Le Monde - 29.11.2019

(Martin Jones) #1
0123
VENDREDI 29 NOVEMBRE 2019 international| 5

Inde : le combat pour préserver l’université Nehru


L’établissement de New Delhi, bastion de la gauche, est ciblé par les nationalistes hindous au pouvoir


new delhi ­ correspondante

L


a « JNU », comme l’appel­
lent les Indiens, est en
ébullition. Depuis un
mois, les étudiants de
l’université Jawaharlal­Nehru, à
New Delhi, sont en grève pour
protester contre la hausse, sans
concertation, des tarifs du loge­
ment, l’introduction d’une contri­
bution élevée aux charges de
l’institution et de nouvelles règles
disciplinaires sur le campus – cou­
vre­feu après 22 h 30 et code
vestimentaire. Le prix mensuel
d’une chambre est passé de 20 à
600 roupies (0,25 à 7,50 euros), les
frais de fonctionnement se mon­
tent à 2 000 roupies (25 euros).
Une fortune pour les plus défavo­
risés. Selon les syndicats, 40 % des
jeunes de l’université ne pourront
pas supporter ces charges et ris­
quent d’abandonner leurs études.
Mercredi 27 novembre, l’Union
des étudiants de la JNU avait ap­
pelé à une journée nationale de

protestation dans tout le pays
« contre la privatisation de l’édu­
cation » en cours, et pour « une
éducation abordable et accessi­
ble ». Les étudiants ont formé
une chaîne humaine à Connau­
ght Place, dans le centre de la ca­
pitale, et plusieurs universités
d’autres Etats ont apporté leur
soutien au mouvement. Mais les
étudiants de la JNU étaient beau­
coup moins nombreux que le
18 novembre, lorsqu’ils avaient
manifesté aux abords du Parle­
ment. Ils avaient été brutalement
stoppés par les forces de police.
De nombreux manifestants
avaient été blessés ou arrêtés. De­
puis, l’administration de l’uni­
versité a accepté de remiser le
principe d’un couvre­feu, et con­
senti une baisse de moitié des
charges, mais elle a maintenu le
tarif des chambres.
L’université Nehru, fondée au
milieu des années 1960, est un
symbole. Lieu de formation des
élites du pays, connu pour être

de gauche, l’établissement, qui
compte un peu plus de 7 000 ins­
crits, a été longtemps un modèle,
un espace de débats et de liberté
d’expression et un pôle d’excel­
lence dans les sciences humai­
nes. Beaucoup d’étudiants pau­
vres des Etats du Bihar ou de l’Ut­
tar Pradesh ont pu y accéder,
grâce à une politique volonta­
riste et à un système efficace de
bourses. Elle a été la cible des na­
tionalistes hindous dès leur arri­
vée au pouvoir, en 2014. En 2016,
le premier ministre, Narendra

Modi, a fait nommer, à la tête de
l’université, un proche qui a
coupé dans les budgets et rem­
placé de nombreux professeurs.
Le syndicat des étudiants proche
du Parti du peuple indien (BJP, au
pouvoir) s’est érigé en milice
pour faire la loi sur le campus.
Sur les réseaux sociaux, les étu­
diants de la JNU sont pris pour ci­
ble par les trolls du BJP, traités de
« paresseux » qui « survivent avec
l’argent des contribuables ».
Le mouvement de protestation
des étudiants démarré le 28 octo­
bre est révélateur du climat de dé­
fiance qui règne désormais en
Inde vis­à­vis des intellectuels. Ces
derniers soupçonnent le gouver­
nement de vouloir réduire l’ensei­
gnement supérieur à une élite.
« On assiste à une privatisation de
l’éducation et à l’émergence de
nombreuses universités privées,
qui sont des enclaves d’exclusion,
imposant des tarifs exorbitants »,
accuse l’Union des étudiants de la
JNU. Selon Avijit Pathak, profes­

seur de sociologie dans l’établisse­
ment et auteur d’une tribune au
vitriol dans le quotidien The
Hindu, « certaines des meilleures
universités sont en train de mourir.
Si les universités publiques dotées
d’un enseignement de qualité et
abordable commencent à s’effon­
drer, l’esprit de la démocratie égali­
taire est en danger ».

« Politiques antiéducation »
Il dénonce « une administration
incompétente, incapable de com­
muniquer avec les étudiants et les
enseignants », des dirigeants
nommés par le pouvoir politi­
que, des technocrates pour diri­
ger l’administration et l’intro­
duction de technologies de sur­
veillance. Les anciens présidents
de l’Union des étudiants de la
JNU estiment que le mouvement
de protestation est un « combat
pour sauver l’enseignement pu­
blic et contre les politiques antié­
ducation du gouvernement ».
En 2016, les étudiants de New

Une sociologue française


refoulée de Russie


Carine Clément devait tenir une conférence
sur les « gilets jaunes » à Moscou

moscou ­ correspondant

L’


amour que porte le
Kremlin au mouvement
français des « gilets jau­
nes », volontiers érigé en symbole
des troubles qui touchent l’Occi­
dent, a ses limites. Carine Clé­
ment, une sociologue française
invitée à présenter ses travaux sur
le sujet lors d’une conférence à
Moscou, a été refoulée à son arri­
vée dans la capitale russe, mer­
credi 27 novembre, et immédiate­
ment placée dans un avion pour
Paris. L’information, donnée par
le quotidien russe Kommersant, a
été confirmée au Monde par l’uni­
versitaire à son retour en France.
La justification présentée à cette
chercheuse reconnue a de quoi
surprendre : « menace pour la sé­
curité nationale », selon le FSB, les
services de sécurité, qui a assorti
cette expulsion d’une interdiction
de territoire pouvant aller jusqu’à
dix ans. Mme Clément est mariée à
un Russe et sa fille a la nationalité
russe. « Heureusement que nous
sommes rentrés en France il y a
déjà un an, relativise­t­elle, et que
je ne me retrouve pas interdite de
rentrer chez moi. »
Chercheuse associée à l’EHESS et
au CNRS, la sociologue devait s’ex­
primer vendredi à Moscou, au
centre culturel Voznessensky, sur
le thème : « Sociologie de la pro­
testation mondiale : qu’est­ce qui
pousse les gens à sortir dans la
rue? » Carine Clément, qui a étu­
dié durant un an, notamment en
Lorraine, les revendications et
l’action des « gilets jaunes », en­
tendait dresser un parallèle entre
ce mouvement et les différentes
protestations qu’elle a longtemps
étudiées dans les régions russes.
L’universitaire est arrivée en
Russie en 1994 pour écrire sa
thèse sur le mouvement ouvrier
russe. En 1996, elle était revenue
s’installer dans le pays, où elle a
vécu jusqu’en 2018. Elle a notam­

ment été associée au centre An­
drew Gagarine d’étude de la
société civile, au sein de l’univer­
sité d’Etat de Saint­Pétersbourg.
Elle écrivait aussi pour Le Monde
diplomatique.
Mme Clément n’a jamais caché sa
proximité avec les mouvements
de gauche russe, et on l’a vue in­
tervenir publiquement en faveur
de militants écologistes arrêtés.
Elle a aussi créé un Institut des ac­
tions collectives, avec l’ambition
de soutenir les mouvements asso­
ciatifs en province, où ils sont par­
ticulièrement fragiles et vulnéra­
bles. A l’automne 2008, elle avait
été agressée à plusieurs reprises,
jusqu’à se faire planter une serin­
gue en pleine rue. « Cela fait dix
ans que j’ai cessé toute activité mili­
tante, justement après ces atta­
ques, précise­t­elle. Je ne faisais
que de la recherche, certes sur des
sujets – les mouvements sociaux –
qui peuvent déranger. Mais je ne
sais même pas s’ils savent vrai­
ment ce que je fais... »

Climat de défiance
Peu avant son départ de Russie, la
sociologue avait aussi eu un con­
flit avec le rectorat de l’université
de Saint­Pétersbourg au sujet
d’une conférence annulée au der­
nier moment. Une semaine
après, la police s’était présentée à
son domicile pour vérifier la léga­
lité de sa présence sur place.
Interrogé par Kommersant, Bo­
ris Kravtchenko, membre du
Conseil des droits de l’homme
auprès de la présidence, se dit
« choqué » et promet de tenter
d’obtenir des explications. Mais
le dirigeant de la Confédération
du travail russe reconnaît « qu’in­
fluer sur cette décision honteuse
est pratiquement impossible », ex­
pliquant qu’une telle procédure
est menée de manière discrétion­
naire. Le consulat de France à
Moscou a également été informé.
La mésaventure de Carine Clé­
ment illustre également le climat
de défiance de plus en plus mar­
qué en Russie vis­à­vis des cher­
cheurs étrangers. En août 2018,
l’historien Nicolas Werth, spécia­
liste mondialement reconnu du
Goulag, avait été expulsé du
pays, formellement pour avoir
transgressé les règles d’utilisa­
tion des visas.
benoît vitkine

A l’automne
2008, en Russie,
où elle vivait, elle
a été agressée
à plusieurs
reprises

Delhi avaient déjà engagé
l’épreuve de force avec le gouver­
nement Modi pour défendre leur
leader, accusé de sédition, après
avoir organisé une réunion en
mémoire d’un militant sépara­
tiste du Cachemire, pendu en rai­
son de sa participation soupçon­
née à un attentat contre le Parle­
ment indien en 2011. Les
universités de tout le pays
s’étaient enflammées. Déjà à
l’époque, les syndicats dénon­
çaient les tentatives de mise au
pas des universités.
Il y a quelques jours, un député
du BJP, Subramanian Swamy, a
proposé de fermer la JNU pour
deux ans, le temps de la débar­
rasser des « éléments antiso­
ciaux » et de la rebaptiser pour
effacer le nom de Nehru, pre­
mier chef de gouvernement de
l’Inde indépendante, homme de
gauche et ardent défenseur du
sécularisme, honni des nationa­
listes hindous.
sophie landrin

Le mouvement
de protestation
des étudiants
révèle le climat
de défiance,
en Inde, envers
les intellectuels
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