Le Monde - 29.11.2019

(Martin Jones) #1

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| Dossier


Vendredi 29 novembre 2019

0123


Au nom


du peuple!


Le populisme


est de retour.


Plusieurs parutions


interrogent ce


phénomène et les


effets qu’il produit


sur la démocratie.


Dans « Le


Populisme en


Europe centrale


et orientale »,


l’historien Roman


Krakovsky


en retrace les


origines et les


transformations


depuis le XIX
e
siècle

CLIMATIQUE, PÉNAL, CULTUREL,
médical, sportif, de droite, de gau­
che, du centre, nationaliste, préfas­
ciste, postdémocratique... Le popu­
lisme peut être ce que vous voulez
qu’il soit. Il suffit de puiser dans le
flot de commentaires qu’il suscite
en permanence, comme l’a fait Fe­
derico Tarragoni pour écrire L’Esprit
démocratique du populisme.
A ceci près que, face à la défer­
lante, le sociologue ne cherche
qu’une chose : ne pas se noyer, et
d’abord éviter de laisser s’engloutir
la perspective d’émancipation que
recèle selon lui un populisme net­
toyé de ses scories. Sous l’égide de
Max Weber, il entreprend d’en for­
ger un « idéal­type », « représenta­
tion stylisée et “pure” d’un phéno­
mène, qui permet d’analyser ses
manifestations empiriques (...) par
écart au modèle ».

Qu’il y ait là un moyen de réaligner
les mots et les choses, par un travail
serré de délimitation, est une évi­
dence dont cette entreprise complexe
et souvent passionnante apporte de
nombreuses preuves. Mais que la
délimitation puisse faire courir des
risques à une scientificité dont son
auteur se réclame à maintes reprises
n’est pas moins indubitable.
Distinguer populisme et démago­
gie, raviver, à propos des « démocra­
tes » autoritaires – Erdogan, Poutine,
Orban... –, le concept de césarisme,
rappeler les « trois expériences fonda­
trices du populisme » – narodniki rus­
ses et People’s Party américain au
XIXe siècle, régimes latino­américains
au XXe – permet certes d’aboutir à un
concept cohérent et maniable : le
populisme comme moment de
transition, porté par un mouvement
populaire « interclasse », entre une dé­

mocratie libérale devenue « trop ex­
cluante » et une démocratie « radicale,
plus égalitaire et plus juste ».
Mais maniable dans son coin, si l’on
veut, et perdant toute utilité face à
une vaste série de phénomènes
contemporains, tels les rapproche­
ments entre les populismes de gau­
che et leurs versions droitières, dont
Federico Tarragoni conteste la réalité,
au motif qu’aucun concept rigoureux
du populisme ne pourrait inclure les
deux. Or s’il faut éviter que, brassant
trop large, les mots ne veuillent plus
rien dire, il est toujours possible de
construire deux concepts distincts et
connexes, en délimitant en chacun le
potentiel d’arrimage à l’autre.
Faute de cela, le sociologue, arc­
bouté sur la « pureté » de son idéal­
type, ne peut penser certaines réali­
tés que comme accidents, à l’instar de
l’évolution de la philosophe Chantal

Mouffe, proche Jean­Luc Mélenchon,
qui revendique désormais de s’« ins­
pirer » de l’extrême droite. Plus grave,
il s’interdit d’en observer d’autres,
comme la complaisance, par exem­
ple, d’une partie de La France insou­
mise à la Russie de Poutine, et passe
vite sur la Hongrie ou la Pologne, ré­
gimes réduits à un césarisme qu’il
analyse en se fondant sur la politique
de Napoléon III, comme s’il ne s’était
rien passé au XXe siècle. Ou comme
s’il n’y avait rien de neuf et que le
présent, par écart au modèle, ne
méritait pas d’être sauvé des flots.
fl. go

De la difficulté de mettre le populisme en bouteille


serge audier

K

arl Marx et Friedrich En­
gels en seraient restés pan­
tois : le spectre qui hante
notre monde capitaliste
n’est pas le communisme,
mais bien le populisme.
Les auteurs du Manifeste du parti com­
muniste (1848) furent pourtant des inter­
locuteurs du premier courant politique
qui, dans la Russie des années 1860,
émergea sous cette dénomination, les
narodniki, baptisés « populistes » en
français.
Aujourd’hui encore, la Russie mais
aussi l’Europe centrale et orientale conti­
nuent d’apparaître comme les labora­
toires d’idéologies et d’expériences poli­
tiques dites populistes. Cependant, la ré­
manence de cette catégorie traduit­elle
de réelles continuités, ou s’agit­il d’un
mot fourre­tout occultant des différen­
ces majeures? Difficile de minimiser, en
effet, l’abîme séparant les narodniki,
souvent socialistes démocratiques fer­
vents, des gouvernements actuels de
Pologne ou de Hongrie, conservateurs,
nationalistes et procapitalistes, même si
leur modèle socio­économique se mon­
tre encadré et étatisé.
Le pari de l’essai que publie Roman
Krakovsky, Le Populisme en Europe cen­
trale et orientale, est que cette catégorie
se révèle pertinente pour déchiffrer la
trajectoire historique de l’Europe de l’Est.
Ces pays, en raison de leur histoire – dé­
mocratisation très tardive et partielle,
problèmes récurrents des minorités,
arriération économique, faiblesse de la
bourgeoisie, etc. –, auraient fourni un
terrain propice à une stratégie populiste
aux orientations variables, consistant à
« s’engager sur un chemin de développe­
ment alternatif, en s’appuyant sur la tra­
dition nationale et en adoptant le point
de vue du “peuple” ». Pour étayer cette ap­
proche, l’historien s’inspire du philoso­
phe argentin Ernesto Laclau (1935­2014).
Il soutient que la catégorie de « peuple »
est une construction toujours recom­
mencée qui, autour d’une poignée de
thèmes unificateurs, permet à une
composante de la société d’être érigée
en incarnation de la communauté
tout entière.
Ce « peuple » fut d’abord le groupe
social ultra­majoritaire des paysans.

Misérable, longtemps opprimée par le
servage et les corvées, la paysannerie de­
vint au cours de la seconde moitié du
XIXe siècle le sujet révolutionnaire et
émancipateur privilégié pour des intel­
lectuels socialistes et populistes qui, aux
côtés d’Alexandre Herzen (1812­1870) ou
de Nikolaï Tchernychevski (1828­1889),
voulaient « aller au peuple ». Idéalisés
pour leurs vertus, les paysans auraient
en outre été porteurs d’une voie alterna­
tive – la communauté de village, ou mir –
à la modernisation capitaliste occiden­
tale, jugée irréaliste, dangereuse et
étrangère au génie russe. Les narodniki
échouèrent, mais ils avaient appuyé une
revendication sociale et démocratique
capitale, le partage des terres, dont les
mouvements et partis agraires seront
ensuite les défenseurs.
Tout indique que les communistes
rompirent avec ce populisme paysan. La
priorité absolue des dirigeants bolche­
viques qui conquirent le pouvoir en oc­
tobre 1917 était l’industrialisation de la
Russie – puis de l’URSS – au nom d’une

nouvelle incarnation du peuple : la classe
ouvrière. Et la politique précoce de lutte
contre les fermiers « koulaks » se radica­
lisa avec Staline. Cependant, soutient Ro­
man Krakovsky, la logique populiste

resta à l’œuvre, même si l’on était passé
du champ à l’usine, du paysan authenti­
que à l’ouvrier « stakhanoviste » dévoué à
la communauté. Et il en fut encore en
partie ainsi quand, après la seconde
guerre mondiale, les pays de l’Est
devenus « démocraties populaires »

l’esprit démocratique
du populisme. une nouvelle
analyse sociologique,
de Federico Tarragoni,
La Découverte, « L’horizon
des possibles », 372 p., 22 €.

célébrèrent les ouvriers et leurs tradi­
tions nationales.
Ce populisme communiste gouverna
aussi par le culte du chef et, parfois, par
des campagnes et stéréotypes antisémi­
tes. A cet égard, il n’aurait pas
non plus été sans affinités para­
doxales, en certaines phases,
avec un populisme d’une tout
autre facture : celui qui, dans l’en­
tre­deux­guerres, s’était déployé
sous le signe du nationalisme,
de la xénophobie et, souvent, de
l’antisémitisme d’Etat, en Rou­
manie ou en Hongrie. Le livre
explore ces dérives vers des poli­
tiques autoritaires, totalitaires et
criminelles. Et, après la longue
traversée du communisme,
beaucoup dénoncent un retour des
démons nationalistes.
Bien sûr, l’histoire ne se répète pas,
mais l’auteur constate que, dans un
contexte nouveau – la globalisation, la
panique du déclin démographique, la
peur des réfugiés, etc. –, nombre de
pays de l’Est réactivent des formes
d’autoritarisme et de fermeture, en recy­
clant, synthétisant ou réhabilitant cer­
tains éléments des expériences politi­
ques nationales antérieures. La « démo­
cratie illibérale » chère au premier
ministre hongrois Viktor Orban est­elle
d’ailleurs réellement démocratique,
alors que, au nom des valeurs éternelles
du peuple hongrois chrétien, elle mu­
selle ou bride la justice, la presse et la
recherche scientifique?
On le voit, la catégorie de populisme est
ici très large – peut­être trop. En tout cas,
avertit Roman Krakovsky, alors que
l’Europe occidentale connaît elle aussi
une crise de confiance et une perte
d’influence, on s’illusionnerait à croire
qu’elle est immunisée contre le triom­
phe de cette version­là du populisme,
identitaire et autoritaire.

le populisme
en europe centrale et orientale.
un avertissement pour le monde ?,
de Roman Krakovsky,
préface de Jean­Louis Fabiani,
Fayard, « Histoire », 340 p., 22 €.

Nombre de pays, à l’est
de l’Europe, réactivent des
formes d’autoritarisme et
de fermeture, en recyclant,
synthétisant ou réhabilitant
certains éléments des
expériences politiques
nationales antérieures
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