Libération - 25.11.2019

(Michael S) #1

Monde


A Bogotá, samedi. Les cacerolazos sont une réponse pacifique à la répression violente des manifestations. Photo Luisa Gonzalez. Reuters

Les concerts de casseroles, bruit


de fond de la colère en Colombie


Nouvelle forme de
protestation pour
les Colombiens,
les «cacerolazos»
rythment la
contestation
sociale, qui s’est
transformée en un
mécontentement
généralisé depuis la
réaction autoritaire
du gouvernement.

D


epuis jeudi soir, le tin-
tamarre des cacerola-
zos («concerts de cas-
serole») ne faiblit pas en
Colombie. Il a encore retenti
samedi et dimanche, assour-
dissant ou rythmant les mo-

paquet» de mesures écono-
miques et sociales du gou-
vernement a rassemblé des
centaines de milliers de per-
sonnes (207 000 selon les au-
torités, plus d’un million se-
lon les organisateurs) dans
les rues de toutes les grandes
villes de Colombie.

Assassinats. Le gouverne-
ment, échaudé par ce qui se
passait en Equateur, au Chili
et en Bolivie, avait multiplié
les avertissements avant la
mobilisation, comme antici-
pant ou préparant la vio-
lence... Résultat, la mobilisa-
tion a été bien plus massive
qu’attendu et les revendica-
tions économiques et socia-
les se sont transformées en
un mécontentement généra-
lisé contre le gouvernement.
«Nous avons vraiment beau-
coup de raisons de nous mobi-
liser», s’exclament en chœur

trois retraitées qui tapaient
samedi sur leurs casseroles
avec des centaines de per-
sonnes dans le parc national
de Bogotá. Chaque manifes-
tant rencontré depuis jeudi
énumère sa longue liste de
revendications, tandis que
les pancartes fleurissent de
slogans imaginatifs comme
«Ils nous ont tout enlevé,
même la peur».
Les revendications peuvent
être regroupées en plusieurs
grands thèmes. D’une part,
ils réclament la mise en
œuvre réelle et complète de
l’accord de paix signé il y a
exactement trois ans entre le
gouvernement précédent et
les Farc, alors que les violen-
ces et la guerre reprennent
dans certaines régions du
pays. Ensuite, ils protestent
contre la multiplication des
assassinats de ce qu’on ap-
pelle en Colombie les leaders

Par
Anne Proenza
Correspondante à Bogotá

autorités ainsi que la déci-
sion autoritaire de décréter
un couvre-feu et de militari-
ser la capitale dans la nuit de
vendredi à samedi – sans rai-
son objective, mais générant
un vent de panique – ont été
les déclencheurs de cette
forme de protes-
tation inhabi-
tuelle en Colom-
bie. Et comme l’écrit le
politologue Yann Basset sur
le site d’analyse en ligne la
Línea del Medio, le bruit des
casseroles représente à la fois
«un message de mécontente-
ment contre le gouvernement
mais aussi une revendication
du caractère pacifique de la
manifestation face aux grou-
pes violents et à la répression
policière».
Tout a commencé jeudi : la
mobilisation convoquée de
longue date par les syndicats
pour protester contre le «gros

bilisations sur un drôle de
son tropical, accompagnant
des chansons révolutionnai-
res ou l’hymne national, dan-
sant ou colérique, réalisés
par de petits groupes à un
coin de rue ou rassemblant
des centaines et des milliers
de personnes
sur les grandes
places de toutes
les grandes villes du pays. Il
devrait repartir de plus belle
ce lundi avec la nouvelle ma-
nifestation convoquée par les
syndicats et les différentes
composantes du mouvement
social qui protestent en
masse contre le gouverne-
ment d’Iván Duque, au pou-
voir depuis quinze mois et
dont la cote d’impopularité
atteint déjà 69 %.
La forte répression policière,
les accusations de vanda-
lisme visant à délégitimer le
mouvement de la part des

Reportage


sociaux (dirigeants locaux,
amérindiens, paysans, mili-
tants des droits de l’homme,
de l’environnement) et des
ex-combattants des Farc,
ainsi que contre la violence
de l’Etat. Le ministre de la
Défense a en effet dû démis-
sionner au début du mois à
la suite de plusieurs graves
«bavures» commises par
­l’armée, notamment des
exécutions extrajudiciaires
et un bombardement mili-
taire présenté comme «une
opération impeccable contre
un camp de dissidence
des Farc», dans lequel au
moins huit mineurs avaient
été tués.

Corruption. Enfin, les
­manifestants visent l’amé­-
lioration de la qualité de vie
(santé, éducation, retraite)
dans ce pays qui, en dépit de
sa croissance (3,2 % cette an-
née), reste l’un des plus in-
égalitaires de la région. Il faut
aussi ajouter la lutte contre la
corruption, endémique en
Colombie, et à laquelle avait
promis de s’atteler le gouver-
nement.
La plupart des slogans cons-
puent aussi non seulement le
gouvernement, mais surtout
l’ancien président Alvaro
Uribe (2002-2010), mentor
du président actuel, au-
jourd’hui mis en examen par
la justice et dont la popula-
rité commence à s’effriter.
«C’est le réveil de l’hypnose
uribiste», proclamait une jo-
lie pancarte de la manifesta-
tion de jeudi.
Samedi, les forces antiémeu-
tes ont tenté de disperser à
coups de grenades lacrymo-
gènes et assourdissantes les
rassemblements de concerts
de casseroles dispersés dans
toute la capitale. Un étudiant
touché à bout portant sa-
medi après-midi dans le cen-
tre de Bogotá était dimanche
matin entre la vie et la mort.
Une énième bavure qui a dé-
clenché une indignation
­nationale et fait redoubler
le tapage.
Le président Duque, tentant
de calmer le jeu, a appelé à
une «conversation nationale»
qui devait débuter dimanche
avec les maires et gouver-
neurs de région élus récem-
ment et qui entreront en
fonction le 1er janvier. Depuis
jeudi, un cacerolazo rassem-
ble tous les soirs des centai-
nes de personnes devant sa
résidence privée...•

A Hongkong, participation
exceptionnelle aux élec-
tions locales Plus de 70 % des
Hongkongais se sont déplacés dimanche ­pour voter
aux élections locales, un scrutin aux airs de référen-
dum anti-Pékin. La mouvance prodémocratie ­espère
accroître la pression sur les autorités de l’ex-colonie
­britannique, théâtre depuis juin d’une contestation
sans précédent. Photo Reuters

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10 u Libération Lundi^25 Novembre 2019

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