28 |idées VENDREDI 29 NOVEMBRE 2019
0123
L
es immigrés prennent nos
emplois en acceptant des salai
res plus bas, ils pratiquent une
religion contraire à notre culture et à
nos lois, ils peuplent nos prisons et
menacent notre sécurité, ils obéis
sent à des autorités étrangères, ils bé
néficient de l’aide sociale et de la
citoyenneté octroyées de façon trop
laxiste par l’administration. S’agitil
des derniers Tweet de Donald Trump
contre les Latinos ou des derniers
propos de plateau d’Eric Zemmour
sur les « arabomusulmans »? Pas
vraiment : les immigrés en question
sont des Irlandais catholiques, et ces
affirmations figurent pour partie
dans le discours d’investiture du gou
verneur du Massachusetts Henry
Gardner, vainqueur des élections de
1854 à la tête du Know Nothing Party,
et pour partie à la « une » du journal
The American Patriot, organe de cette
formation politique aujourd’hui tota
lement oubliée. Les citoyens du Mas
sachusetts avaient pourtant donné
62 % des voix à Henry Gardner et
374 sièges de représentants sur 379 à
ce parti qui, cette annéelà, avait éga
lement conquis six autres Etats, ainsi
que les mairies de Boston, Chicago et
Philadelphie et d’un millier d’autres
municipalités aux EtatsUnis.
Le nom étrange de ce parti pro
vient du fait qu’étant à l’origine une
société secrète, ses membres avaient
pour consigne de répondre « je ne
sais rien » si on les interrogeait, rap
pelle Marcella Alsan, professeure à
la Harvard Kennedy School. Avec ses
collègues économistes du National
Bureau of Economic Research
(NBER), Katherine Eriksson (univer
sité de Californie à Davis) et Gregory
Niemesh (université de Miami), elle
a recherché les motifs de ce vote en
croisant la cartographie des résultats
électoraux avec celle des recense
ments de population et des enquêtes
sur la force de travail menés à l’épo
que dans le Massachusetts.
Les chercheurs rappellent d’abord
que, à la suite de la famine qui frappe
l’Irlande en 1848, l’immigration irlan
daise vers les EtatsUnis explose :
1 million d’Irlandais traversent l’At
lantique pour la seule année 1855.
Boston en accueille 100 000 entre
1841 et 1851 ; la population de la ville
augmente de 25 % sur la période, celle
des étrangers de 85 %.
Pratique religieuse ostentatoire
Les résultats de l’étude montrent que,
audelà des reproches adressés aux
Irlandais par la propagande – leur ori
gine européenne, leur obéissance au
pape, la pratique ostentatoire du
catholicisme –, le Know Nothing
Party remporte plus de succès non
seulement dans les circonscriptions
où l’arrivée de migrants est la plus
forte, mais plus encore dans celles où
la part de travailleurs déqualifiés a le
plus fortement augmenté. Entre 1845
et 1855, la production industrielle du
Massachusetts passe de 83 millions à
215 millions de dollars. Cet essor spec
taculaire, dû en grande partie à
l’achèvement des canaux reliant
l’océan au lac Erié et du réseau de che
min de fer, nécessite une abondante
maind’œuvre peu qualifiée pour tra
vailler dans les usines.
L’innovation technique, à l’époque,
a plus besoin de manœuvres et de
portefaix que d’ingénieurs. Les
immigrants irlandais sont, pour la
plupart, des paysans pauvres, alors
que les immigrants allemands ou
anglais qui les ont précédés compre
naient une plus grande part d’arti
sans ou d’ouvriers qualifiés. Là où la
masse des emplois manufacturiers
non qualifiés croît le plus et où,
inversement, la part des profes
sionnels indépendants décroît le
plus, le Know Nothing Party l’em
porte largement. C’est donc l’appau
vrissement de la classe moyenne
américaine qui est le premier facteur
du succès populiste.
Pourtant, dès 1857, le Know Nothing
Party disparaît du paysage politique.
Ses élus, militants et électeurs ont ral
lié le Parti républicain, qui présente
un programme électoral axé sur
l’abolition de l’esclavage. Les immi
grés irlandais, eux, sont contre l’abo
lition ; leurs milices pourchassent les
esclaves fugitifs ; ils seront au pre
mier rang des émeutes antiNoirs qui
éclatent à New York en 1863 et que
Lincoln réprime à coups d’obus de
marine. Car les Irlandais craignent
que les esclaves affranchis ne vien
nent... leur prendre leur travail.
JACOBINS !
LES INVENTEURS
DE LA RÉPUBLIQUE
d’Alexis Corbière
Perrin,
304 pages, 19 euros
CHRONIQUE|PAR ANTOINE REVERCHON
Le pouvoir de « ceux
qui ne savent rien »
Trump au pays des merveilles | par selçuk
C’EST L’APPAUVRISSEMENT
DE LA CLASSE MOYENNE
AMÉRICAINE QUI EST
LE PREMIER FACTEUR
DU SUCCÈS POPULISTE
L’« INSPIRATION » JACOBINE D’ALEXIS CORBIÈRE
LE LIVRE
C’
est une injustice qu’il
voulait réparer depuis
longtemps. Alexis Cor
bière, député La France insou
mise (LFI) de SeineSaintDenis,
professeur d’histoire de forma
tion, ne s’en cache pas : les jaco
bins méritent une réhabilitation
historique. Son livre revient sur
le parcours de neuf figures de
ces pères fondateurs de la Répu
blique. « Le jacobinisme n’est ni
réductible à la Terreur, ni à une
opposition avec les Girondins, ni
à un antagonisme entre Danton
et Robespierre, ni à une antinomie
entre la Montagne et les reven
dications populaires », explique
ainsi le parlementaire mélencho
niste. Ils restent ainsi une « source
d’inspiration » pour quiconque
« ne se résigne pas à l’injustice
sociale et à un système démo
cratique de façade ou de basse
intensité », écritil.
Pédagogique et accessible aux
béotiens, le livre est construit
comme une galerie de portraits. A
chaque fois, une vingtaine de pa
ges retracent l’histoire de figures
incontournables comme Danton,
SaintJust ou Robespierre, mais
aussi méconnues comme Pauline
Léon, John Oswald, Bertrand Ba
rère ou JeanBaptiste Belley. Alexis
Corbière fait ainsi l’impasse sur
des personnages célèbres, comme
Marat ou Desmoulins, même si
on les retrouve en filigrane, dans
les différents chapitres.
Les prémices du féminisme
Si l’auteur s’évertue, avec de
nombreuses références doctri
nales et notes de bas de page, à
rétablir la vérité et à effacer
l’image négative des jacobins,
il n’en occulte pas moins leur
côté obscur, et replace, à chaque
fois, les faits dans une perspec
tive historique.
Ainsi, le député « insoumis » ne
cache pas son admiration ni
son attachement à « l’Incorrupti
ble » – il lui avait déjà consacré
un livre, avec Laurent Maffeïs,
Robespierre, reviens! (Bruno Le
prince, 2012) –, mais il se montre
également fort compréhensif à
l’égard de Danton, figure pour
tant honnie par sa famille
politique : « Il n’était ni un héros
irréprochable ni un salaud cor
rompu », résumetil.
Mais ce sont surtout ses por
traits de personnages méconnus
qui retiennent l’attention. Il en va
donc ainsi de Pauline Léon, dont
la trajectoire illustre la place
des femmes dans la Révolution,
effaçant certains « mythes »
comme celui, selon M. Corbière,
d’Olympe de Gouges. Dans l’his
toire de Pauline Léon, l’on
retrouve les prémices du fémi
nisme, avec un discours et des
revendications d’une étonnante
modernité.
La tendresse de l’auteur va sur
tout à JeanBaptiste Belley. Né à
Gorée (Sénégal), il est déporté aux
Antilles avec sa mère. A 2 ans, il
est esclave. Affranchi, il finira par
devenir le premier député noir
de l’histoire. A découvrir sa vie,
digne d’un roman d’aventures,
l’on se rend compte du courage
politique des jacobins, notam
ment dans leur volonté d’impo
ser, sur tout le territoire, l’égalité
des droits et l’abolition de l’escla
vage, pour instaurer la « Républi
que jusqu’au bout ».
abel mestre
ANALYSE
L
a question a fusé à la fin de la pre
mière partie du débat entre Jeremy
Corbyn et Boris Johnson, mardi
19 novembre, après une bonne de
miheure consacrée à la question du Brexit.
« La vérité atelle une importance en poli
tique? », demande la journaliste d’ITV Julie
Etchingham au premier ministre. Sans se
démonter, Boris Johnson répond : « Oui, oui,
la vérité est importante. » Dans le studio,
l’auditoire rit aux éclats.
Comment prendre l’exmaire de Londres au
sérieux sur une question si sensible? Souvent
accusé par ses adversaires d’être un menteur
compulsif, il n’a pas hésité, pendant la campa
gne du référendum de 2016, à affirmer
qu’après le Brexit, 350 millions de livres
(410 millions d’euros) par semaine iraient aux
hôpitaux publics plutôt qu’à Bruxelles, un
gros mensonge. Récemment, il a assuré que
les exportateurs britanniques vers l’Irlande
du Nord n’auraient aucun document doua
nier à remplir, grâce à son « deal », contredi
sant Steve Barclay, son ministre du Brexit.
La journaliste repart à l’attaque : « Dire la vé
rité, en politique, estce que cela compte en
core? » Cette fois, le premier ministre ignore la
question et revient sur son terrain préféré, en
répétant son slogan de campagne : « Let’s get
Brexit done! » (« réalisons le Brexit! »). Un peu
plus tard, médias et politiques découvrent
que les conservateurs ont osé renommer
leur compte Twitter officiel « FactcheckUK »
durant le débat, afin de mieux « vérifier les in
formations du Labour », principal parti d’op
position. Même Twitter se fend d’une protes
tation officielle. Face à la bronca, les tories
s’empressent de débaptiser le compte, mais
aucun de leurs dirigeants ne s’excuse.
La confiance n’a jamais été aussi peu pré
sente dans cette campagne, la troisième en
cinq ans en vue des élections législatives du
12 décembre. Ce discrédit vaut pour tous les
camps. Le programme ultragénéreux des tra
vaillistes (83 milliards de livres de dépenses
publiques annuelles supplémentaires) a sus
cité bien davantage de doutes que d’enthou
siasme, alimentés par une presse majoritai
rement antiJeremy Corbyn.
Par ailleurs, si le chef du Labour s’en sort
plutôt bien lors des débats, sa personnalité
divise. Sa sincérité ne semble pas en doute,
contrairement à M. Johnson. Il a un long
passé militant, des convictions ancrées à
gauche, s’est toujours méfié de l’Union euro
péenne (UE). Mais les accusations d’antisé
mitisme dans ses rangs, que le parti n’a pri
ses au sérieux que tardivement, semblent
avoir durablement terni son image. Le grand
rabbin du RoyaumeUni, Ephraim Mirvis, est
même intervenu, mardi 26 novembre, dans
le Times, pour dénoncer le « poison » de l’an
tisémitisme au Labour, et assurer que M. Cor
byn « est inapte aux plus hautes fonctions ».
Selon l’institut Ipsos Mori, Jeremy Corbyn a
la plus faible cote de popularité d’un leader
de l’opposition depuis que ce type de son
dage est effectué au RoyaumeUni, en 1977
(l’enquête date de fin septembre). Enfin, sa
position neutre sur le Brexit – M. Corbyn
veut négocier un nouvel accord avec l’UE,
puis convoquer un second référendum,
mais sans prendre position pour ou contre
son accord, entretient l’incompréhension
chez une partie des partisans comme des
opposants au Brexit, qui souhaitent une po
sition tranchée.
Le personnage Boris
Jo Swinson, la jeune chef des démocrates libé
raux (les libdem), suscite elle aussi de la dé
fiance. Une partie des électeurs ne semblent
toujours pas prêts à pardonner aux libdem
leur coalition avec les conservateurs au plus
fort de leur politique d’austérité (20102015).
Leur promesse d’annuler la procédure du
Brexit ne passe pas bien non plus. Les pro
Brexit considèrent qu’il s’agit d’un déni de dé
mocratie alors que le référendum de 2016 avait
été présenté comme « valable pour une généra
tion » et que les politiques de tout bord
s’étaient alors engagés à en respecter le résul
tat. Une partie des proeuropéens souhaitent
avant tout la réconciliation nationale et esti
ment qu’annuler le Brexit aurait l’effet inverse.
La parole politique a considérablement
perdu de sa valeur depuis 2016 dans le pays. Il
y a eu les mensonges avérés proférés durant
la campagne référendaire, les antiBrexit re
fusant de tenir compte du scrutin, les dépu
tés à Westminster validant la procédure de
sortie de l’UE, puis incapables de s’entendre
sur un accord, rejetant par trois fois celui de
Theresa May... Ce climat de défiance extrême
pourrait bénéficier à Boris Johnson.
Sa réputation est bien établie et sans sur
prise. Son rapport fluctuant à la réalité, ses ap
proximations, ses gaffes, sa manière d’éluder
les questions gênantes en se passant la main
dans les cheveux? Tout cela compose déjà le
personnage Boris. Mais son énergie et son ba
gou plaisent. Quant à son message (« Let’s get
Brexit done »), il est simpliste et en grande par
tie fallacieux. Après le divorce, le Royaume
Uni va devoir commencer au plus vite des né
gociations avec Bruxelles sur l’avenir de leurs
relations. Cela risque de prendre des années,
d’autant qu’aucun débat sérieux n’a encore
eu lieu sur la question au RoyaumeUni. Et le
Brexit pourrait bien virer au désastre écono
mique et à l’humiliation nationale.
Mais ce slogan est calibré comme le fut le
« Take back control » de la campagne pro
Brexit de 2016, et il a le mérite – en apparence –
d’être plus positif que la perspective d’une
nouvelle campagne référendaire sur l’Europe
proposée par le Labour, qui verrait les mêmes
protagonistes retourner les mêmes argu
ments pendant des mois encore. Rien n’est ac
quis dans ce pays où les sondages sont sujets à
caution. Mais, à en croire la moyenne des en
quêtes d’opinion, qui donnent 43 % des voix
aux tories, 30 % au Labour et 15 % aux libdem,
la lassitude extrême de l’électorat britannique
pourrait bien donner à Boris Johnson, le 12 dé
cembre, la majorité absolue dont il rêve.
cécile ducourtieux
(londres, correspondante)
ALORS QUE LA
GRANDEBRETAGNE
CONNAÎT SA
TROISIÈME
CAMPAGNE EN
CINQ ANS POUR
DES LÉGISLATIVES,
LE DISCRÉDIT
TOUCHE TOUS
LES CAMPS
La confiance perdue des électeurs britanniques