman­
dant de participer à une « réu­
nion » dans sa ville d’origine,
Künes. Sur place, elle est emme­
née par la police dans une an­
cienne école professionnelle
technique de la ville. Elle apprend
qu’elle doit y passer la nuit... et y
restera vingt jours. « On pouvait
garder nos propres téléphones. On
était une quinzaine par chambre,
mais les portes n’étaient pas fer­
mées à clé. Les conditions n’étaient
pas trop dures », explique­t­elle.
Ayant subi peu de temps avant
une opération, elle doit être hos­
pitalisée. L’hôpital la renvoie en
centre, mais son mari, médecin,
parvient toutefois à la faire sortir

le jour même, pour des raisons
de santé, en mai 2017.
Le couple reprend sa vie à
Ghulja. Son mari récupère son
passeport et est autorisé à retour­
ner au Kazakhstan, à condition
que sa femme se porte garante de
lui et qu’il revienne dans deux
mois. Le couple estime que c’est la
meilleure solution : « Si on restait
en Chine, on allait se faire arrêter
tous les deux, explique Tursunay.
Je suis allée à Künes avec lui, j’ai
signé. Il est parti au Kazakhstan. Je
suis retournée à Ghulja. »

Une vie dans la terreur
C’est à cette époque, raconte­elle,
que les gens ont commencé à vi­
vre dans la terreur des arresta­
tions. « La seule chose qu’on disait
quand on croisait une connais­
sance dans la rue, c’était : “Ah, tu es
encore là !” Dans toutes les fa­
milles, il y avait quelqu’un d’arrêté.
Et parfois, c’était des familles entiè­
res. » Les deux frères de Tursunay
sont arrêtés l’un après l’autre, en
février 2018 – pour avoir passé des
appels téléphoniques à l’étranger.
Elle sait son tour proche : la police
la harcèle depuis plusieurs mois,
car son mari n’est pas revenu
comme prévu. « Le 8 mars 2018, ils
m’ont appelée en disant qu’ils
avaient des choses à me dire. J’ai
demandé : “Je dois aller à l’école,
c’est ça? – Oui, mais juste un peu,
ne t’inquiète pas.” Ils disaient ça
pour rassurer, car il y avait eu des
suicides. J’ai dit, alors d’accord, je
viens », raconte­t­elle.
Elle se rend à Künes, puis est
emmenée le lendemain dans
le même camp, mais entière­
ment rénové : « Dès mon arrivée,
j’ai compris que ce n’était plus du
tout la même chose. La fouille

était très approfondie, ils nous
déshabillaient complètement et
nous donnaient d’autres habits,
sans boutons. J’avais pris les jus­
tificatifs de mon mauvais état de
santé, en pensant qu’ils me lais­
seraient sortir. Quand j’ai tendu
les documents, les gardes femmes
m’ont crié dessus : “Ne fais pas de
cinéma, tu crois qu’on aura pitié
de toi? Il y en a qui sont à moitié
mortes ici et on ne les laisse pas
sortir.” J’ai eu très peur », expli­

que­t­elle. Ce jour­là, elle voit une
femme ouïgoure âgée de plus de
70 ans, arrivée en même temps
qu’elle, obligée d’ôter sa longue
robe devant les gardes. « Ils l’ont
laissée en collants. Puis ils ont ar­
raché les boutons de son chandail,
puis son foulard. Elle n’avait pas
de cheveux. Elle essayait de cacher
ses seins qui tombaient, on lui
criait de baisser les bras. Elle
pleurait de honte, je me suis mise
à pleurer aussi. C’était des Chi­

nois han, pour la plupart, qui
criaient. Les autres, des Kazakhs,
ne faisaient que suivre les
ordres », dit­elle.
Tursunay est conduite dans
une chambre fermée par une
porte en fer avec des lits superpo­
sés. Elle décrit une routine et une
discipline carcérales. « La nuit,
dans le lit, il fallait sortir les bras
des couvertures. On ne devait dor­
mir que d’un seul côté. On faisait
nos besoins dans un seau. Chaque

nuit, on devait se relayer deux par
deux pendant deux heures, de­
bout dans la cellule, pour vérifier
que tout était en ordre. Dans la
journée, on avait trois minutes
pour aller aux toilettes : les gardes
étaient lourdement armés, si on y
passait trop de temps, ils nous
criaient dessus. » La première
douche a lieu trois semaines plus
tard : « On avait été mises toutes
ensemble, comme des animaux.
L’eau tombait froide du plafond.
On avait peur d’attraper froid. »

« Ne jamais raconter »
Désignée « étudiante de la
classe 31 », Tursunay est plu­
sieurs fois interrogée sur sa vie
au Kazakhstan : va­t­elle prier?
Porte­t­elle le voile? Sur les acti­
vités de son mari, qui avait
ouvert une clinique, aussi. Argu­
menter, comprend­elle, ne mène
à rien : « Ils nous disaient en per­
manence que la Chine était un
pays très puissant, que personne
n’allait venir nous sauver. Qu’ils
allaient nous envoyer dans des
prisons bien pires qu’ici. »
Elle suit également toutes sor­
tes de cours – apprentissage du
chinois, mais aussi droit, idéo­
logie – dans des salles de classe
fermées par des grilles et sur­
veillées par un garde armé. A
l’été 2018, les « étudiantes » défi­
lent une à une dans une salle où
officie un juge, qui annonce à cha­
cune des condamnations, en pré­
sence de membres de leur famille
convoqués pour l’occasion. « J’ai
eu le minimum, deux ans, car je
n’avais pas de famille proche que je
pouvais convoquer. Tout le monde
se retrouve ensuite avec un papier
sur son lit qui dit la raison pour
laquelle on a été condamné. »
Le motif qui échoit à Tursunay
est d’« avoir voyagé et séjourné à
l’étranger ». Elle a pourtant été li­
bérée à la toute fin 2018, alors que
le scandale des internements de
Kazakhs en Chine ou de proches
de citoyens du Kazakhstan prenait
des proportions embarrassantes
dans ce pays. Tous ont reçu une
dernière instruction : « Ne jamais
raconter ce qu’ils ont vécu. »
brice pedroletti

« Le réseau des centres de rééducation a pour but d’endoctriner »


Le système des camps de travail est en parfaite adéquation avec l’idéologie communiste, note le chercheur allemand Adrian Zenz


ENTRETIEN


L


e chercheur allemand indé­
pendant Adrian Zenz a été
l’un des premiers à apporter
des indices probants sur l’exis­
tence d’un réseau de camps d’in­
ternement au Xinjiang, en auscul­
tant les appels d’offres des collecti­
vités publiques de la région auto­
nome. Il a publié de nombreux
rapports qui révèlent, à partir de la
masse de documents en chinois
en accès libre, la nature de la politi­
que d’internement de masse et de
sinisation en cours depuis 2017.
L’entretien a été réalisé par le Con­
sortium international des journa­
listes d’investigation (ICIJ).

Pourquoi la révélation de ces
documents secrets, qui datent
de 2017, est importante?
C’est très, très important que
ces documents datent de 2017,
car c’est à ce moment que l’en­
semble de la campagne de réédu­
cation a commencé. Et cela mon­
tre que, dès le début, le gouver­
nement chinois avait un plan qui

prévoyait de sécuriser les centres
« de formation professionnelle »,
d’enfermer les étudiants dans des
centres pendant au moins un an.
Et aussi de rendre très difficile
l’obtention des bonnes notes qui
permettent d’en sortir. Tout le
système de gestion [des centres],
les sanctions, etc., est très sophis­
tiqué. Il faut noter que le docu­
ment lui­même indique qu’il est
extrêmement sensible et secret.

Et dans quelle mesure
avez­vous l’assurance que ce
document est authentique?
Je suis très confiant dans le fait
qu’il est authentique. Je l’ai ana­
lysé en détail. Cela correspond
très étroitement à mes propres
conclusions en termes de lan­
gage, de contenu, de formatage, et
j’ai également consulté d’autres
experts qui l’ont vérifié.

Pourquoi le gouvernement
chinois a­t­il choisi de
construire ce système de
camps? Il aurait pu utiliser
des prisons, par exemple...

Le réseau de camps de rééduca­
tion a un objectif différent de ce­
lui du système pénitentiaire. Il est
là pour endoctriner presque toute
une minorité ethnique et changer
une population entière, en la ca­
nalisant à travers ce système spé­
cifique. Il est donc très vaste. Il est
également conçu pour trier la po­
pulation. Certains détenus finis­
sent par être condamnés à une
peine de prison et y resteront
longtemps. La raison pour la­
quelle tout finit par du travail est
que c’est très cohérent avec l’idéo­
logie communiste, selon laquelle
les personnes sont virtuellement
libérées des chaînes des tradi­

tions et de leurs illusions religieu­
ses en étant soumises au travail.

Des Ouïgours sont ciblés parce
qu’ils ont voyagé, vécu à l’étran­
ger... Pourquoi cette obsession
des liens avec l’étranger?
Les Chinois savent que les
Ouïgours ont traditionnellement
des relations beaucoup plus
étroites avec les peuples musul­
mans d’Asie centrale ou de Turquie
qu’avec les Chinois Han. Les Ouï­
gours sont culturellement plus
proches d’Istanbul que de Pékin.
Par conséquent, Pékin est très pré­
occupé par l’influence qui se pro­
page en particulier des pays mu­
sulmans et des pays arabes aux
Ouïgours. Il est vrai que dans cer­
tains de ces pays, des formes plus
radicales d’islam, des idéologies
religieuses extrémistes, sont appa­
rues et se sont répandues.

Est­ce que c’est juste cela, la
peur de l’islam radical, qui se­
rait propagé par les Ouïgours,
qui ont étudié à l’université Al­
Azhar, en Egypte, par exemple?

La crainte de l’influence isla­
miste radicale est au cœur d’une
peur plus profonde, d’une in­
fluence culturelle générale [exté­
rieure]. Une peur que les Ouïgours
soient plus généralement influen­
cés par la culture islamique domi­
nante d’autres pays et régions. Et
c’est aussi, je pense, la raison pour
laquelle beaucoup des expres­
sions traditionnelles de l’islam au
Xinjiang sont interdites et consti­
tuent un motif d’envoi en camp.
Rien de cela n’est toléré, et il existe
peu de distinctions entre la vérita­
ble idéologie radicale et ce qui se­
rait considéré comme une expres­
sion normale de la religiosité. C’est
une peur générique, profonde, de
toute idéologie spirituelle.

Sait­on qui a eu l’idée de faire
passer ces camps d’interne­
ment de masse pour de
la formation professionnelle?
Cela semble s’être développé
avec le temps, car à partir de 2013­
2014, on voit des tentatives ci­
blées de rééducation, par exem­
ple, de jeunes, d’hommes portant

la barbe, de femmes portant le
voile. Les premières installations
consacrées à la rééducation appa­
raissent à ce moment. En 2015, on
constate que des responsables du
Xinjiang déclarent que le vrai pro­
blème est qu’un certain pourcen­
tage de la population locale est
« contaminé ». Disons 10 %, 20 %,
30 %. Et que si nous pouvions « as­
sainir » et transformer ce pour­
centage, le reste de la population
irait bien car on se serait attaqué
aux « influenceurs ».
Dans un sens, ce que Chen Quan­
guo [le nouveau secrétaire du parti
du Xinjiang à partir de l’été 2016]
a simplement fait, c’est s’appuyer
là­dessus et le mener jusqu’au
bout. Il l’a fait à grande échelle. Il a
pris 10 % ou plus de la population,
en particulier ceux susceptibles
d’influencer les autres, c’est­à­dire
les hommes, les chefs de famille,
les intellectuels, etc., et les a placés
dans des camps. Mais le système
était déjà en place.
propos recueillis par
scilla alecci et bethany
allen­ebrahimian (icij)

« PÉKIN EST TRÈS 


PRÉOCCUPÉ PAR 


L’INFLUENCE QUI


SE PROPAGE DES PAYS 


MUSULMANS ET ARABES 


AUX OUÏGOURS »


Tursunay
Ziavdun,
ouïgoure,
ancienne
détenue,
vivant au
Kazakhstan.
DOCUMENT
« LE MONDE »

« ILS NOUS DISAIENT EN 


PERMANENCE QU’ILS 


ALLAIENT NOUS ENVOYER 


DANS DES PRISONS 


BIEN PIRES QU’ICI »
TURSUNAY ZIAVDUN

R É V É L A T I O N S S U R L A D É T E N T I O N D E S O U Ï G O U R S

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