Le Monde - 29.11.2019

(Martin Jones) #1

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| Chroniques


Vendredi 29 novembre 2019

0123


L’HISTORIEN BRITANNIQUE PETER FRAN­
KOPAN RACONTE, dans sa préface à l’impo­
sant Les Routes de la soie, qu’il tomba amou­
reux, à Istanbul, d’une antique carte turque
où apparaissait la cité mythique de Ba­
lasaghun, ville sogdienne disparue, au nom
tout aussi propice au rêve que celui de Sa­
marcande ou de Nishapour, étapes obligées
sur la version terrestre des Routes de la soie.
Frankopan explore ces routes au long de
2 500 ans d’histoire, depuis la naissance du
bouddhisme ou l’expédi­
tion d’Alexandre jusqu’à nos
jours et l’expansion com­
merciale et politique de la
Chine contemporaine –
combien de guerriers ces
routes ont­elles transpor­
tés! Combien de chevaux
les ont parcourues, combien
de tonnes d’or et d’argent,
de commerçants, d’espions,
de maladies, même! Jus­
qu’aux terroristes du 11­Septembre. Les Rou­
tes de la soie tente d’écrire une histoire­
monde, vue depuis les chemins de l’Asie, ces
chemins de l’Est que l’extraordinaire voya­
geuse Alexandra David­Néel (1868­1969)
connaît si bien, pour les avoir arpentés à
pied et à dos de mulet pendant plus d’un
demi­siècle.

SES LETTRES À SON MARI, Philippe Néel, dé­
cédé en 1941, écrites très majoritairement
entre 1912 et 1927, sont pour nous un splen­
dide journal de voyage : l’ex­cantatrice de
l’Opéra de Hanoï y relate ses périples entre
l’Inde, la Chine et le Tibet. Le 25 juin 1912, au
Sikkim, elle rencontre le 13e dalaï­lama (« Il a
l’air de d’Artagnan plutôt
que d’un pape »), qui lui of­
fre une audience et une
écharpe blanche en soie
« qui sent horriblement
mauvais ». Le bouddhisme
d’Alexandra ne sera pas af­
fecté par l’odeur nauséa­
bonde de ce cadeau : elle
suivra toute sa vie l’Octu­
ple Sentier. Après des an­
nées de voyage et de longs
séjours dans des monastères près de Darjee­
ling, elle visite Lhassa, la cité interdite,
en 1924, au terme d’un long et éprouvant
périple depuis la Chine : « Je suis arrivée à
Lhassa à l’état de squelette. Quand je passe
ma main sur mon corps je trouve tout juste
une mince peau couvrant les os. » Entre­
temps, l’infatigable voyageuse avait traversé
la Chine d’est en ouest, parcouru la Corée et
visité le Japon et ses temples.

C’EST UN DES ASPECTS LES PLUS FASCI­
NANTS DE CE JAPON MYSTÉRIEUX que nous
présente la miraculeuse Ryoko Sekiguchi
dans son anthologie Le Club des gourmets,
consacrée à la cuisine dans la fiction japo­
naise. Une anthologie absolument déli­
cieuse, surprenante, savante, appétissante,
instructive, émoustillante, enivrante et
douce à la fois, comme ce haïku de Shiki
Masaoka : « Le goût du kaki
en bouche/ j’entends la clo­
che/ du temple Hôryûjî »,
ou le numéro 43 des Cent
curiosités au tofu : « Tôfu
aux oursins : allongez de
l’oursin avec du saké. Gla­
cez le tôfu­danseur habituel
avec la préparation. » Sobre
et mystérieux. Le plat de
roi de ce livre qui vous met
l’eau à la bouche, c’est le
court roman Le Club des gourmets, de Juni­
chiro Tanizaki (1886­1965), où, je cite,
« l’amour de la gastronomie ne le cède en
rien à l’amour des femmes ». Immense sy­
nesthésie, dérèglement de tous les sens, ce
texte est un sommet de perversion gusta­
tive, comme on lécherait les doigts d’une
fée : « A partir d’où deviennent­ils chou chi­
nois, et où sont­ils main de femme, la limite
est impossible à déterminer. C’est pour ainsi
dire une matière issue du croisement de
doigts avec du chou chinois. »
Miam.

Les Routes de la soie. L’histoire du cœur
du monde (The Silk Roads), de Peter Frankopan,
traduit de l’anglais par Guillaume Villeneuve,
Champs, « Histoire », 960 p., 14 €.
Lettres à son mari. Journal de voyage
11 août 1904­31 décembre 1940, d’Alexandra
David­Néel, Pocket, 896 p., 11,50 €.
Le Club des gourmets et autres cuisines
japonaises, présenté par Ryoko Sekiguchi,
traduit du japonais par Ryoko Sekiguchi et Patrick
Honnoré, P.O.L, « #Formatpoche », 224 p., 10,90 €.

Sous la démocratie,


l’esclavage?


AUTANT LE DIRE D’EMBLÉE : voilà
un livre dérangeant. Pas unique­
ment, certes. Parmi ses autres
qualités, on doit souligner le sa­
voir précis, l’intelligence aiguë,
l’agilité des mises en perspective
et des rapprochements. Mais sa
plus vive singularité demeure le
malaise inédit qu’il engendre. Au
départ, une enquête d’histoire
ancienne, centrée sur le statut ju­
ridique des esclaves dans l’Athè­
nes classique. Au final, un verti­
gineux soupçon : la démocratie,
jusqu’à nos jours, n’est­elle pas
secrètement hantée par l’ombre
de l’esclavagisme? Entre les deux,
un travail d’envergure.
La Cité et ses esclaves s’ouvre par
l’évocation d’un texte tardif mais


important, le livre VI des Deipno­
sophistes, d’Athénée de Naucratis
(IIe­IIIe siècles), où les convives
d’un banquet d’intellectuels par­
lent de ces gens qui les servent,
assurent les tâches pratiques et
rendent possible leur
monde d’hommes libres.
Paulin Ismard souligne
combien les interlocuteurs
sont conscients du rôle dé­
cisif des esclaves dans le
fonctionnement économi­
que, politique et même mi­
litaire de leur société. Elle ne
tiendrait pas sans eux, ils le
savent. Toutefois, ces maî­
tres changent rapidement de
conversation : le thème est sans
intérêt. L’esclavage est donc

décisif, mais doit être passé sous
silence... Au fil des siècles, ce dis­
positif est récurrent.
Le premier axe de cette recher­
che concerne l’institution juridi­
que et sociale de l’esclavage dans
la démocratie athénienne anti­
que. L’esclave n’a pas de droits,
mais doit être pourvu d’un statut
juridique. Ce n’est pas un citoyen
libre, mais ce corps asservi n’est
pas une chose. Son maître et pro­
priétaire est responsable de lui, le
représente dans certains cas,
mais ne peut être accusé des
fautes qu’il aurait commises.
Voilà autant de difficultés. Les so­
lutions élaborées, nécessaire­
ment imparfaites, engendrent de
proche en proche des effets poli­
tiques et philosophiques ina­
perçus. Pour concevoir la Cité
comme système de décisions en­
tre hommes libres, il faut d’abord
avoir exclu cette « part maudite ».
« Tout se passe comme si, depuis
Aristote, c’était au prix du refoule­
ment de la question esclavagiste
que la tradition philosophique
avait pu penser le politique », écrit
Paulin Ismard.
Ce rôle de l’esclavage – à la fois
présent et masqué, institué et ex­
clu – se révèle matriciel. L’histo­

rien en suit l’ombre portée bien
au­delà de l’Antiquité, et bien
après l’abolition du servage. C’est
le second axe de l’enquête. Le sta­
tut juridique des robots, qui a déjà
fait couler beaucoup d’encre, res­
semble de fort près à celui de l’es­
clave antique. De même, le sala­
riat ou le système moderne de
représentation politique par délé­
gation portent eux aussi les mar­
ques de cet héritage refoulé.
« L’hypothèse est assurément dé­
rangeante, mais il existe bien un
lien étroit entre le fait esclavagiste
et l’expérience de l’autonomie poli­
tique à laquelle nous attachons
le nom de démocratie », conclut
Paulin Ismard. Voilà qui soulè­
vera des discussions, suscitera
peut­être quelques malentendus
et récupérations. Quoi qu’il en
soit, le jeune chercheur, maître de
conférences à la Sorbonne, s’im­
pose avec ce troisième ouvrage
comme un maître à venir. Ses li­
vres précédents, L’Evénement So­
crate (Flammarion, 2013) et La Dé­
mocratie contre les experts. Les es­
claves publics en Grèce ancienne
(Seuil, 2015), ont été remarqués et
primés. Celui­ci confirme qu’il
faut désormais compter avec un
vrai penseur.

C’EST UNE PHRASE QU’ON ENTEND ET
QU’ON DIT SOUVENT : « J’aime, j’adore
tel écrivain. » Phrase ambiguë, si l’on y
pense... Qu’engage­t­on dans cette forme
particulière d’amour, et comment se tra­
duit­elle : par une connaissance appro­
fondie de son œuvre, voire de sa vie, par
un sentiment d’admiration confiante,
par une attente et une émotion renouve­
lée à le lire, à le dévorer même, par
un désir de le rencontrer en per­
sonne et de se fondre à lui? En vé­
rité, chaque lien amoureux est uni­
que, il dépend des protagonistes et,
comme l’indique la formule de
présentation de la collection « La
rencontre », aux éditions Arléa,
« La rencontre est une histoire qui
nous appartient » (mais quelque­
fois, c’est heureux, on accepte de la
raconter).
Une chose est sûre : peu de lec­
teurs ont poussé aussi loin la pas­
sion littéraire que Gemma Salem pour
l’écrivain autrichien Thomas Bernhard
(1931­1989). Elle l’a fait classiquement en
devenant une spécialiste reconnue de
son œuvre, à laquelle elle a consacré plu­
sieurs livres, et en se rendant sur sa
tombe, à Vienne, mais elle est allée bien
au­delà, comme elle l’écrit dans Où sont
ceux que ton cœur aime. A 45 ans, elle
quitte « Paris et tout ce qu’elle possédait et
toute sa vie pour s’isoler à Vienne, à por­

tée de ce cimetière ». Laissant son compa­
gnon et ses enfants, elle s’installe près de
son idole dont l’emprise ne cesse pas
avec sa mort, bien au contraire. Thomas
Bernhard, qu’elle ne désigne qu’à l’aide
de majuscules – « Il », « Lui » –, est « l’oura­
gan qui a tout détruit et emporté sans le
vouloir, sans l’imaginer et sans pitié ». A
un moment, elle songe même à acheter
une concession dans le même cimetière :
« Elle voyait déjà son nom et le sien côte à
côte, Lui et Elle, ah, le miracle. » Pourquoi?
« Parce qu’elle l’aime, enfin. Ben oui, mais
qui de ses lecteurs ne l’aime pas? »
Agée aujourd’hui de 76 ans, Gemma
Salem vit toujours dans la capitale de ce
pays dont Thomas Bernhard avait fait
son principal sujet – « Il s’y est tenu, ac­
croché. » Contrairement à Peter Handke,
récemment couronné par le prix Nobel,
qui a voulu oublier l’Autriche, explique­t­
elle, Bernhard, lui, y est resté toute sa vie,
malgré l’horreur ambivalente que lui ins­
pirait sa terre natale, avec son passé nazi
et son présent rance. Il n’a cessé de dé­
crire sans compromis les tensions entre
« un si beau pays et un bourbier moral
aussi insondable, un si beau pays et une
société de bout en bout si brutale et
ignoble et autodestructrice ». Ses provo­
cations atteignirent leur paroxysme
dans son testament où, par une sorte
d’exil posthume, il interdit formelle­
ment que ses livres soient imprimés ou

ses pièces jouées en Autriche. Sa haine
fut largement réciproque puisque, le
jour de ses obsèques, plusieurs journaux
saluèrent la disparition du « traître » et
titrèrent : « Dehors le salaud! »
Cependant, on l’a dit, ce livre témoigne
d’une rencontre. Il ne parle donc pas tant
de l’œuvre que de l’homme et des affi­
nités que l’auteure entretient avec lui.
Gemma Salem partage avec Bernhard si­
non le goût, du moins la nécessité de la
solitude. Comme lui, elle n’est pas à l’aise
dans la société et déteste « les gens gâtés »
ou ceux qui cherchent refuge dans « la
souille conjugale ». Tous deux ont aussi
en commun d’avoir été battus et haïs par
leur mère, ce qui a rendu difficile, voire
impossible, toute idée de pardon. Ce mal­
heur initial explique, selon elle, la terri­
ble froideur de Bernhard, son refus de
toute sensualité : « Il était incapable de se
donner à quelqu’un, ne serait­ce qu’un
instant. Cet homme n’a jamais partagé un
baiser. » Eprouvant quant à elle l’entrée
dans la vieillesse, elle constate que les dé­
sirs s’endorment et que « le plaisir terres­
tre s’est beaucoup simplifié ». Elle évoque
sa dépression, ses espoirs déçus, son
amour­propre blessé. Comme il existe
des autoportraits à la palette ou à l’oreille
bandée, c’est finalement à une sorte
d’autoportrait au Thomas Bernhard que
nous convie Gemma Salem.
Cela donne un petit livre attachant, un
peu déjanté – mais l’amour qui roule ne
sort­il pas souvent de ses jantes? Il pro­
pose une méditation sage et folle sur la
tendresse des vivants pour les morts
souverains : écrivains, musiciens. Son ti­
tre est emprunté à des vers de Lamar­
tine : « Et quand je dis en moi­même/ Où
sont ceux que ton cœur aime ?/ Je regarde
le gazon. » La visite au cimetière rythme
la vie qui passe et vérifie cet aphorisme
de l’auteure : « Il n’y a que sur les tombes
qu’on sache aimer. » Si Thomas Bernhard
citait peu d’écrivains, Gemma Salem,
elle, improvise au hasard des allées de

brefs mais poignants récits sur ses autres
héros : Robert Walser, qui resta long­
temps enfermé dans un asile d’aliénés et
mourut dans la neige – il existe une
photo de ses derniers pas ; Klaus Mann,
suicidé à 43 ans, Boulgakov ou encore
Pessoa. Certains sont inhumés à Vienne.
C’est le cas du compositeur Gustav
Mahler, qui n’avait pas les faveurs de
Bernhard – « le plus pur kitsch provo­
quant l’hystérie de masse », disait­il. Cela
n’empêche pas Gemma de déposer une
rose sur sa tombe, bien que son chou­
chou absolu, avant même Bernhard,
reste Franz Schubert. « Je t’embrasse dans
le cou », lui dit­elle pour clore ce drôle de
livre. L’amour, l’humour et les morts,
plus forts que la haine ?

FRANCESCA CAPELLINI

Comme il existe des
autoportraits à la palette
ou à l’oreille bandée,
c’est à une sorte
d’autoportrait au Thomas
Bernhard que nous
convie Gemma Salem

où sont ceux que
ton cœur aime,
de Gemma Salem,
Arléa, « La rencontre »,
100 p., 16 €.
Signalons, de la même
auteure, la parution
de Larry. Une amitié
avec Lawrence Durrell.
Entretiens avec Stéphane
Héaume, Baker Street,
192 p., 18 €.

la cité
et ses esclaves.
institution,
fictions,
expériences,
de Paulin Ismard,
Seuil, « L’univers
historique »,
384 p., 24,90 €.

Un baiser dans le cou


FIGURES LIBRES


ROGER-POL
DROIT

LE FEUILLETON


CAMILLE LAURENS DES POCHES
SOUS LES YEUX

MATHIAS ÉNARD


PHOTOS PHILIPPE MATSAS, PIERRE MARQUÈS, BRUNO LEVY
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