Le Monde - 29.11.2019

(Martin Jones) #1
0123
VENDREDI 29 NOVEMBRE 2019

CULTURE


| 21


Des chevaux 


d’acier et


des hommes


Créé en 2007, « War Horse »


débarque à La Seine musicale


REPORTAGE
londres

O


n ne l’a pas senti arri­
ver et, soudain, il sur­
git des coulisses au
galop, s’arrête net
sous notre nez, s’ébroue en
secouant sa crinière rousse, fré­
missant jusqu’aux oreilles et hen­
nissant fort. Deux paires de jam­
bes humaines cohabitent avec les
sabots de ce cheval qui repart
comme s’il avait le feu aux fesses.
Cet animal imposant, marion­
nette géante de 66 kilos, est Joey,
star du spectacle War Horse, mis
en scène en 2007 par Marianne
Elliott et Tom Morris, qui débar­
que avec son écurie, du 29 novem­
bre au 29 décembre, à La Seine
musicale, à Boulogne­Billancourt.
Car Joey n’est pas seul à se faire dé­
chirer par les tirs au mortier dans
cette saga équine sur la première
guerre mondiale. Il y a aussi le
puissant Topthorn, 70 kilos, deux
chevaux plus légers, ou encore
Baby Joe, le poulain, qui aime ca­
racoler dans les prés.
A quelques minutes de la repré­
sentation, jeudi 21 novembre, au
Troubadour Theatre de Londres,
le troupeau, fabriqué par la com­
pagnie sud­africaine Handspring
Puppet, est au calme dans les cou­
lisses. Lampe de poche dans la
bouche, Gretchen Maynard­
Hahn, chargée de la réparation
des marionnettes, inspecte les ar­
matures d’acier couvertes de
mousseline, resserre les boulons
des oreilles de Joey. « Nous veillons
à faciliter le travail des marionnet­
tistes qui les endossent, explique­
t­elle. Ce sont des machines extrê­
mement bien faites mais des acci­
dents peuvent survenir. Si une
jambe se brise pendant le specta­
cle, nous devons la remplacer à

toute vitesse. » Il faut trois mois
pour construire un cheval et six
Joey ont été fabriqués depuis les
débuts de la pièce.
Depuis sa création au National
Theatre de Londres, en 2007,
quatre ans avant le film de Steven
Spielberg, ce show inspiré par le
livre (Cheval de guerre, Gallimard,
Folio Junior) écrit en 1982 par
Michael Morpurgo, a tourné dans
douze pays dont la Chine, le Japon,
l’Australie. A son compteur : huit
millions de spectateurs. « Ce suc­
cès m’étonne toujours, s’exclame
l’écrivain britannique, de passage
au Salon du livre et de la presse
jeunesse de Montreuil. Je suis
heureux que War Horse arrive en
France, qui a tellement souffert de
la première guerre mondiale. Mais
l’histoire est universelle. Lors­
qu’en 2004 le National Theatre m’a
appelé pour créer un spectacle à
partir de mon livre, je ne pouvais
pas imaginer une pièce sur ce sujet
avec des marionnettes. J’ai vu une
girafe conçue par Handspring
Puppet et j’ai eu les larmes aux
yeux. C’était ridicule, mais je me
suis dit alors que c’était possible. »

Violence de la guerre
Deux ans de recherche ont été né­
cessaires pour faire émerger cette
fresque qui met en scène le conflit
avec les Allemands à travers la vie
de Joey et de son propriétaire, le
jeune Albert (interprété par Scott
Miller). Vendu par le père à la ca­
valerie et envoyé en France, Joey
traverse les lignes ennemies. « Au
départ, nous avons cherché les
mouvements des chevaux en nous
mettant des boîtes en carton sur la
tête, se souvient le chorégraphe
Toby Sedgwick. Je vis à la campa­
gne et j’ai longuement observé
leurs comportements. Je les ai fil­
més aussi et nous avons com­

mencé peu à peu à entrer dans le
rôle de l’animal. »
Et l’on y croit! La mise en scène
très cinématographique de War
Horse, paradoxalement sobre et
spectaculaire, est servie par 34 ac­
teurs. Elle figure une tranchée
avec un tas de terre, une ferme
avec une porte en bois, un char­
nier avec deux marionnettes
éventrées. A l’opposé, les lumiè­
res, les vidéos et la bande­son
chargent pour plonger le specta­
teur dans la violence de la guerre.
On oublie que les chevaux sont
des leurres. Un exploit, tant le tra­
vail mécanique, vocal et mental
des manipulateurs se révèle épa­
tant jusque dans les détails d’un
mouvement de tête ou d’une lé­
gère ruade de crainte.
Quatre équipes de trois marion­
nettistes s’activent en alternance
avec les deux chevaux vedettes.
Trois personnes sont nécessaires
pour un seul animal, parfois lesté
d’un cavalier. L’un, situé à côté du
cheval, tient la tête et le cou. « C’est
comme porter une chaise à bout
de bras pendant près de deux heu­
res », compare Tom Quinn. Les

deux autres, glissés à l’intérieur
de l’armature qu’ils portent sur
les épaules, actionnent qui les
pattes avant, qui l’arrière­train.
Tom Quinn fait équipe avec
Lewis Howard et Samuel Parker.
Acteurs à l’origine, ils ont été en­
gagés sur audition et sont pour la
première fois marionnettistes.
Après deux semaines d’immer­
sion dans la manipulation, dix
d’apprentissage plus global du
spectacle, ils ont trouvé un certain
confort après trois mois de repré­
sentation. Ils jouent Joey ensem­
ble depuis deux ans et demi et ont
enchaîné 700 dates – en général,
les marionnettistes sont rempla­
cés après dix­huit mois. « C’est ra­

fraîchissant d’une certaine façon,
car il n’est plus question d’ego ici,
souligne Tom Quinn. Au début,
lorsque les spectateurs me disaient
qu’ils avaient oublié que je suis là
auprès de Joey, je n’aurais jamais
pensé être content de m’effacer der­
rière un cheval. »

« Rythme commun »
Observer cette triplette, dont
aucun des membres n’a fait
d’équitation, pendant le spectacle
est un régal. Manipuler et jouer
un cheval n’est pas une mince en­
treprise. Incorporer son compor­
tement, faire bloc avec ses parte­
naires pour rendre chacune de ses
réactions organiques exigent une
écoute et une symbiose parfaites.
Tom Quinn ne lâche jamais de
l’œil la tête de Joey. Les jambes de
Lewis Howard et de Samuel
Parker en disent presque aussi
long sur l’histoire que les sabots
de l’animal. « Lorsque je vois bou­
ger la tête de Joey au­dessus de moi
tandis que je suis en train d’activer
ses jambes, il y a quelque chose
d’incroyable qui se passe dans ma
tête », s’exclame Lewis Howard.

Stéphane Braunschweig en eaux troubles


« Nous pour un moment » explore les relations ambiguës nous liant aux autres


THÉÂTRE


S


téphane Braunschweig est
fidèle à l’auteur norvégien
Arne Lygre. Après avoir créé
Je disparais et Rien de moi, il offre
la primeur en France de Nous pour
un moment, une pièce courte,
dense et intrigante, dont les per­
sonnages sont des hommes et des
femmes d’aujourd’hui, avec leurs
histoires d’amour qui souvent
vont mal, leurs blessures ancien­
nes qui ressurgissent, les morts
brutales qui les frappent, les agres­
sions qui les menacent. Ils aime­
raient qu’on les laisse tranquilles,
ils hésitent entre le réconfort
d’une présence et le poids qu’elle
peut induire, ils composent avec
leurs fragilités et la réalité.
Pour faire vivre ces hommes et
ces femmes, Arne Lygre fait un
choix radical : il met en scène Une
Personne face à une autre per­
sonne qui selon les circonstances,
s’avère Un Ami ou Une Amie, Une
Connaissance, Un Inconnu ou
Une Inconnue, Un Ennemi ou
Une Ennemie.
Les personnages de Nous pour
un moment n’ont donc pas de
nom, mais une fonction. Et ils

voyagent à travers les identités.
Dans la première scène, par
exemple, la femme qui tient le
rôle de Une personne meurt à la
fin. On la retrouve dans la scène
suivante, la même mais devenue
le mari de la femme morte. Inu­
tile de préciser qu’il y a du vertige
dans cette construction, qui em­
boîte, comme les poupées russes,
les questions que l’on peut se po­
ser sur la nature d’une amitié,
d’une connaissance, d’une inimi­
tié ou d’une rencontre.
Comment ces dernières façon­
nent­elles la personne que nous
sommes? Comment faire avec?
Ou s’en débarrasser? Comment,
tout simplement, être soi?
Pour Stéphane Braunschweig,

qui aime éclaircir les
complications, Nous pour un mo­
ment est un cadeau. On sent qu’il
se régale à diriger les quatre co­
médiennes et les trois comé­
diens, qui tiennent impeccable­
ment leurs rôles multiples.

Réflexion sur « l’amour liquide »
Mais Stéphane Braunschweig se
piège aussi. Dans le programme
du spectacle, il a fait insérer un
extrait de l’essai de Zygmunt
Bauman, L’Amour liquide. De la
fragilité des liens entre les hom­
mes, qui met l’accent sur l’ambi­
valence des relations dans un
monde individualisé : « Elles hési­
tent entre le rêve agréable et le
cauchemar, sans que l’on puisse
prévoir à quel moment l’un de­
viendra l’autre. La plupart du
temps, ces deux avatars cohabi­
tent – à des niveaux de conscience
différents, toutefois. » Cette ré­
flexion sur « l’amour liquide »
guide le parti pris de la mise en
scène. Elle va même jusqu’à l’il­
lustrer : le plateau des Ateliers
Berthier de l’Odéon est recouvert
d’une eau noire, sur laquelle tran­
che le blanc de panneaux qui
dessinent divers espaces.

Les éléments, tables, chaises ou
lit, sont peu nombreux, et blancs
eux aussi. Ils ont les pieds dans
l’eau, comme les comédiens. Et
cette eau, voulue par Stéphane
Braunschweig, qui signe la scéno­
graphie de Nous pour un moment,
on ne peut pas l’oublier. On re­
garde jusqu’à quel niveau des che­
villes elle monte, on se dit qu’elle
doit être chauffée parce que cer­
tains comédiens sont pieds nus,
on l’entend faire « floc­floc » lors
des déplacements, on la voit on­
duler. Et, pendant ce temps, l’at­
tention flotte, au risque de pertur­
ber l’essentiel : l’écoute de la pièce
d’un auteur vivant de 51 ans.
brigitte salino

Nous pour un moment, d’Arne
Lygre. Mise en scène de Stéphane
Braunschweig. Avec Anne
Cantineau, Virginie Colemyn,
Cécile Coustillac, Glenn
Marausse, Pierric Plathier, Chloé
Réjon, Jean­Philippe Vidal.
Ateliers Berthiers de l’Odéon,
1, rue André­Suarès, Paris 17e.
De 8 € à 36 €. Durée : 1 h 35.
Jusqu’au 14 décembre.
Le texte est édité à L’Arche, avec
« Moi proche » (200 p., 15 €).

Lors d’une représentation au New London Theatre. BRINKHOFF-MÖGENBURG

« C’est comme
porter une chaise
à bout de bras
pendant près
de deux heures »
TOM QUINN
marionnettiste

« Là où je suis, je n’ai qu’une petite
fenêtre de vision et je fais très at­
tention au moindre mouvement
de Tom pour réagir en direct », pré­
cise Samuel Parker, qui assure les
mouvements de la queue grâce à
un levier de frein de vélo posé sur
des bâtons de ski.
Ensemble, ils font évoluer l’ani­
mal, bruitant de concert ses gro­
gnements, piaffements, hurle­
ments. « La respiration est fonda­
mentale pour rendre vivante la
marionnette, mais aussi pour com­
muniquer entre nous et trouver no­
tre rythme commun, insiste Lewis
Howard. Les bruits sont les nôtres
mais, s’ils sont sincères, ils devien­
nent ceux de Joey. » Au trot, au ga­
lop, en marche arrière, au sol,
blessé, le cheval est bien là, qui
vieillit et souffre, portant l’histoire
souterraine de ces huit millions de
congénères morts pendant la pre­
mière guerre mondiale.
rosita boisseau

War Horse. La Seine musicale,
à Boulogne­Billancourt (Hauts­
de­Seine), du 29 novembre
au 29 décembre. De 29 € à 99 €.

Les personnages
n’ont pas de nom,
mais une
fonction. Et ils
voyagent à
travers les
identités

Camille Bombois,

Fillette à la poupée

, 1925, 55 x 46,5 cm, P124,

Collection privée

Photo : © Jean-Louis

Losi, ©

Adagp,

Paris, 2019
Free download pdf