Le Monde - 29.11.2019

(Martin Jones) #1

22 |culture VENDREDI 29 NOVEMBRE 2019


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La revanche d’Elton John sur Reg Dwight


Le chanteur britannique revient sur sa vie de pop star dans un ouvrage où le tragique côtoie le cocasse


AUTOBIOGRAPHIE


A


près plus d’un demi­
siècle d’activité au ser­
vice de l’industrie du
disque britannique,
Elton John a décidé de faire ses
adieux aux tournées avec 300 da­
tes réparties sur trois années, jus­
qu’en décembre 2020. Sa révé­
rence s’accompagne du biopic
Rocketman, de Dexter Fletcher,
coproduit par ses soins et sorti
avant l’été, suivi à l’automne de
l’autobiographie Moi, Elton John.
Un exercice éditorial a priori pa­
radoxal, car le chanteur et pia­
niste britannique est un homme
de notes et non de mots, ayant re­
noncé à devenir un songwriter
complet en nouant, à partir de
1967, un partenariat fécond avec
le parolier Bernie Taupin.
Pour coucher ses souvenirs, pas
forcément clairs en raison des
quantités de cocaïne inhalées
dans les décennies 1970 et 1980


  • et complétées par des litres de
    vodka Martini –, il a fait appel à
    un ghostwriter, Alexis Petridis,
    critique pop rock du Guardian.
    Sans que cette intervention lisse
    un récit « cash », drôle et vachard,
    où Sir Elton égratigne le milieu
    dans lequel il a prospéré, le bar­
    num d’un rock’n’roll passant à
    l’âge industriel, et surtout lui­
    même, cette star égotiste et carac­
    térielle, à la fois exaspérante et
    touchante par sa sincérité et sa lu­
    cidité. Fait plutôt rare pour un
    vendeur de ce calibre, il porte en
    effet un regard sans concession
    sur son œuvre, n’hésitant pas à
    qualifier d’« atroces » quelques­
    unes de ses chansons – il déteste
    ainsi son tube Don’t Let the Sun
    Go down on Me – et à reconnaître
    qu’il a « casé dans Leather Jackets
    [album de 1986] toutes les daubes
    qui [lui] tombaient sous la main ».


Garçon rondouillard et timide
La première moitié du livre est
évidemment la plus captivante,
qui se confond avec une ascen­
sion et un âge d’or culminant
en 1975, avec l’album Captain
Fantastic and the Brown Dirt Cow­
boy. Les outrances du glam­rock


  • trucs à plumes, strass, semelles
    compensées – permettent à celui
    qui réalise alors à lui seul 2 % du
    chiffre d’affaires mondial du dis­
    que de prendre une éclatante
    revanche sur Reg Dwight, le gar­
    çon rondouillard et timide, aux
    doigts trop courts pour un pia­


niste : « Pendant des années et des
années, je n’ai pas supporté mon
reflet dans un miroir. Je haïssais
vraiment ce que j’y voyais : j’étais
trop gros, trop petit, mon visage
était bizarre (...). »
On suit dans la banlieue londo­
nienne de Pinner ce fils d’un
« couple de la guerre » (un capi­
taine de la Royal Air Force et une
vendeuse qui lui fera découvrir
Elvis Presley), dont l’existence ne
prend des couleurs qu’autour des
45­tours et du clavier. S’il intègre
la Royal Academy of Music à
11 ans, Little Richard et Jerry Lee
Lewis, ces deux rebelles qui
jouent du piano debout, le dé­
tournent rapidement vers les
pubs, où il tient l’orgue pour
Bluesology. Un groupe qui sortira
de l’anonymat en accompagnant
le chanteur de blues Long John
Baldry, auquel le futur Elton John
empruntera le prénom, qu’il asso­
ciera à celui du saxophoniste de
Bluesology, Elton Dean.
« Déjà, au sein de Bluesology,
j’étais le binoclard de service, celui
qui n’avait pas une gueule de pop
star, qui ne portait jamais de frin­
gues à la mode, le ringard qui traî­
nait dans les magasins de disques
pendant que les autres passaient
leur temps à baiser et à prendre des
drogues », se souvient­il. La bo­
hème et les tournées ne règlent
en rien les problèmes du jeune
homme, « sans doute le seul musi­
cien britannique des années 1960
à avoir travaillé dans la Reeper­
bahn [l’avenue « chaude » de
Hambourg, où les Beatles se rodè­
rent à leurs débuts] et à en être re­
venu avec sa virginité intacte ». Il
faudra la rencontre de l’explosif et
toxique John Reid, qui devient
son amant et manageur, pour
que le chanteur prenne enfin
confiance en lui.
On regrettera qu’Elton John,
peu avare en confidences sur sa
sexualité, ne s’étende pas davan­
tage sur la conception des al­
bums qu’il enregistre sous son
nom à partir d’Empty Sky,
en 1969. Stimulé par la synthèse
des musiques américaines pro­
posée par Leon Russell et The
Band, il trouve sa manière, alliant
country, gospel et blues à la pop
orchestrale, au music­hall et au
glitter rock britannique, et com­
met un quasi­sans­faute avec les
huit albums qu’il enregistre de
1970 à 1975. Seuls Stevie Wonder
et David Bowie font jeu égal à
cette époque. Son aisance mélo­

dique – « il arrive qu’une chanson
ne soit pas plus longue à compo­
ser qu’à écouter », fanfaronne
Elton John – fait sa fortune avec
une succession de tubes.

Cocaïne et déchéance solitaire
Que le grand œuvre, le double
Goodbye Yellow Brick Road (1973),
ne soit pas plus mis en valeur sera
vécu comme une frustration.
Elton John, qui s’était pourtant
plaint à l’auteur de ces lignes que
les journalistes l’interrogent da­
vantage sur ses frasques que sur
sa musique, préfère consacrer de
la place à sa frénésie de collection­
neur et à sa garde­robe, aux ca­
deaux dont il couvre ceux qu’il
aime et à ses amitiés (Rod Stewart,
John Lennon, Marc Bolan, mais
pas David Bowie) et surtout à la
folie qui s’empare de lui quand, à
partir de 1974, il fait « le plus mau­
vais choix de [sa] vie » avec la co­
caïne. Soit le prélude aux thèmes
attendus de toute biographie de
rockstar encore vivante : chute,
puis rédemption, après l’obliga­
toire cure de désintoxication. De
sa déchéance solitaire, Elton John

n’épargne rien au lecteur : « Je ne
me lavais pas. Je ne m’habillais
pas. Je ne faisais que traîner, à me
branler dans ma robe de chambre
maculée de vomissures. »
A ce stade du récit, on est entré
dans les années 1980, et la moitié
restante du livre concerne moins
un musicien (sinon celui du Roi
lion, avec son étonnant tube sur
un « phacochère péteur ») qu’un
people ciblé par l’homophobie de
The Sun, tabloïd contre lequel il
obtiendra, en 1987, un dédomma­
gement historique d’un million
de livres assorti d’un « Pardon
Elton » en « une ». Sans perdre son
humour, le seigneur de Woodside


  • « c’était une bâtisse pseudo­géor­
    gienne, mais j’ai choisi de renoncer
    au style Régence ou palladien au
    profit de celui connu dans le milieu
    des architectes d’intérieur sous le
    nom de “pop star camée des an­
    nées 70 qui ne se sent vraiment
    plus pisser” » – narre ses liens avec
    la famille royale. Et s’assombrit
    pour évoquer ses deux amis per­
    dus à l’été 1997, Gianni Versace et
    Lady Diana, cette princesse en
    mémoire de laquelle il enregistre


un remake de Candle in the Wind,
qui deviendra le deuxième single
le mieux vendu de l’histoire. Puis
son couple avec David Furnish et
la paternité, sa passion pour les
« kitscheries » du photographe
David LaChapelle, sans oublier sa
lutte contre la calvitie – « chauve,
je ressemble à Shrek », assure­t­il.
Ces pages suscitent néanmoins
l’intérêt quand il parle de son
combat contre le sida, son senti­
ment de culpabilité pour avoir
tardé à réagir, et son impression
d’être un miraculé : « C’est sans
doute mon manque d’intérêt pour
l’acte lui­même qui m’a permis

d’échapper au sida. Autrement, je
serais sans doute mort. » Ou, pour
sortir du tragique, quand il s’illu­
mine en parlant de Watford, le
club de football qui, sous sa prési­
dence, grimpera de la quatrième à
la première division anglaise, de
1977 à 1982. A ce sujet, ce provoca­
teur affirme n’avoir jamais pris
ombrage des quolibets des sup­
porteurs adverses liés à son
orientation sexuelle.
Qu’un tel introverti, longtemps
invisible et bourré de complexes,
se soit métamorphosé en flam­
boyante pop star dans les années
1970 offre une éclatante illustra­
tion du pouvoir magique du
rock’n’roll, ce dinosaure sur le
point de s’éteindre. Elton John
craint qu’advienne « un monde
où l’on apprend aux artistes à ne
rien dire de dérangeant, où l’on
cherche à faire d’eux des paran­
gons de perfection ». Un monde
qui le renvoie au pire ennemi de
sa jeunesse : l’ennui.
bruno lesprit

Moi, Elton John, Albin Michel,
432 p., 22, 90 €.

La « fresque sociale » de Damien Saez


« Le Manifeste », projet que le chanteur décline en CD, poèmes, concerts, etc., prend désormais la forme d’un quatrième et quadruple album


MUSIQUE


C’


est un acte artistique
au long cours qui a dé­
buté le 16 juin 2016,
avec l’ouverture d’un site Inter­
net (Culturecontreculture.fr) et
l’annonce d’un projet nommé
Le Manifeste. En maître d’œuvre,
Damien Saez, auteur­compo­
siteur, chanteur, pianiste et gui­
tariste, qui vient de publier un
nouvel album, le quatrième
avec cet intitulé générique. Son
titre complet : Le Manifeste 2016­


  1. Ni dieu ni maître, trente­
    neuf chansons réunies dans un
    quadruple album.
    « Quand je lance Le Manifeste,
    je le conçois comme une œuvre
    numérique qui ne serait pas
    contrainte par le nombre de chan­
    sons que l’on peut mettre sur un dis­
    que, un voyage à plusieurs entrées »,
    explique Damien Saez, dans les
    locaux parisiens d’Alias, la société
    de production de ses concerts.
    Le site Internet, qui vient d’être
    réaménagé, « c’est une maison


d’artiste ». Avec un accès libre pour
partie, un abonnement mensuel
pour profiter de l’ensemble, sur
lequel sont proposés des poèmes
en prose, des courts­métrages,
des messages, des photographies,
des chansons inédites. « On vient
ici pour ma musique, ma discogra­
phie, celle du passé, tout ce qui est
lié au Manifeste, ce qui viendra
dans le futur, pour 5 euros par
mois, ajoute Damien Saez. Il y a
aussi un but éducatif par rapport à
ce que la société renvoie sur la
valeur de la musique, avec les pla­
tes­formes de streaming, qui di­
sent mettre toute la musique du
monde pour 10 ou 15 euros, mais
dans un grand fouillis, où la rému­
nération ne correspond pas à ce
qui est réellement écouté. » Le
chanteur reste toutefois présent
sur des plates­formes, par un ac­
cord de son label 16.Art, en contrat
de licence avec Cinq7 (Wagram).
Le Manifeste, ce sont aussi des
concerts. Une première tournée a
eu lieu de décembre 2016 à
avril 2017. En cette fin d’année

2019, la deuxième a débuté à Brest
le 9 novembre et se terminera le
13 décembre, à Tours. Dans des
grandes salles de type Zénith, avec
des jauges de 5 000 à 6 000 places,
d’autres plus élevées, au­delà de
10 000 personnes, dont l’Accor­
Hotels Arena, à Paris, le 3 décem­
bre – les affiches ont conservé
l’ancien nom de Bercy. Les
concerts de Damien Saez peuvent
souvent durer près de trois heu­
res. A Paris, cela pourrait doubler :
« Je pense que je vais commencer,
en acoustique, quand le public sera
encore en train d’arriver. Et puis il y

a toutes ces chansons écrites sur
Paris, depuis vingt ans, que j’avais
envie de centraliser sur un concert.
Paris qui a aussi été le lieu de
violences, de drames. »

L’écho des drames
Ce dont Le Manifeste 2016­2019.
Ni dieu ni maître se fait l’écho,
avec quelques compositions déjà
présentes sur trois autres albums
à l’emblème du Manifeste, qui ont
été parfois remixées, et de nou­
velles : les attentats terroristes
contre Charlie Hebdo (Tous les ga­
mins du monde), le Bataclan (Les
Enfants Paradis), le mouvement
des « gilets jaunes » (Manu dans
l’cul, avec les mots des colères de
la rue), l’incendie de Notre­Dame
(deux versions de La Dame en
feu), « un symbole aussi de notre
histoire culturelle, indépendam­
ment de la foi, de tous ces lieux de
notre patrimoine délaissés ».
Sans suivre une chronologie,
les chansons de Ni dieu ni maître,
que Damien Saez définit comme
une « fresque sociale », ont été

rassemblées en deux parties,
L’Humanité et L’Humain. La pre­
mière, plus globale, parle de lut­
tes et de contestations, des guer­
res au nom de la religion, du capi­
talisme, de l’immigration, des dé­
bats sur le voile, des violences
faites aux femmes – « la vague
Internet a entraîné un change­
ment dans les discours mais pas
dans les comportements, parce
que là, en fin d’année, il y a encore
plus de féminicides » –, ou encore
de l’« hystérie des réseaux so­
ciaux, de la démagogie perma­
nente avec, comme dans les jeux
du cirque, les pouces levés et des
pouces baissés ».
Ses concerts débutent par une
chanson qui n’est pas sur l’al­
bum, Colisée. L’Humain, « ce sont
plutôt des personnages, de l’in­
time, des déclarations d’amour ».
Il y a Germaine, « une écorchée
vive, une révoltée, la fureur de
vivre dans la sexualité, l’alcool »,
Mohamed, portrait du grand­
père maternel de Damien Saez,
ou Jojo, à propos de Johnny Hal­

lyday et « ce qu’il a représenté
pour un tas de gens, ce monde
d’ouvriers et d’employés qui a
l’impression de disparaître avec
sa mort ». Saez s’amuse que cela
puisse paraître décalé, lui dont la
filiation avec Barbara, Brassens,
Brel ou Ferré est évidente.
Voix et piano ou guitare acous­
tique, avec rythmique électrique
ici, orchestre de cordes là, Ni dieu
ni maître se conclut par L’Huma­
niste, « pas un autoportrait, mais
quelque chose vers lequel j’aime­
rais tendre, aimer l’autre plus que
s’aimer soi, que je me fixe comme
une quête ». Presque à la fin de
l’album, une composition or­
chestrale, sans texte, annonce
déjà un nouveau projet : « Quasi­
ment que des thèmes instrumen­
taux, la force de la musique en
tant que telle. »
sylvain siclier

Le Manifeste 2016­2019. Ni dieu
ni maître, de Damien Saez, 4 CD
16Art­Cinq7/Wagram Music.
En tournée jusqu’au 13 décembre.

Les concerts
de Damien Saez
peuvent souvent
durer près
de trois heures.
A Paris, cela
pourrait doubler

Elton John,
devant le
Starship, le
Boeing des
rockstars,
à Los Angeles,
en 1974.
SAM EMERSON
(COURTESY
OF ROCKET
ENTERTAINMENT)

Il porte un regard
sans concession
sur son œuvre,
n’hésitant pas
à qualifier
d’« atroces »
quelques-unes
de ses chansons
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