Le Monde - 29.11.2019

(Martin Jones) #1

4 |international VENDREDI 29 NOVEMBRE 2019


0123


REPORTAGE
koigouma (mali) ­ envoyé spécial

L’


air est épais. La zone
reste sous tension.
L’entrée du village de
Koigouma, dans le
nord­ouest du Mali, est matériali­
sée par des drapeaux jaune et
blanc, ceux du Haut Conseil pour
l’unité de l’Azawad (HCUA). Ici,
dans la région de Tombouctou, la
présence de l’Etat malien n’est
qu’un fantasme et le groupe poli­
tico­militaire s’impose comme
seule autorité. Même si le HCUA
était signataire de l’accord pour la
paix et la réconciliation de 2015
qui prévoit le redéploiement de
l’Etat partout dans le pays.
En marge de l’inauguration offi­
cielle d’une école, de la remise de
tentes et d’un château d’eau par le
Haut­Commissariat aux réfugiés
(HCR) et la Mission des Nations
unies au Mali (Minusma), des sol­
dats du HCUA veillent au grain.
« Après la signature de l’accord
d’Alger [de 2015], les unités com­
battantes ont pu installer une base
à Koigouma », explique le chef de
village, Ahmedou Ag Abdallah.
Lui est un ancien juge islamique
de la ville de Goundam et ex­
membre d’Ansar Dine, un groupe
extrémiste salafiste qui a, un
temps, imposé la charia à Tom­
bouctou en 2012. Lavés du passé et
rentrés dans le rang en adhérant à
la cause d’un groupe signataire de
l’accord, Ahmedou Ag Abdallah,
ses combattants et près de
2 000 personnes de Koigouma,
qui avaient fui en Mauritanie, ont
décidé de revenir en mai 2019.
Une communauté considérée
comme « partenaire fiable » par
Riccardo Maia, chef de bureau de
la Minusma à Tombouctou : « Tra­
vailler avec eux pour ramener les
services de l’Etat ici, c’est exacte­
ment le travail de la Minusma
pour appliquer l’accord de paix,
puisqu’ils contrôlent la zone. »
Quelques mois avant la signature
de l’accord de paix, en octo­
bre 2014, le HCUA a rejoint la
Coordination des mouvements
de l’Azawad (CMA), une alliance

entre les différents groupes rebel­
les qui ont combattu pour l’indé­
pendance du nord du Mali.
« Comme les militaires maliens
ne connaissent pas la zone et res­
tent dans leurs bases, ce sont
aujourd’hui les éléments de la
CMA qui sécurisent la région »,
glisse un combattant de Koi­
gouma assis à l’arrière d’un
pick­up. « L’objectif, ajoute­t­il, est
que les personnes puissent circuler
librement et en toute sécurité dans
la brousse et jusqu’à la ville la plus
proche pour travailler. » Légère­
ment en retrait de la foule, un
homme d’une cinquantaine d’an­
nées hausse les épaules : « Qu’im­
porte que ce soit l’Etat ou un
groupe armé qui assure la sécurité.
Tant que l’on peut travailler, c’est le
plus important. » Une situation
trouble qui illustre la profonde
fragilité institutionnelle de ce
pays du Sahel où treize soldats
français sont morts dans un acci­
dent d’héicoptère en opération de
combat lundi 25 novembre.

« Une réelle accalmie »
Pour arriver à ses fins, le HCUA a
lancé, en début d’année, l’opéra­
tion Acharouchou dans la région
de Kidal, au nord­est du pays. « Une
opération que nous avons étendue
début octobre à la région de Tom­
bouctou », avance une source au
sein de la CMA, précisant que « des
renforts sont venus de Kidal pour
nous prêter main­forte ».
Si aucune autorité étatique n’a
été consultée pour le lancement
d’Acharouchou, les mouvements
tactiques des troupes de la CMA
ne se font pas sans coordination
avec les Forces armées maliennes
(FAMa), selon les sources sur
place. « Il serait fallacieux de dire
que les FAMa ne peuvent pas sé­
curiser la zone », se défend le colo­
nel major Mamadou Keïta, coor­
dinateur de la cellule défense et
sécurité dans le bureau du Haut
représentant du président de la
République dans le nord du pays.
Le militaire convient quand
même que, pour ne pas briser l’ac­
cord de paix, l’armée nationale
reste sur les positions autorisées

par le cessez­le­feu, et qu’il existe
des zones vides. « Mais à terme, la
finalité du processus sera la dispa­
rition de ces groupes armés qui se­
ront incorporés dans l’armée »,
ajoute­t­il. « Et en réalité, nous
constatons une application pro­
gressive de l’accord de paix sur le
terrain », ajoute un autre militaire
malien, pour qui « c’est la pre­
mière fois qu’il existe une réelle en­
tente entre les forces de sécurité et
les anciens groupes rebelles ».
D’après Alassane Wangara, du
bureau de l’Association malienne
des droits de l’homme de Tom­
bouctou, « on observe une réelle
accalmie dans la zone. Les gens cir­
culent à nouveau hors de la ville
car les rumeurs disent que beau­
coup de bandits ont été arrêtés ».
Pour lui, le problème ne réside pas
dans le fait que la sécurité soit as­
surée par des forces non étatiques,
mais que les personnes incarcé­

rées dans le cadre de l’opération
soient envoyées à Kidal, dans les
geôles du HCUA, plutôt que remi­
ses à la justice malienne. « Après
cela, on ne sait pas ce qu’ils devien­
nent », précise­t­il, dubitatif.
« Cette opération intervient dans
un contexte marqué par des ac­
cusations répétées et persistantes
de collusion avec les groupes dji­

hadistes », analyse Ibrahim Maï­
ga, chercheur à l’Institut d’études
de sécurité (ISS). Mais selon lui, les
groupes signataires au sein de la
CMA veulent désormais se poser
en « force positive » au sein des po­
pulations. « Avec la présence d’An­
sar Dine et d’Al­Qaida dans ces zo­
nes, il est important pour la CMA
de gagner en crédibilité auprès des

autorités pour infirmer ces accusa­
tions », ajoute le chercheur.
L’accord d’Alger prévoit la créa­
tion d’une « architecture institu­
tionnelle fondée sur les collectivités
territoriales dotées d’organes élus
au suffrage universel et de pouvoirs
étendus ». Le 29 octobre se clôtu­
rait le deuxième congrès du
HCUA, à Kidal. Dans la déclaration
finale, les participants souhai­
taient la « mise en œuvre intégrale
et diligente de l’accord pour la paix
et la réconciliation », sans que ce­
lui­ci soit renégocié. Et notam­
ment pas les dispositions relatives
à une forte décentralisation. Or, le
président malien semble, lui, vou­
loir les reconsidérer. En septem­
bre, Ibrahim Boubacar Keïta an­
nonçait une possible révision de
certaines dispositions de l’accord,
poussant la CMA à suspendre sa
mise en place.
paul lorgerie

Premiers accords européens pour


une coalition de forces spéciales au Sahel


L’Estonie, la République tchèque et la Belgique ont confirmé leur participation


L


a France n’est pas seule au
Sahel », ont martelé, mardi
26 novembre, les autorités
politiques et militaires à Paris, au
lendemain de l’opération dans la­
quelle sont morts treize de ses
soldats au Mali. Mais entraîner les
Européens à combattre sous son
commandement n’est pas chose
aisée. Depuis près d’un an, la
France tente de bâtir une petite
coalition de forces spéciales euro­
péennes pour soutenir les armées
de la région (Mali, Niger et
Burkina). Les accords de ses parte­
naires commencent tout juste à
se concrétiser.
« Un pays comme le mien prend
ses responsabilités dans la lutte
contre le terrorisme au Sahel. » Le
ministre tchèque des affaires
étrangères a ainsi indiqué, dans
un entretien accordé au Monde
jeudi 21 novembre à Prague, que
son pays participera. « Nous som­
mes de plus en plus conscients que
nous devons porter notre atten­
tion sur la sécurité de notre voisi­
nage au sud. Nous avons appris de
la crise migratoire. Nous avons vu
que la situation en Libye avait un
impact direct sur l’ensemble de
l’Europe. Et nous avons assisté à
une prolifération des groupes ter­
roristes au Sahel ces dernières an­
nées. Le terrorisme pourrait se dis­

perser », justifie Tomas Petricek.
Prague a déjà 120 militaires affec­
tés à la protection de la mission
européenne de formation de l’ar­
mée malienne, dont la Républi­
que tchèque prendra le comman­
dement en 2020.

Dégradation de la situation
« Il s’agit aussi de montrer une soli­
darité avec la France, qui est impli­
quée dans la région, poursuit le mi­
nistre. Il est juste de partager le far­
deau entre Européens. » Un feu vert
du Parlement tchèque est attendu.
Prague a déjà ouvert une représen­
tation diplomatique à Bamako cet
été, et son ambassadeur sera com­
plètement installé en janvier 2020,
précise M. Petricek.
Le ministère français des ar­
mées doit afficher sa capacité à

adapter ses déploiements face à la
nette dégradation de la situation
sécuritaire constatée ces derniers
mois dans le centre du Mali et le
nord du Burkina Faso. L’entou­
rage de la ministre des armées,
Florence Parly, assure que sa coali­
tion baptisée « Takuba » (« sabre »,
en langue tamachek) va prendre
forme, même si peu de gouverne­
ments ont confirmé officielle­
ment une contribution.
En Estonie, le Parlement a ap­
prouvé, le 6 novembre, un renfor­
cement du contingent présent
depuis l’été 2018 à Gao, au Mali (il
passera de 50 à 95 personnes), et
l’envoi de forces spéciales au se­
cond semestre 2020. En Belgique,
la défense a annoncé, le 24 no­
vembre, l’envoi de trois officiers
dans le futur état­major de
« Takuba », qui sera basé à Gao,
« en réponse à la demande de la
France ». Un apport modeste,
mais le pays participe déjà à une
mission bilatérale de formation
de forces spéciales au Niger (entre
50 et 80 militaires, selon les pério­
des) et contribue à la mission des
Nations unies au Mali, avec
120 personnes. La Belgique reste
par ailleurs engagée en Afghanis­
tan et en Irak­Syrie.
Selon le site d’information spé­
cialisé Bruxelles2, « les Norvégiens

« Il s’agit
de montrer
une solidarité
avec la France »,
estime le
ministre tchèque
des affaires
étrangères

Des casques
bleus de la
Minusma et
des membres
du Haut
Conseil pour
l’unité de
l’Azawad, à
Koigouma, le
13 novembre.
NICOLAS RÉMÉNÉ/
LE PICTORIUM

et les Suédois devraient aussi être
présents ». Dans la région sahé­
lienne, l’heure est donc à l’empi­
lement des missions militaires
étrangères. Les Etats­Unis ont,
eux aussi, conforté la présence de
leurs forces spéciales et de leurs
drones Reaper. Le commande­
ment américain pour l’Afrique a
annoncé, le 1er novembre, la mise
en service opérationnelle de leur
base d’Agadez, au Niger. Les Rus­
ses, de leur côté, ont annoncé un
nouveau partenariat militaire
avec le Mali.
Cette mobilisation contre les
groupes djihadistes ne produit
pas de résultats évidents, les
gains sécuritaires étant compro­
mis par les carences du dévelop­
pement et de la gouvernance
dans la région.
Tandis que la ministre française
appelle à « la patience stratégi­
que », son chef d’état­major des
armées, François Lecointre, af­
firme qu’« il faut persévérer ». La
force « Barkhane » doit concen­
trer ses efforts dans le centre du
Mali et les régions du pays fronta­
lières avec le Niger et le Burkina
Faso mais ne souhaite pas dé­
tourner son attention du nord du
Mali, où les groupes djihadistes
restent très actifs.
nathalie guibert

Près de Tombouctou, les anciens rebelles font la loi


A Koigouma, un groupe politico­militaire s’impose comme seule autorité en l’absence de l’Etat malien


Hommage aux 13 soldats morts au Mali


La ministre des armées française, Florence Parly, s’est inclinée,
mercredi 27 novembre, au Mali, devant les cercueils des treize
militaires tués dans un accident d’hélicoptère lors d’une opéra-
tion de combat. Elle s’est recueillie dans l’enceinte de la chapelle
ardente où les corps ont été réunis, sur la base de Gao, avant
leur rapatriement vers la France. La ministre a dit « la douleur,
la reconnaissance et la détermination de la nation ». Elle était
accompagnée du chef d’état-major des armées, le général
François Lecointre, et du chef d’état-major de l’armée de terre, le
général Thierry Burkhard. Une cérémonie d’hommage national,
présidée par Emmanuel Macron, aura lieu lundi aux Invalides.

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