Le Monde - 29.11.2019

(Martin Jones) #1
0123
VENDREDI 29 NOVEMBRE 2019
styles

| 25


à la


manière


de pierre


gagnaire


A Londres pour trois jours


en provenance de Dubaï,


avant de repartir pour Nîmes,


le chef français 16 étoiles gère


23 enseignes en même temps.


Mais comment fait­il?


Rencontre au Sketch, sa table


londonienne nouvellement


auréolée de trois macarons


GASTRONOMIE
londres ­ envoyée spéciale

I


l neige dans le lobby du
Sketch. Pour Noël, l’exubé­
rant restaurant londonien a
reproduit dans son hall d’en­
trée une rue enneigée, alimentée
toutes les trente minutes par un
canon de faux flocons.
Bien que l’endroit ait été conçu
par l’entrepreneur franco­algé­
rien Mourad Mazouz (toujours
aux manettes) et que la restaura­
tion soit confiée à Pierre Gagnaire
depuis son ouverture, en 2003, le
Sketch n’a rien de français dans sa
vision baroque de la restauration.
Ce bel hôtel particulier mélange
tout : une table de haute gastro­
nomie, trois brasseries, la fête, le
clubbing, les cocktails, l’art con­
temporain et le design, dans un
dédale étourdissant de salles dont
les couleurs, néons et installa­
tions font le bonheur des insta­
grameurs. Impossible d’aller aux
toilettes, en forme d’œufs géants
posés sous une verrière arc­en­
ciel, sans interrompre la séance
photo d’un influenceur.
Enfin, surgissant sous les bran­
ches tentaculaires d’une sculp­
ture d’arbre lumineux, apparaît
Pierre Gagnaire, une des incarna­
tions les plus respectées de la cui­
sine hexagonale. A 69 ans, ce Sté­
phanois fait partie des rares chefs,
avec Alain Ducasse, et après Joël
Robuchon, à collectionner les
étoiles et les restaurants dans le
monde. Il est propriétaire de trois
enseignes à Paris (son trois­étoi­
les de la rue Balzac, la brasserie
chic Gaya et l’italien Piero TT).
Ailleurs, il a noué des contrats
pour concevoir la restauration
d’enseignes dont le niveau de so­

légèrement et il a l’air nerveux.
Son travail consiste à sélection­
ner les thés pour l’offre du goû­
ter, qui est un pilier financier de
l’établissement, avec 200 clients
par jour pour le tea time. L’An­
glais prépare consciencieuse­
ment ses breuvages dans des
théières en fonte noires, et vante
les mérites de chacun.
« C’est nouveau que j’aie le temps
de faire ça, commente Pierre Ga­
gnaire. A une époque, quand je ve­
nais ici, je passais tout mon temps
à écoper le navire, maintenant, ça
fonctionne. » L’Anglais, qui sent
que l’intérêt de son auditoire est
plutôt modéré, demande au chef
ce qu’il pense de son darjeeling.
« OK. Light. Too light, répond
Pierre Gagnaire, avant de repren­
dre, en français, avec sa sponta­
néité stupéfiante : Vous savez, en
travaillant ici, on s’est rendu
compte que les Anglais ne con­
naissaient rien au thé. »
Après le départ de « M. Thé », le
chef admet ne pas aimer les infu­
sions aromatisées qu’on lui a pro­
posées. Pierre Gagnaire les pré­
fère nature ou parfumées aux
fleurs, comme il les sert dans son
restaurant parisien, mais ce n’est
pas le même prix. Depuis la dé­
bandade de 1996, il est devenu ac­
cessible aux arguments ration­
nels (le Sketch emploie tout de
même 280 personnes).
Après d’ultimes rectifications
sur la nouvelle carte d’hiver, qui a
germé en quelques heures dans
son esprit, il est temps pour
Pierre Gagnaire d’appeler son
assistante et de lui dicter la
nouvelle version consignée au
critérium dans son cahier ; elle
sera ainsi envoyée à tous les
collaborateurs, qui la mettront
en pratique.

Franchise non feinte
Le chef démarre un appel vidéo,
puis se lance : « Pâté en croûte de
ris de veau aux morilles. Point. A
la ligne. Poireaux et puntarelle,
virgule, vinaigrette. Point... » Le
descriptif de ses plats rappelle les
phrases de Proust, un vortex lit­
téraire qui s’étend au­delà des li­
mites du raisonnable pour ren­
dre compte de la sensibilité de
l’auteur. Plus tard, le chef nous
dira : « Certains disent qu’il faut
trois goûts dans une assiette. C’est
de la connerie, si on peut en met­
tre dix. Ou alors de la fainéan­
tise. » « Bouillon de jambon cru du

Pays basque et quenelle de pain
de seigle. Point. » Quand l’énumé­
ration s’arrête, le chef, toujours
en haut­parleur, embraye sur les
affaires courantes : l’interview
sur France Inter, la sollicitation
pour un dîner caritatif de 200
personnes en octobre 2020 (« Je
ne serai pas en voyage à cette
date? »), la confirmation de sa
présence à Saint­Etienne, le
15 décembre, pour assister au
match AS Saint­Etienne­PSG
avec son fils et son petit­fils. « La
date tombe mal, c’est entre mon
passage à Nîmes et Courchevel
[où il gère la brasserie du Fou­
quet’s]. Tout ça pour voir le PSG
nous étriller en plus... » Quand il
raccroche, le chef plante ses yeux
dans les nôtres et déclare avec so­
lennité : « Voyez, je suis honnête
avec vous, je ne vous cache rien. »
En tout cas, il donne l’impres­
sion de s’exprimer avec une fran­
chise non feinte. Il explique sans
détour que les contrats à l’étran­
ger lui servent à financer son
trois­étoiles à Paris, dont l’équili­
bre est toujours fragile : « Surtout
que là, j’ai trois inondations en
cours, et la grève des cheminots
peut plomber la fréquentation du
resto. » A la question : « Que repré­
sentent les étoiles Michelin? », il
s’enflamme, sans agressivité
dans le ton, mais avec une évi­
dente émotion : « Dans la vie, j’ai
travaillé tôt, longtemps, j’ai été hu­
milié, mon projet à Saint­Etienne
s’est terminé lamentablement.

Alors, oui, c’est agréable d’être re­
connu dans son travail. »
20 heures, Pierre Gagnaire a en­
filé sa veste de chef immaculée
pour faire un tour aux fourneaux
où s’activent les cuisiniers des
trois brasseries du Sketch. « Ce
soir, je ne vais pas vous faire le
coup de coller au cul de chaque
gars pour voir comment il cuit
son steak. J’ai mis en place un
système pour que ça fonctionne
sans moi. » Il n’empêche, à son
passage, les nuques se raidissent,
les yeux se baissent. Tac, il ôte
une préparation du feu, goûte la
purée d’aubergine, la nourrit
d’une sauce corsée qui passait
par là, rectifie l’assaisonnement.
Il ajoute de l’huile d’olive sur
un plat prêt à partir au passe,
complimente le chef exécutif
tout en lui recommandant de
veiller à ce que les casseroles
soient plus propres.
Comment ne pas passer pour
l’inspecteur des travaux finis? En
traitant bien ses cuisiniers, répli­
que Pierre Gagnaire. C’est vrai
qu’il les encourage, les félicite, les
met en avant, prend des nouvel­
les de leurs conjoints et enfants.
« Vous savez, j’ai passé ma vie à
mettre au point les fondamen­
taux de ma cuisine pour les
transmettre à des jeunes vifs
comme Johannes », déclare­t­il en
désignant son protégé de son
doigt noueux. Et pour la bonne
ambiance, ce soir, c’est dîner
d’équipe au Sketch avec ses

Pierre
Gagnaire.
CHRISTIAN BERG

Ci­dessous :
La table
gastronomique
Sketch décorée
pour les fêtes
de fin d’année.
MARK COCKSEDGE

« DANS LA VIE, 


J’AI TRAVAILLÉ TÔT, 


LONGTEMPS, J’AI ÉTÉ 


HUMILIÉ, MON PROJET 


À SAINT­ETIENNE 


S’EST TERMINÉ 


LAMENTABLEMENT. 


ALORS OUI, 


C’EST AGRÉABLE 


D’ÊTRE RECONNU 


DANS SON TRAVAIL »
PIERRE GAGNAIRE

quatre chefs exécutifs. Pierre Ga­
gnaire disparaît des cuisines, on
le retrouve dix minutes plus tard
en veste de costume et chemise à
la Gallery, brasserie en forme
d’écrin rose bonbon conçue par
la designer India Mahdavi.

« Space Mountain » des papilles
A table, on sent les chefs un peu
tendus parce que Pierre Gagnaire
est devant eux, en train de juger
leur travail et qu’en plus, malgré
tous les compliments qu’il prodi­
gue, il n’a pas terminé son as­
siette de pintade à la pistache et
crème d’aubergine. On tente de
faire diversion : « Qu’est­ce qui
vous amuse le plus dans votre tra­
vail? » Le chef nous jette un re­
gard incrédule avant de répon­
dre : « Mais enfin, je ne suis pas
dans l’amusement! Je travaille
consciencieusement. Et puis je ne
peux pas m’arrêter, je n’en ai pas
les moyens! » Le chef explique
qu’il a consacré sa vie à son tra­
vail, parfois au détriment de ses
proches, « mais sans jamais être
un salaud ». Il n’imagine pas s’ar­
rêter. Sa fougue a le mérite de dé­
tendre l’atmosphère.
Le lendemain midi, le restau­
rant gastronomique est encore
fermé, mais les cuisiniers prépa­
rent déjà le repas du soir. On de­
mande à Pierre Gagnaire s’il est
possible de goûter un plat avant
de partir. « Oui, oui, installez­
vous, je vais m’en occuper. » Seul
dans l’immense salle, on guette
l’arrivée de la pitance, en se de­
mandant à quoi s’attendre. Mais
rien ne prépare à la symphonie
étourdissante de Pierre Gagnaire
improvisant en cuisine.
Le principe de ses assiettes foi­
sonnantes, c’est qu’à chaque bou­
chée, ce qu’on tient pour acquis
s’effondre. Ce navet braisé au
miso est d’une douceur incom­
parable quand on le mange avec
les gnocchis dodus qui l’accom­
pagnent. Mais à la cuillerée sui­
vante, on attrape une olive verte
qui rend le plat plus salin, plus
âpre ; jusqu’à ce que les dents cro­
quent dans un abricot sec sucré
comme une caresse orientale.
Le plat suivant a l’allure d’un
couscous végétarien avec ses pro­
metteurs effluves de bouillon
épicé, mais, à regarder de près, on
y trouve, outre les légumes, de la
saucisse de Morteau et des huî­
tres. Quant au foie gras poché
puis poêlé sur un lit d’oignons
grelots, servi avec des cubes de
mangue, de gelée de poire, et
fruit de la passion, c’est le « Space
Mountain » des papilles, sans
cesse déstabilisées par l’alter­
nance du frais, du confit, du gras,
de l’acide. Chaque assiette est dé­
licieuse, mais le plus frappant,
c’est que l’aventure gustative que
chacune d’entre elles révèle soit
si harmonieuse.
Au moment de prendre congé
de Pierre Gagnaire dans le hall
du Sketch, la fausse neige se re­
met à tomber. On l’interroge : ce
qu’on a goûté figure­t­il à la
carte? « Ah non, là, j’ai tout impro­
visé », répond le chef dont les
cheveux fous se couchent
comme des épis de blé sous la
bourrasque de flocons. Il re­
prend : « Et vous savez quoi? Là, je
me suis amusé! »
elvire von bardeleben

Les recettes de la convivialité


Voilà un livre qui tombe à pic. Le chef a rassemblé, dans Les Co-
pains d’abord. 80 recettes faciles et conviviales (Solar, 248 pages,
30 euros), des recettes adaptées aux grandes tablées, et un cha-
pitre entier est consacré aux repas de réveillon. Les préparations
sont présentées comme « simples et rapides », mais tout est rela-
tif : elles sortent quand même de l’esprit de Pierre Gagnaire. At-
tendez-vous à une heure et demie de cuisson et deux heures de
préparation si vous choisissez de cuisiner, par exemple, le biscuit
de poularde au foie gras, marmelade de pêches acidulée et chou
cœur de bœuf. Outre la thématique des fêtes, l’ouvrage propose
des recettes inspirées par la campagne, la montagne, la mer ou
la ville, qui ont en commun une fantaisie rafraîchissante. Parmi
les plus tentantes : la marinière de saint-jacques à la bière
blonde ; la crème de champignons de Paris au curry doux ; et les
galettes soufflées pomme-rhubarbe.

phistication varie, de la brasserie
à Las Vegas à la table gastro du
Sketch, qui a obtenu le Graal des
trois macarons début octobre.
Mais comment gère­t­on 23 en­
seignes en même temps? On est
allé observer sur place.
Ce lundi de novembre, le chef
arrive tout juste de Dubaï. Il reste
trois jours à Londres avant de re­
partir pour Nîmes, où il s’occupe
du restaurant de l’hôtel Impera­
tor. Relax en chemise à carreaux
et jean, il nous emmène dans la
salle en dégradé de velours ocre
du restaurant gastronomique,
fermé le lundi. Avec son chef exé­
cutif autrichien, Johannes Nu­
ding (33 ans), ils sont en train de
repenser la carte de l’hiver.

Elément fondateur
Pierre Gagnaire n’a pas besoin
qu’on lui pose de questions, il
s’enclenche automatiquement.
« J’ai eu envie de relever le défi de la
gastronomie ici parce que Mou­
rad voulait créer un lieu éclecti­
que, toujours en mouvement.
Comme j’avais eu l’ambition de le
faire à Saint­Etienne » – il fait allu­
sion au restaurant qu’il avait
ouvert en 1991, et qui a fait faillite
en 1996, peu après avoir obtenu
trois étoiles, faute de trouver la
clientèle nécessaire pour un tel
projet. Une expérience traumati­
sante qu’il ne cesse d’évoquer
comme l’élément fondateur de
son parcours. En face, Johannes
Nuding écoute attentivement les
paroles de son « messie ».
L’entretien est interrompu par
l’arrivée d’un employé du Sketch
au collier de barbe soigné.
Comme tous ses collègues qui
soumettent leur travail à
Pierre Gagnaire, sa voix tremble
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