Le Monde - 29.11.2019

(Martin Jones) #1

18 |économie & entreprise VENDREDI 29 NOVEMBRE 2019


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Le livre audio,


nouvelle aubaine


pour les comédiens


Pour donner une vie sonore aux textes, les éditeurs font appel


à des voix, plus ou moins connues. Tout un écosystème


se développe autour de ce marché en plein essor


C


omment pronon­
cer correctement le
mot inuit Neqqa­
jaaq, qui signifie
« vent violent »?
L’actrice Marianne
Denicourt, qui enregistre le livre
De pierre et d’os de Bérangère
Cournut (Le Tripode, 19 euros)
dans sa version audio (Editis,
18,10 euros) pour la société Lizzie,
demande à Catherine Lagarde,
responsable éditoriale et direc­
trice du studio Nova Spot, de lui
donner la bonne intonation. Ce
Neqqajaaq va s’arrêter de souffler
au chapitre 32... Installée dans une
cabine d’enregistrement, la co­
médienne doit donner vie à
219 pages. Elle lit d’une voix claire
et précise. Parfois, Mme Lagarde, sa
« première oreille », lui demande
de chuchoter un peu plus ou de
reprendre une phrase. « Cela de­
mande une réelle concentration »,
assure Marianne Denicourt.
D’autant que, pour elle, c’est une
première. L’auteure du roman lui
a demandé d’incarner « sa » voix
après l’avoir entendue lors d’une
lecture publique. Pour l’inter­
prète, l’exercice consiste à « racon­
ter une histoire, trouver cet équili­
bre particulier, pour rester au ser­
vice du texte ».
Longtemps réservé aux mal­
voyants, aux personnes âgées ou
à ceux qui ont un bras dans le plâ­
tre, le livre audio prend son essor
en France dans un secteur, l’édi­
tion, qui fait grise mine. Dans la
mesure où Amazon, l’un des ac­
teurs importants, refuse de révé­
ler ses chiffres, il n’existe pas de
statistiques fiables sur la taille de
ce marché de niche. Les analystes
l’estiment à moins de 2 % du chif­
fre d’affaires total de l’édition.
Lors de la dernière Foire interna­
tionale du livre de Francfort, en
octobre, Valerie Lévy­Soussan,
PDG d’Audiolib et présidente de la
commission livre audio du Syndi­
cat national de l’édition (SNE), a
prévu un doublement de ce sec­
teur d’ici trois ans grâce à un en­
viable taux de croissance de 20 %
à 30 % chaque année.
Si l’on se fie à l’exemple améri­
cain, les perspectives semblent
prometteuses. Selon l’Audio Pu­
blishers Association, ce marché y
a atteint, en 2018, 940 millions de
dollars (854 millions d’euros), en
hausse de 24,5 % par rapport à
2017, grâce à une production flo­
rissante de 45 000 nouveaux ti­
tres en un an.

« TOUT EST ADAPTABLE »
Dans l’Hexagone, les éditeurs se
lancent dans l’aventure, même si
le livre audio nécessite des coûts
plus élevés que l’édition papier.
Depuis son lancement voilà dix­
huit mois, Lizzie a ainsi, selon sa
directrice Julie Cartier, produit
280 ouvrages. Audiolib, qui a fêté
ses 10 ans en 2018, en sort plus
d’une centaine par an. « Tout est
adaptable, les romans bien sûr,
mais aussi les guides de dévelop­
pement personnel, de voyages et
même les bandes dessinées,
comme Astérix », assure Ludivine
Payen, assistante éditoriale au
sein de cette filiale d’Hachette et

d’Albin Michel. Si Actes Sud arrive
de façon bien plus modeste dans
ce marché, Gallimard poursuit ac­
tivement son offensive. Tout
comme les pionniers Thélème ou
les Editions des femmes.
Audible, filiale d’Amazon, met
les bouchées doubles et vient
d’ouvrir ses propres studios d’en­
registrement à Paris. Constanze
Stypula, directrice générale
France d’Audible, se targue d’avoir
« sorti cette année 500 livres audio
et travaillé avec 180 comédiens, ce
qui fait de nous le premier produc­
teur en France ». En tant que distri­
buteur, Amazon propose un cata­
logue de 11 000 titres dans la lan­
gue de Molière, bien moins fourni
donc que celui en allemand
(60 000) ou en anglais (350 000).
Cet engouement crée de nouvel­
les opportunités pour les acteurs.
Ainsi, dans le studio Rosalie à Pa­
ris, l’artiste Audrey Sourdive ter­
mine la lecture à haute voix du ro­
man Le Bal des folles, de Victoria
Mas (Albin Michel, 256 pages,
18,90 euros) pour Audiolib. Pour
ce premier roman primé et consa­
cré aux expérimentations de
Charcot sur les malades psychia­
triques de la Salpêtrière, elle a in­

terprété une dizaine de personna­
ges, et donc autant de voix.
Comment sont choisis ces réci­
tants? La plupart du temps, l’édi­
teur se décide après un casting.
« Ce n’est jamais la plus belle voix,
mais la plus juste, la plus incar­
née », estime Mme Lagarde. Cer­
tains viennent du théâtre, du ci­
néma, du doublage, de la voix off,
des lectures radiophoniques...
« On reçoit aussi 20 à 30 candida­
tures par semaine de personnes
qui lisent chaque dimanche quel­
ques chapitres à leur grand­
mère », s’amuse­t­on chez Audio­
lib. De là à incarner un person­
nage et tenir 300 pages, c’est une
autre paire de manches... D’où ce
recours quasi exclusif aux profes­

sionnels. De façon exception­
nelle, certains auteurs arrivent à
lire leur propre texte comme Lo­
rant Deutsch, Véronique Olmi,
Pierre Lemaitre, Jane Birkin, Læti­
tia Colombani, Valérie Manteau
ou Didier van Cauwelaert.
Les bénévoles, eux, restent les
bienvenus à l’association Valen­
tin Haüy, qui, à Paris, a créé une bi­
bliothèque de 40 000 ouvrages
pour les non­voyants et ceux qui
n’ont pas accès à la lecture.
Quelle est la rémunération des
comédiens? « Elle varie selon le
nombre de pages et la notoriété de
l’acteur », explique Catherine La­
garde. En fonction de la difficulté
du texte, celui­ci pourra lire de 80
à 100 pages par jour. Entre les ré­
glages de voix par l’ingénieur du
son et les reprises, la durée du tra­
vail en studio sera ensuite multi­
pliée par deux avant le résultat fi­
nal. « En moyenne, le récitant per­
çoit 300 à 400 euros par demi­
journée. Un artiste très connu
pourra parfois atteindre
5 000 euros pour un gros livre »,
ajoute la directrice du studio
Nova Spot. La comédienne Marie
Bouvet, qui a donné sa voix à My
Absolute Darling de Gabriel Tal­

lent (Gallmeister) pour Audiolib,
confirme que les tarifs oscillent
habituellement de 900 euros à
3 000 euros le livre.
Si l’auteur touche des droits
supplémentaires pour la version
enregistrée, l’acteur est, quant à
lui, payé pour sa prestation par la
maison d’édition et rémunéré en
droits voisins selon la réussite
(CD et numérique), explique Her­
mine Naudin, juriste et chargée
de production pour les livres
audio chez Actes Sud.
Audible a la réputation de payer
assez chichement, tout comme
Lizzie, alors qu’Audiolib et Actes
Sud s’inscrivent dans le haut de la
fourchette. La comédienne Odile
Cohen, qui a lu une vingtaine
d’ouvrages dont La Cage dorée de
Camilla Läckberg pour Actes Sud
(352 pages, 22,80 euros), déplore
l’inexistence d’un salaire mini­
mum. Sa consœur Marie­Eve Du­
fresne regrette la non­transpa­
rence du secteur et le manque
d’informations sur « les ventes des
téléchargements chez Audible ».
« S’il existe une convention collec­
tive précise pour les acteurs, en re­
vanche, c’est le flou artistique pour
le livre audio », affirme­t­elle.

Selon le Syndicat français des ar­
tistes, les conventions collectives
du livre et de l’édition musicale
devront fusionner dans les quatre
ans. Ce qui ouvrira, enfin, la voie à
l’adoption d’un minimum con­
ventionnel pour les livres audio.
Un premier accord expérimental
a été signé en ce sens à Radio
France. Par ailleurs, la transposi­
tion dans le droit français de la di­
rective du droit d’auteur permet­
tra d’intégrer obligatoirement les
droits liés au streaming dans les
contrats. Audible vient seule­
ment de les prendre en compte
pour les comédiens.
L’actrice Louise Bourgoin, qui a
lu pour Audible les 550 pages de
La Servante écarlate, de Margaret
Atwood (publié chez Robert Laf­
font), note qu’« Amazon cadre les
contrats à l’américaine, en in­
cluant par exemple de la promo­
tion et des émissions de radio ».

« DÉFENDRE UN TEXTE »
Les conditions d’enregistrement
varient beaucoup selon les édi­
teurs, le luxe absolu consistant à
avoir recours à une directrice ar­
tistique, comme Catherine^ La­
garde ou Hélène Lotito, fonda­
trice de La Machinamot. Elles
jouent alors un rôle de metteur en
scène, mais si le budget des édi­
teurs est insuffisant, l’ingénieur
du son y pourvoit.
Entre deux cachets dans le théâ­
tre ou le cinéma, lire un livre sé­
duit de plus en plus d’interprètes.
Même les plus connus. Pour la se­
conde édition des Mille et une
voix du livre audio organisée par
le SNE au Théâtre du Vieux­Co­
lombier à Paris, le 18 novembre,
Jérôme Garcin, Benjamin Jungers,
Noémie Lvovsky, Micha Lescot,
Laurent Gaudé, Claire Cahen et
Laurent Natrella sont venus prou­
ver les vertus de ce support.
Pour Claire Cahen, qui a lu Sotah
de Naomi Ragen (Yodea), « c’est un
travail complémentaire du pla­
teau, qui permet de révéler la musi­
calité, la chaleur, la douceur des
mots de l’auteur ». Mais elle met
en garde : « Si l’esprit s’évade, la
langue fourche. »
Aux yeux de Bernard Gabay, qui
a enregistré aussi bien des ouvra­
ges de Haruki Murakami que de
Laurent Binet ou Michael Wolff,
l’exercice consiste à « défendre un
texte ». Il précise : « En lisant, par­
fois un autre sens se déploie. A voix
haute quelque chose se produit, le
texte est devant, c’est le comble de
la position de retrait pour un co­
médien. » Mme Lotito observe :
« Pour les acteurs, c’est une expé­
rience forte, immersive, certains
étouffent, enfermés dix jours dans
un studio. Mais une fois le livre en­
registré, ils sont ravis de l’expé­
rience vécue. »
Ce marché donne aussi de l’oxy­
gène aux studios d’enregistre­
ment et génère de nouveaux mé­
tiers. Installé dans le Lot, Romaric
Defrance, fondateur du studio Ca­
lyxen, propose du design sonore
et travaille sur de nouvelles tech­
nologies, comme les interfaces de
contrôle du son.
A la tête de son studio de pro­
duction sonore, Eugène Lledo re­
doute, toutefois, le risque d’« une
ubérisation du marché ». « Cer­
tains utilisent des stagiaires
comme ingénieurs du son », con­
damne­t­il. Plusieurs studios ont
installé une douzaine de cabines
en batterie et font travailler à la
chaîne des récitants pour lire
non­stop des ouvrages de coa­
ching, des livres érotiques, des
polars... « On attend souvent six
mois pour être payé par ces struc­
tures », accuse l’actrice Marie­Eve
Dufresne.
Pour l’heure en tout cas, les co­
médiens restent souverains.
L’idée même d’une voix de syn­
thèse pour les livres est écartée. Il
faut faire rêver.
nicole vulser

« Ce n’est jamais
la plus belle voix,
mais la plus juste,
la plus incarnée
qui est choisie »
CATHERINE LAGARDE
directrice du studio
Nova Spot

PLEIN  CADRE

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