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Vendredi 29 novembre 2019
Dossier|
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Jeunes hongrois, à
l’été 2018, au pied de
la statue du hussard
Miska, 12 mètres de
hauteur, symbole de
la bravoure militaire
et nationale de la
Hongrie érigé en 2017
entre Budapest et le
lac Balaton.
Piquenique martial
le 15 mars 2019, jour
de la fête nationale
(cicontre). Sur la
frontière hungaro
serbe, en mars 2017
(en bas à droite).
Trois photographies
extraites d’un travail
de Michal Adamski
sur la Hongrie
contemporaine.
MICHAL ADAMSKI/
NAPO IMAGES
Justine Lacroix : « Opposer la souveraineté populaire
aux droits de l’homme revient à créer une fiction »
La politologue fait le point sur
les tendances actuelles de l’anti
« droitdel’hommisme »
propos recueillis par
florent georgesco
J
ustine Lacroix, professeure
de science politique à l’Uni
versité libre de Bruxelles, où
elle dirige le Centre de théo
rie politique, publie, avec le
philosophe JeanYves Pranchère,
Les droits de l’homme rendentils
idiot?
Les populismes partagent un
trait commun : la contestation,
sinon des droits de l’homme,
en tout cas de leur centralité
dans la vie publique. De quand
date cette remise en cause?
Ce qui me frappe, c’est que cela
a commencé très tôt. Dans les
années 19701980, à un moment
d’épuisement des idéologies
révolutionnaires, les droits de
l’homme, qui étaient devenus
une idée un peu poussiéreuse,
sont de plus en plus valorisés, jus
qu’à l’apogée de 1989, où coïnci
dent le bicentenaire de la Décla
ration de 1789 et la chute du mur
de Berlin. Mais les critiques se
multiplient dès le début des an
nées 1980, aux EtatsUnis et en
France, en particulier avec l’arti
cle de Marcel Gauchet intitulé
« Les droits de l’homme ne sont
pas une politique » [Le Débat, n° 3,
1980], où il s’inquiète d’un aban
don de la question sociale au
profit d’une focalisation sur les
libertés individuelles. Il y a aussi
les critiques d’extrême gauche,
qui y voient un instrument de la
domination néolibérale. Comme
l’écrivent Gilles Deleuze et Félix
Guattari : « Les droits de l’homme
ne nous feront pas bénir le capita
lisme. » [Qu’estce que la philoso
phie ?, Minuit, 1991]. En réalité, la
période où les droits de l’homme
ont représenté un principe quasi
incontesté est beaucoup plus
courte qu’on ne le croit.
Où en sommesnous
aujourd’hui?
Depuis une quinzaine d’années,
ces critiques ont été relayées dans
le champ politique. Certains in
tellectuels continuent de parler
comme si nous étions toujours
à l’époque où le monde était
dominé par Bill Clinton et Tony
Blair. Mais nous sommes
confrontés à Trump, Bolsonaro,
Erdogan, Orban ou, en Pologne, à
Droit et justice, sans même parler
de la Russie et de la Chine. Conti
nuer aujourd’hui, article après ar
ticle, livre après livre, à s’en pren
dre à l’idéologie des droits de
l’homme, aux méfaits qu’elle
imposerait à notre société, c’est
faire preuve, me sembletil, d’in
conséquence, étant donné le
contexte politique dans lequel on
se situe, qui est celui d’une pres
sion forte sur le principe même
de l’Etat de droit.
Nous avons aussi constaté,
JeanYves Pranchère et moi, que,
depuis notre précédent livre
commun, Le Procès des droits de
l’homme [Seuil, 2016], les fron
tières sont devenues poreuses
entre les différentes tendances de
l’anti« droitdel’hommisme ». Il
y a trois ans, on pouvait différen
cier la critique conservatrice, qui
insiste sur le risque de dislocation
sociale dans une « société d’indi
vidus » – Marcel Gauchet, Pierre
Manent... –, et, à l’autre bout du
spectre, la critique de gauche
radicale – Alain Badiou, Slavoj
Zizek... –, qui simplifie les argu
ments de Marx en dénonçant les
droits de l’homme comme une
idéologie capitaliste. Désormais,
les arguments circulent d’un
bord à l’autre. Les thèmes de la
trahison du peuple par la gauche
de gouvernement et de l’opposi
tion au toutmarché sont utilisés
pour défendre un modèle de
société où le souci de l’identité l’a
emporté sur celui de l’égalité
sociale.
Rejoignezvous ceux qui
parlent, à cet égard, de retour,
ou de triomphe, des
réactionnaires?
Nous n’avons pas utilisé ce mot,
qui ne nous paraît pas opératoire
pour décrire ce qui est en train de
se passer. Il renvoie à un courant
de pensée spécifique de refus des
acquis de la Révolution française,
défini comme tel par Benjamin
Constant au début du XIXe siècle.
Nous parlons de l’inconséquence
de certains intellectuels, voire
de leur irresponsabilité dans le
contexte actuel, mais nous ne
mettons pas en doute leur en
gagement républicain. Nous ne
voulons pas discréditer d’emblée
leurs critiques, qui ont pour inté
rêt de nous forcer à mieux préci
ser le sens des principes que nous
défendons.
les droits
de l’homme
rendentils
idiot ?,
de Justine
Lacroix et Jean
Yves Planchère,
Seuil, « La
République
des idées »,
112 p., 11,80 €.
Vous montrez aussi,
cependant, que ces critiques
des usages des droits de
l’homme glissent souvent vers
une critique de leurs fonde
ments, où vous percevez le
fantasme de leur substituer
des principes dont, écrivez
vous, « aucun mauvais usage
ne serait possible, et dont on
déduirait mécaniquement les
bonnes décisions ». Or une
certaine indétermination est
essentielle à la pensée des
droits de l’homme...
Le philosophe Claude Lefort
[19242010] définissait les droits
de l’homme comme « la condi
tion nécessaire, quoique non suf
fisante, d’un monde habitable par
tous » [La Condition démocrati
que, Fayard, 1981]. Ils ne sont pas
un principe unifié dont on pour
rait déduire telle ou telle organi
sation de la vie sociale. Ils ne
permettent pas d’euxmêmes de
trancher la plupart des questions
qui traversent nos sociétés. Ils
permettent juste que le débat
s’opère d’une façon respectueuse
de l’égalité des droits de tous, en
ouvrant un espace indéfini de
délibération. La signification
concrète donnée au principe
d’égale liberté varie ainsi,
moyennant certaines limites,
d’une société démocratique à
l’autre. Le peuple est toujours di
visé, disait également Lefort. Op
poser la souveraineté populaire
aux droits de l’homme et à la li
berté individuelle revient à créer
une fiction, la fiction même sur
laquelle repose le populisme :
une identité homogène, uni
taire. Soit la négation du plura
lisme indépassable de toute
démocratie.
E N T R E T I E N
APARTÉ
Floraison
populiste
au Cerf
LA CHARGE EST MASSIVE. De l’histoire
antique (Quand Rome inventait le
populisme, de Raphaël Doan, 176 p.,
19 €) à la politique européenne (Le
Nouveau Procès de l’Est, de Max
Erwann Gastineau, 188 p., 18 €), d’une
somme collective (Le Dictionnaire des
populismes, sous la direction de
Christophe Boutin, Olivier Dard et
Frédéric Rouvillois, 1 216 p., 30 €) à un
manifeste personnel (Recomposition,
d’Alexandre Devecchio, 304 p., 19 €),
une bonne part de la production
automnale des éditions du Cerf en
revient toujours, sous des formes
diverses, à une même question, que
formule Devecchio : « Les populismes
sontils les fossoyeurs ou les sauveurs
de la démocratie? »
Une question parfaitement rhétori
que – la réponse est incluse. « Sur les
ruines de l’ancien ordre mondial libéral,
poursuit le journaliste du Figaro, estil
possible de voir naître un nouvel ordre
illibéral plus juste et plus démocrati
que? » Oui, quatre fois oui, répètent les
auteurs réunis par JeanFrançois
Colosimo, le directeur du Cerf. De
sorte que cet ensemble éditorial cohé
rent, unique dans l’édition française
à ce niveau de visibilité, mérite qu’on
s’y attarde un peu. Qu’ont à nous dire
les tenants de ce que Viktor Orban
nomme la « démocratie illibérale »?
Sur quels principes, quels arguments,
quelles problématisations peut
reposer une défense (conservatrice)
du populisme?
Défaut d’examen critique
Las, cette promesse de controverse
rationnelle fait long feu. Si, parmi les
multiples articles du Dictionnaire des
populismes, certains se révèlent nuan
cés, la problématisation ne va pas
jusqu’aux idéesforces du livre, que
résume l’introduction : « Les populis
mes, en ce qu’ils affirment le principe de
la souveraineté du peuple, se trouvent
conduits à contester (...) tout ce qui
pourrait limiter la mise en œuvre de
cette souveraineté » – normes, règles,
principes intangibles, participation
à des entités supranationales.
Conséquence de ces limitations : « On
se retrouve certes dans un Etat de droit,
mais plus dans une démocratie. »
Comme l’écrit AnneMarie Le Pourhiet
dans l’article « Postdémocratie », « une
évacuation plus ou moins discrète de la
démocratie » serait en cours, à laquelle
« certains Etats » opposeraient une
« résistance » évidemment stigmatisée
par la « doxa ». Ce qui fait beaucoup de
concepts à la fois, dont on ne trouve,
ni dans ce Dictionnaire ni dans les
autres livres, d’examen critique.
Dénonciation du « tour oligarchique »
pris par nos démocraties (Doan), ou
d’une « révolte des élites » (Devecchio),
souveraineté, peuple, identité, démo
cratie, doxa, tout, en somme, va de soi
et il faudra chercher ailleurs si jamais
l’on s’interroge, par exemple, sur ce
qui constitue un peuple comme tel, et
en fait le sujet de la souveraineté. Ou
sur les cadres philosophiques, cultu
rels ou religieux dans lesquels s’inscri
vent les sociétés sans qu’elles les aient
choisis – ces « choses héritées et struc
turantes » que MaxErwann Gastineau
félicite les régimes hongrois et polo
nais de sanctuariser, dont l’identité
chrétienne, qu’ils veulent, précisé
ment, intangible.
Parvenus à ce point, les auteurs apai
sent un peu leur passion démocrati
que, jusquelà débordante. Et le lecteur
peut se demander s’il leur est encore
besoin de prétendre faire de MM. Or
ban et Kaczynski des « sauveurs de la
démocratie » pour célébrer les dimi
nutions des libertés individuelles dans
lesquelles, toute cabriole conceptuelle
mise à part, se traduit leur populisme
concret.fl. go