Le Monde - 29.11.2019

(Martin Jones) #1
0123
Vendredi 29 novembre 2019
Critiques| Essais|

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Sartre, un état d’esprit


On croit parfois que Jean­Paul Sartre (1905­1980) est passé et
dépassé. Tout en lui serait périmé, du philosophe de la cons­
cience au compagnon de route du Parti communiste. C’est
aller vite, et donc se tromper. S’il appartient, par bien des
traits, à une époque révolue, il n’en demeure pas moins émi­
nemment présent, par son attitude, dans la pensée et la poli­
tique comme dans la vie. C’est ce que met en lu­
mière le bel et vivace essai de William Bourton,
journaliste, auteur de plusieurs ouvrages, dont
deux essais sur Sartre. Du normalien rebelle au
vieux maître défilant avec les maoïstes, ce portrait
allègre dessine la silhouette d’un homme libre et
aventureux. Plus que par ses doctrines ou ses en­
gagements, c’est par son état d’esprit qu’il demeure
proche de la jeunesse actuelle.r.­p. d.
Sartre. Les périls de la liberté, de William Bourton,
Michalon, « Le bien commun », 120 p., 12 €.

Incontournable phénoménologie


Fondée par Edmund Husserl (1859­1938) il y a plus d’un
siècle, la phénoménologie, avec son projet de transformer la
philosophie en « science rigoureuse », a profondément
marqué l’histoire de la pensée contemporaine. Les vingt­
cinq études réunies dans ce volume s’emploient à dresser
un bilan de l’évolution de ce grand courant. Certaines
sont centrées sur la pensée de Husserl, les autres se
consacrent à certains des philosophes majeurs qui ont
œuvré dans son sillage tout en infléchissant la recherche
dans de multiples directions, comme Maurice
Merleau­Ponty, Jan Patocka, Hans Jonas,
Emmanuel Levinas, Michel Henry ou Jacques
Derrida. La qualité des contributions (signées
Bruce Bégout, Dorothée Legrand, Jacob Rogo­
zinski, Pierre Guenancia, Etienne Bimbenet,
Paul Audi, Emilie Tardivel... entre autres)
fait de cette somme un outil de travail
remarquable.roger­pol droit
La Phénoménologie et la Vie, sous la direction
d’Yves Charles Zarka et Avishag Zafrani, Cerf, 592 p., 32 €.

Philoctète, source de la poésie
Les sept pièces conservées de Sophocle (Ve siècle av. J.­C.)
révèlent de manière éclatante que la violence est inhérente
à l’usage de la parole. Si l’hypothèse initiale de Jérôme
Thélot ne surprend pas, son réexamen passionne par la
place exceptionnelle qu’il accorde à Philoctète, l’histoire de
cet archer que les Grecs abandonnent sur une île mais
qu’Ulysse, après dix ans de vain combat, espère convaincre
de les soutenir contre l’ennemi troyen. Philoctète et
Ulysse incarnent les deux pôles de la tragédie : à la « parole
de la vie » qu’illustre l’inflexible plainte
du premier s’oppose le « discours du monde »,
aveugle à l’expérience singulière, du second.
La démonstration patiemment conduite
par Jérôme Thélot fait de l’archer la source
même de la poésie : ce maudit passe du cri
animal à la parole inouïe, située au­delà de
la souffrance brute comme de l’impersonnelle
raison.jean­louis jeannelle
Sophocle. La condition de la parole,
de Jérôme Thélot, Desclée de Brouwer, 312 p., 22,90 €.

L’Allemagne entre deux guerres


Comment porter un regard neuf sur la République de Weimar
(1919­1933)? En se concentrant sur le traumatisme causé par la
défaite de 1918, comme le fait Gerd Krumeich. Dès 1915, un
fossé s’était creusé entre les soldats et des civils de plus en
plus désintéressés par la guerre, qui explique la prégnance de
la légende du « coup de poignard dans le dos » qu’aurait repré­
senté la révolution d’où émergea la République. L’historien,
qui met en avant la responsabilité du commandement dans
la défaite, montre que la révolution n’a pas em­
pêché l’Allemagne de gagner la guerre, mais plu­
tôt de signer une paix plus tolérable. Une histoire
des mentalités fine et sans concession sur l’inca­
pacité de Weimar, ensuite, à assumer « l’héritage
de la guerre ».antoine flandrin
L’Impensable Défaite. L’Allemagne déchirée.
1918­1933 (Die unbewältigte Niederlage. Das Trauma des
Ersten Weltkriegs und die Weimarer Republik),
de Gerd Krumeich, traduit de l’allemand par Josie Mély,
Belin, « Histoire », 324 p., 24 €.

Féminisme « technomatérialiste »


Le Manifeste xénoféministe est d’abord une ambition
réalisée : penser l’impact sur le féminisme contemporain
de l’omniprésence des « médiations technologiques ».
Dans la variété des sujets traités, du hacking de genre à l’in­
tersectionnalité ou à la critique de la notion de nature, se
précise l’impératif de se « réapproprier la technologie pour en
faire un levier d’émancipation ». D’effectuer, en somme, une
mise à jour du féminisme contemporain.
Déjà traduit en quatorze langues, fruit du travail
d’un collectif international, Laboria Cuboniks,
ce texte fait naître les modalités d’un discours
féministe renouvelé, « technomatérialiste ».
Sa langue elle­même, modelée par la tension
entre les impératifs conceptuels et la volonté
d’une prégnance sur le monde, n’est pas le
moindre de ses attraits.sophie benard
Manifeste xénoféministe, de Laboria Cuboniks,
Entremonde, « Rupture », 90 p., 10 €.

Vivace mémoire russe


Une somme engagée restitue les complexités de l’histoire récente de la Russie


nicolas weill

E


spérer que l’« Arche
russe » ne dérive « pas
trop loin de l’Europe »,
voilà l’intention qui sous­
tend ce volume collectif consacré
à l’« histoire » et aux « mythes de la
mémoire en Russie ». Telle est en
tout cas l’ambition du maître
d’œuvre, l’historien Georges Ni­
vat, incontournable passeur entre
mondes russe et français. Dans le
jeu de balance qui oppose « slavo­
philes » et « occidentalistes » de­
puis les débuts du XIXe siècle, la
tendance idéologique russe pen­
che aujourd’hui, sous la forme de
l’« eurasisme », en faveur des pre­
miers. Ce tome II des Sites de la
mémoire russe (le premier, axé
sur la géographie de ce pays­con­
tinent, est paru en 2007) cherche
à rétablir l’équilibre.

Explicitement inspiré des Lieux
de mémoires (Gallimard, 1984­
1992), mené sous la houlette de
Pierre Nora, l’ensemble pourrait
pâtir de l’épuisement du para­
digme mémoriel. L’acuité singu­
lière avec laquelle l’empire sovié­
tique déchu a manipulé le passé,
la cruauté marquant l’histoire
russe et en particulier celle du
« siècle chien­loup » (le XXe) mais
aussi la nostalgie du « bonheur
russe » enfoui dans les souvenirs
d’un peuple, objet de culte
comme d’oppression, expliquent
que le souvenir demeure, en Rus­
sie, un enjeu vivace et actuel.
L’ouvrage réunit du reste une
majorité d’historiens russes, cor­
poration encore préservée des di­
verses reprises en main média­
tiques et intellectuelles. Dans un
pays gagné par le nationalisme,
où certains vont jusqu’à réhabi­
liter Staline, la réappropriation
des traces, la restauration d’une
continuité par­delà les menson­
ges et la propagande demeure
une tâche pressante. Celle­ci peut

s’appuyer sur la mise à disposi­
tion des archives depuis les an­
nées 1990 dont, pour l’historien
Nicolas Werth, la fermeture est
une légende.

Fausse mémoire collective
Mais avant les documents
écrits, l’histoire contemporaine
des Russes s’est moins inscrite
dans les documents que dans la
récollection des souvenirs indivi­
duels, comme le rappelle le socio­
logue Boris Firsov. La Grande Fa­
mine en Ukraine et ailleurs, avec
ses millions de victimes dans les
années 1930, ou les camps, dont
L’Archipel du Goulag, d’Alexandre
Soljenytsine (Seuil, 1974), consti­
tue le monument livresque, se
restituent par les témoignages. Le
ton impétueux et engagé qui ca­
ractérise bien des contributions
prouve que la division, sans
doute illusoire, entre mémoire
vive et historiographie n’a pas eu
lieu et que la neutralité ne saurait
être de mise face à cette accumu­
lation de tragédies.

Les innombrables mythes qui
hantent la conscience collective
des Russes (« Moscou, troisième
Rome » héritière de Byzance, les
cultes de Lénine ou de saint
Nicolas de Myre, celui des cosa­
ques zaporogues ou les verres
déformants au travers desquels
« Grands­Russiens » et « Petits­
Russiens », nordistes et méridio­
naux, Ukrainiens compris, conti­
nuent à se scruter), sont ici passés
au crible. Les constructions iden­
titaires les plus figées se révèlent,
à la lecture, un enchevêtrement
complexe que dissimule trop
souvent une « fausse mémoire
ethnique », suggère le linguiste
Nikolaï Vakhtine. En ébranler les
solidités illusoires n’est pas le
moindre mérite de cette
somme.

les sites de la mémoire russe.
tome ii : histoires et mythes
de la mémoire russe,
sous la direction
de Georges Nivat,
Fayard, 860 p., 49,90 €.

Que sait­on de la conversion du roi des Francs? Presque rien, rappelle


Bruno Dumézil dans son bel essai sur les lointains V


e
et VI

e
siècles

Clovis dans la cuve baptismale


marie dejoux

E


n 2005, la vénérable collection
« Les trente journées qui ont fait
la France », des éditions Galli­
mard, est devenue « Les journées
qui ont fait la France », s’affranchissant
d’un chiffre qui, au demeurant, n’avait ja­
mais été atteint. Depuis, à côté de réédi­
tions de livres emblématiques, comme
le magistral Dimanche de Bouvines.
27 juillet 1214, de Georges Duby (1974),
certaines journées font régulièrement
l’objet de réécritures, confiées à la relève
universitaire française. Une refonte qui
contribue à incarner la vitalité des che­
mins empruntés pour écrire l’histoire de
France, à l’heure où le roman national
n’est plus considéré par les historiens
que pour ce qu’il est : une construction
littéraire et patriotique.
Plus de cinquante ans après Le Baptême
de Clovis, de Georges Tessier (1891­1967),
qui ouvrit la collection, la version qu’en
donne Bruno Dumézil, né en 1976, offre
une confirmation éclatante de ce renou­
veau. En 1964, dans une France convain­
cue de ses « origines chrétiennes », il
semblait naturel de faire du baptême de
Clovis (v. 466­511) la première date de
l’histoire de France. Il n’en va plus de
même : « Les journées qui ont fait la
France » commencent désormais avec
Alésia. 27 septembre 52 av. J.­C., de Jean­
Louis Brunaux (2012), et Bruno Dumézil
ouvre pour sa part son livre sur les polé­
miques suscitées par le quinzième cente­
naire du baptême de Clovis, en 1996.

Questionnement radical
Mieux, aux points de suspension qui
suivaient le titre dans la première édition
du livre de Georges Tessier, 25 décem­
bre..., dévoilant simplement l’aporie
scientifique constituée par la date du
baptême, Bruno Dumézil, dans son sous­
titre, préfère une date, le 24 décembre
505, mais suivie d’un point d’interroga­
tion. Au simple constat d’incertitude, il
préfère le doute et, surtout, le question­
nement radical, non seulement sur la
date, mais sur l’événement lui­même.
Peut­on reconstituer une scène qui n’a
été racontée ni par ses acteurs ni par ses
spectateurs, mais par des « commenta­
teurs qui vivaient loin des faits, dans l’es­
pace et, surtout, dans le temps », comme
Grégoire de Tours (v. 538­594), source
principale, qui raconta le baptême

soixante­dix ans plus tard? Que faire du
seul document contemporain des faits,
l’énigmatique lettre de félicitations de
l’évêque Avit de Vienne, qui se prête à
toutes les interprétations, y compris
celle, extrême, qu’elle ne fut peut­être
pas envoyée à Clovis, mais à un autre
« roi barbare » fraîchement baptisé, Sigis­
mond, roi des Burgondes (mort en 524)?
Tout le talent de l’historien est de mon­
trer que, si l’on ne sait rien de l’événe­
ment lui­même – ni son lieu, ni sa date,
ni même sa portée immédiate – et que,
précisément, ce baptême n’eut rien d’un
événement puisqu’il s’agissait alors
d’une « cérémonie presque ordinaire », il
permet néanmoins de jeter la lumière
sur ce qu’étaient le christianisme, les sys­
tèmes politiques et sociaux, voire l’art
épistolaire du temps.
La manière qu’a l’historien de prendre
parti dans le débat séculaire de la data­
tion du baptême de Clovis, rituellement
placé à Noël 496, mais depuis lors reculé
entre 500 et 508, est caractéristique.
Certes, et avec beaucoup d’érudition, lui
aussi avance une hypothèse : le 24 dé­
cembre 505. Le 24, et non le 25, car la tra­
dition voulait qu’on baptise au cours de
la « sainte nuit ». 505 parce que la scène se
situe nécessairement après son mariage
avec Clotilde et la naissance de deux de

leurs enfants, et à la suite d’une victoire,
sans doute contre les Alamans, rempor­
tée en 505. Le tout pour conclure mali­
cieusement, sans cacher les incohéren­
ces de cette nouvelle datation, que dater
le baptême de Clovis doit rester un « jeu
qui perdrait tout son intérêt si une solu­
tion était trouvée ».
Bruno Dumézil, dans cette magistrale
leçon d’histoire, affronte en revanche
sans ciller la véritable ques­
tion : ce baptême a­t­il fait la
France? Certainement pas,
puisque la France n’existait
pas et que le « fier Sicambre »
ne dirigeait alors que l’une
des gentes, les nombreuses
nations « barbares » qui peu­
plaient les Gaules. Mais il n’en
va pas de même des réinterprétations et
des instrumentalisations, quinze siècles
durant, des quelques minutes qu’il passa
dans la cuve baptismale. Des rois capé­
tiens, qui firent de ce baptême un sacre, à
l’image de celui qu’ils recevaient à Reims,
à Jean­Paul II s’exclamant, en 1980 :
« France, fille aînée de l’Eglise, es­tu fidèle
aux promesses de ton baptême? » et à
Jean­Luc Mélenchon déclarant au con­
traire, en 1996, que la « République ne doit
rien à Clovis », ces « détournements de
fonts », eux, firent bel et bien la France.

« Le Baptème de Clovis », haut relief du XVIIe siècle, basilique Saint­Rémi, à Reims. MANUEL COHEN/AURIMAGES

le baptême
de clovis.
24 décembre 505 ?,
de Bruno Dumézil,
Gallimard, « Les
journées qui ont fait la
France », 320 p., 22 €.
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