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INTERNATIONAL
VENDREDI 29 NOVEMBRE 2019
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Une majorité sans passion pour von der Leyen
La Commission, présidée par l’exministre allemande, va faire face à un hémicycle fragmenté et à des Etats divisés
strasbourg envoyée spéciale
E
nfin, ils ont pu poser
pour la photo. Ursula von
der Leyen et ses vingtsix
commissaires (onze fem
mes et quinze hommes) – en réa
lité, il en manquait un, qui traînait
dans les couloirs du Parlement de
Strasbourg – ont pris la pause,
sans bouder leur plaisir. Quelques
minutes plus tôt, ce mercredi
27 novembre, l’assemblée législa
tive avait donné son aval au col
lège de Mme von der Leyen avec
une large majorité : 461 voix pour,
157 contre et 89 abstentions.
Un joli score, meilleur que celui
de la Commission sortante de
JeanClaude Juncker, qui avait ob
tenu 423 votes en sa faveur
en 2014, et sur lequel peu auraient
parié il y a encore quelques semai
nes. Il faut dire que, jusqu’ici, les
eurodéputés n’avaient pas mé
nagé l’exministre de la défense
d’Angela Merkel. Pour mémoire,
le 16 juillet, appelés à se pronon
cer sur sa nomination, ils ne lui
avaient accordé qu’une très
courte majorité de neuf voix,
avant, en octobre, de rejeter les
candidatures de trois des com
missaires pressentis, dont la Fran
çaise Sylvie Goulard.
Abstention des Verts
« Je suis très heureuse » de cette
« ample majorité », a commenté
Mme von der Leyen mercredi. Les
conservateurs (PPE), les sociaux
démocrates (S&D) et les libéraux
(Renew) ont quasi unanimement
voté pour son collège. Il y a bien eu
quelques défections, comme les
sociauxdémocrates français,
mais elles sont restées margina
les. Et cette fois, contrairement à la
précédente, la présidente de la
Commission aurait pu se passer
du soutien des ultraconservateurs
polonais du parti Droit et justice
(PiS) ou du Mouvement 5 étoiles
(M5S, antisystème) italien.
Les Verts, pour leur part, se
sont très largement abstenus.
« Nous ne voulons pas brandir le
carton rouge, mais nous ne vou
lons pas donner carte blanche », a
prévenu leur coprésidente, Ska
Keller. En fin de compte, il n’y a
que les extrêmes gauche (GUE) et
droite (ID), ainsi que quelques
députés isolés, qui se sont expri
més contre le collège.
Le vote était nominatif, et non à
bulletin secret comme le 16 juil
let, ce qui a joué en faveur de
Mme von der Leyen. Surtout, cette
dernière n’a pas ménagé ses ef
forts pour convaincre les élus.
Jusqu’au bout, elle a fait des con
cessions quand cela s’avérait né
cessaire. Même à la veille du vote,
elle a encore procédé à d’ulti
mes ajustements dans les porte
feuilles de ses commissaires. La
libérale Vera Jourova, chargée des
« valeurs et transparence », et le
PPE Margaritis Schinas (« promo
tion de notre mode de vie euro
péen ») ont échangé une partie
de leurs attributions, la première
récupérant les questions d’éga
lité, le second obtenant le dialo
gue avec les religions.
Dans son discours qui a pré
cédé le vote, Mme von der Leyen a
bien pris garde de ne fâcher per
sonne. Et d’envoyer quelques ul
times signaux. Ainsi, pour rassu
rer le PPE, des rangs duquel elle
est issue, elle a évoqué l’impor
tance de l’agriculture, dont elle
n’avait jusquelà pas dit un mot.
Dans ce contexte, c’est une inter
vention pesée au trébuchet
qu’elle a livrée mercredi, qui pou
vait sembler manquer de souffle.
« Le moment n’est pas venu de
vendre du rêve », commente
l’eurodéputé Les Républicains
(LR) FrançoisXavier Bellamy.
Avec un mois de retard et après
quelques sueurs froides, donc, la
Commission von der Leyen va
pouvoir se mettre au travail. Dès
jeudi, la nouvelle équipe devait te
nir à Strasbourg sa première réu
nion, en attendant que chacun
s’installe, le 1er décembre, dans les
bureaux du Berlaymont qui lui
sont dévolus, au cœur du quartier
européen de Bruxelles. Elle ne
manquera pas d’évoquer le Brexit
- qui en théorie doit se concrétiser
d’ici au 31 janvier 2020 – dont les
évolutions à venir sont suspen
dues aux résultats des élections
britanniques du 12 décembre.
Mme von der Leyen reviendra
aussi, à cette occasion, sur le vote
de mercredi. « C’est une majorité
nette et stable », atelle répété. En
réalité, la présidente sait bien que
le Parlement est loin de lui être
acquis, même s’il a confortable
ment élu son collège mercredi. Et
qu’elle va devoir, à chaque initia
tive législative, se démener pour
constituer une majorité parle
mentaire. L’hémicycle n’a en ef
fet jamais été aussi fragmenté. Ce
ne sont plus deux groupes poli
tiques, le PPE et les S&D, qu’il
faut désormais unir pour faire
une majorité mais trois, avec
Renew. Si ces formations se divi
sent, les Verts deviennent alors
incontournables.
Dans ce contexte, Mme von der
Leyen rencontre tous les lundis
les présidents des trois groupes
qui la soutiennent, Manfred We
ber (PPE), Iratxe Garcia Perez
(S&D) et Dacian Ciolos (Renew).
Une ou deux fois par mois, elle
rencontre les coprésidents des
Verts, Ska Keller et Philippe Lam
berts. Elle compte aussi sur cha
cun de ses trois viceprésidents
exécutifs – Frans Timmermans
(S&D), Margrethe Vestager (Re
new) et Valdis Dombrovskis
(PPE) – pour s’occuper plus parti
culièrement de leur famille
politique et associer le Parle
ment à la préparation des textes
dont il a la charge.
Le test du « Green Deal »
La présidente de la Commission,
qui se rendra dès lundi à Madrid
pour la conférence mondiale sur
le climat, aura très vite l’occasion
de tester l’efficacité de sa mé
thode. Elle souhaite, en effet, faire
une communication le 11 décem
bre sur un sujet qui fracture sa
majorité mais dont elle a fait sa
priorité : le « Green Deal ». Certes,
il n’y aura pas de vote à la clé dans
l’immédiat, mais son interven
tion pavera la route pour les diffé
rents projets de loi qui seront en
suite déclinés afin de mener la
transition écologique en Europe.
Cette perspective divise. Le PPE,
moins ouvert aux questions envi
ronnementales que les S&D et
Le nouvel exécutif européen est confronté à des chantiers ardus
Ursula von der Leyen a tenté de préciser ses vues face aux eurodéputés et aux capitales, afin de faire bouger les lignes sur des dossiersclés
strasbourg envoyée spéciale
bruxelles bureau européen
L
e Brexit à court terme, le
« Green Deal » au bout du
mandat et, entre les deux
échéances, une série de priorités
fixées par la nouvelle prési
dente : la Commission von der
Leyen aura beaucoup d’écueils
à surmonter.
Migration La polémique sur l’inti
tulé du portefeuille du commis
saire grec Margaritis Schinas est
éteinte : il ne s’agit plus de « proté
ger » mais de « promouvoir » le
mode de vie européen... La Com
mission pourra donc revenir à l’es
sentiel et, peutêtre, faire approu
ver un « nouveau pacte » migra
toire. M. Schinas, qui chapeautera
la commissaire socialiste sué
doise Ylva Johansson, promet une
remise à plat complète. Le pro
gramme, en tout cas, est vaste :
mettre en place un régime d’asile
commun, rétablir le fonctionne
ment de l’espace sans passeport de
Schengen, réviser les accords de
Dublin (sur le premier pays d’ac
cueil), mieux contrôler les frontiè
res, développer une politique de
retour plus rapide. La Commission
espère agir début 2020, mais elle
devra convaincre les pays de l’Est,
ceux qui, a dénoncé M. Schinas au
Parlement, « refusent de nourrir
des migrants ».
Numérique C’est une mission
prioritaire à ses yeux : Mme von der
Leyen veut que Margrethe Vesta
ger (viceprésidente exécutive
chargée du numérique) et Thierry
Breton (marché intérieur), ainsi
que Paolo Gentiloni (économie),
adaptent l’Europe au siècle numé
rique et assurent sa souveraineté
technologique. Ils devront établir
des normes pour les réseaux 5G et
les technologies de nouvelle géné
ration. La Commission envisage
également l’instauration d’une
taxe numérique européenne, au
cas où aucun accord sur le sujet ne
serait trouvé dans le cadre de
l’OCDE. Les commissaires sont
également invités à développer
une « approche européenne coor
donnée » relative à l’intelligence
artificielle (IA). Et à concocter une
initiative législative sur les servi
ces numériques, qui fixerait des
dispositions de responsabilité et
de sécurité pour les platesformes,
les services et les produits numéri
ques. Une harmonisation, elle
aussi, bien difficile.
Une Europe « géopolitique »
JeanClaude Juncker voulait une
Commission « politique », Mme von
der Leyen la souhaite « géopoliti
que ». « Nous construirons notre
partenariat avec les EtatsUnis,
nous définirons nos relations avec
une Chine davantage affirmée et
nous serons un voisin fiable, par
exemple pour l’Afrique. Cette
équipe devra défendre nos valeurs
et nos normes de stature mon
diale », a affirmé la nouvelle prési
dente. L’Europe, vraie « puissance »
sur la voie de l’autonomie stratégi
que? Sans doute pas, même si elle
accomplit des progrès dans le do
maine de la défense, même si, en
son sein, les plus frileux sont, eux
aussi, bien contraints de prendre
en compte le changement de posi
tion des EtatsUnis envers leurs al
liés. A l’égard de la Russie, serace
l’heure du reset (« redémarrage »)
évoqué par Emmanuel Macron?
Cette idée glace les pays de l’est
de l’Europe. Et les VingtSept ne
seront, en réalité, pas plus unis
pour déterminer une position face
aux EtatsUnis de Donald Trump.
Ou à la Chine, qui investit massive
ment chez certains d’entre eux,
dans le cadre de ses « nouvelles
routes de la soie ».
Un budget à la hauteur Pas de po
litiques ambitieuses sans budget
conséquent. La Commission pro
pose une enveloppe de 1 300 mil
liards d’euros sur la période 2021
2027, mais les pays membres sont
divisés, notamment sur la ma
nière de compenser les 13 mil
liards perdus chaque année en rai
son du Brexit. Les débats à venir,
d’ici à la fin 2020, porteront aussi
bien sur les contributions des
Etats membres que sur les moyens
affectés à l’agriculture, aux ré
gions les plus pauvres et aux nou
velles priorités (climat, migration,
innovation...). Quant à l’idée de
conditionner les subventions au
respect de l’Etat de droit, c’est un
véritable épouvantail pour l’Est.
Le social On l’aurait presque
oublié, mais le groupe socialiste
l’a rappelé en échange de son sou
tien : l’Europe doit aussi s’occuper
du social, et Mme von der Leyen a
ajouté à l’intitulé initial – « em
ploi » – du portefeuille du com
missaire luxembourgeois Nico
las Schmit « les droits sociaux ». Il
devra défendre un salaire mini
mum européen, mettre en place
une nouvelle autorité du travail
et instaurer un régime européen
de réassurance chômage. Et aussi
légiférer dans le domaine du nu
mérique, pour lutter contre le
dumping social.
v. ma. et jeanpierre stroobants
La nouvelle Commission européenne, autour d’Ursula von der Leyen, mercredi 27 novembre, à Strasbourg. VINCENT KESSLER/REUTERS
Ce ne sont plus
deux groupes
politiques qu’il
faut désormais
unir pour faire
une majorité,
mais trois
Renew, préférerait que Mme von
der Leyen en reste aux grands
principes. Ses deux alliés, en re
vanche, plaident pour des engage
ments chiffrés, qui l’engagent
pour la suite. Puisqu’elle a promis
la neutralité carbone en 2050, et a
déjà dit vouloir réduire d’ici à 2030
de 50 % à 55 % les émissions des
gaz à effet de serre, il faut qu’elle
réitère cet objectif, jugentils.
Autre sujet sur lequel ses paro
les seront scrutées à la loupe : la
taxe carbone aux frontières de
l’Union, à laquelle cette fidèle de
Mme Merkel se dit favorable.
« Une taxe, ça ne se fera jamais,
car il faut l’unanimité des Etats
membres. Et par ailleurs, il y a
des chances que ça ne soit pas
compatible avec les règles de l’Or
ganisation mondiale du com
merce. Il vaut mieux parler de mé
canisme. Mais pour l’instant,
Mme von der Leyen parle de taxe
et M. Timmermans [chargé du
“Green Deal”] de mécanisme »,
explique l’eurodéputé (Renew
Europe) Pascal Canfin.
virginie malingre