Adieu bio,
vaches, cochons...
Plus «propre» et moins barbare pour les uns. Fausse
et désincarnée pour les autres... La viande cellulaire,
qui éviterait l’abattage, marque une rupture historique
dans notre rapport à l’animal. Laquelle nourrit les fantasmes
et alimente la guerre entre végans et viandards.
I
l y a comme un os. Fabriquer de
la viande in vitro ne relève plus
de la science-fiction. Des restau-
rants promettent d’en servir à leurs
clients dans moins de deux ans, et
la première start-up française lan-
cée dans la technique de la viande
de laboratoire vient de naître : elle
espère créer un simili-foie gras à
partir de cellules d’œuf de cane.
Sans gavage et sans tuerie. Pour-
tant, la viande cellulaire, qui per-
mettrait de créer de la nourriture
carnée grâce à la culture de cellules
souches animales sans passer par
l’élevage intensif et la mise à mort
de bêtes, ne convainc pas tout le
monde, loin de là. Elle est récem-
ment devenue l’un des passages
obligés des débats sur la consom-
mation de viande et sur la condition
animale. Et un argument saignant
dans la guerre que se livrent végans
et amateurs plus ou moins raison-
nés de chair.
«Viande propre», «frankensteak» ou
«fausse viande»... les petits noms
plus ou moins affectueux qu’on lui
donne le montrent : chacun projette
ses fantasmes sur la viande cellu-
laire. Promesse d’un monde enfin
débarrassé de l’exploitation et du
meurtre de millions d’êtres vivants,
ou société cauchemardesque domi-
née par les manipulations géné-
tiques d’une bande de startuppeurs
californiens et transhumanistes?
Car cette affaire de microscopiques
cellules soulève en réalité des en-
jeux telluriques. Non seulement la
viande de labo rompt le lien millé-
naire entre l’alimentation humaine
et la mise à mort, mais elle sépare
aussi radicalement la viande de
l’animal lui-même. On n’avalera
plus la cuisse d’un poulet singulier
élevé dans la Bresse, mais de la ma-
tière cellulaire, reproduite indéfini-
ment en éprouvette. «La manipula-
tion technique qui consiste à séparer
l’animal de la viande a des consé-
quences inouïes, estime le philo-
sophe Olivier Assouly. La viande
in vitro est un moyen unique de cer-
ner ce qui fait nécessité pour
l’homme dans la viande animale.»
Le goût du sang
dans la bouche
Du sérum fœtal de veau, les cellules
souches musculaires d’un bœuf,
une stimulation électrique dans des
bioréacteurs et, parce qu’il faut bien
penser marketing, du jus de bette-
rave pour donner à ce steak de labo
sa couleur rouge. En réalité, la
viande synthétique ne vise pas les
végétariens, qui font déjà sans pro-
duits carnés, mais les viandards
tourmentés : ceux qui ne peuvent se
passer de leur entrecôte mais qui
ont bien conscience que leur pen-
chant carnivore signe chaque année
l’arrêt de mort de milliards d’ani-
maux, tout en étant l’un des plus
grands responsables du change-
ment climatique. Pour ses suppor-
teurs, les avantages de la viande
synthétique sont clairs : elle met-
trait fin à l’abattage massif et indus-
trialisé (mais pas à l’exploitation
animale, car en l’état des recher-
ches, sa fabrication ne peut se pas-
ser des bêtes sur lesquelles prélever
le sérum et les cellules souches),
elle réduirait considérablement la
production de gaz à effet de serre
émis par les animaux (mais les bio-
réacteurs sont gourmands en éner-
gie), elle permettrait de produire
une viande calibrée avec précision
(moins grasse et peut-être moins
bourrée d’antibiotiques) pour ré-
pondre aux enjeux sanitaires con-
temporains. Une viande enfin «pro-
pre», débarrassée des risques
sanitaires. Pure éthiquement et en-
vironnementalement. «Viande pro-
pre, par opposition à une viande qui
serait “sale”. Propre au sens d’”éthi-
que”. On comprend ici la volonté
d’avoir les mains blanches : d’avoir
le plaisir gustatif sans la charge de
la faute», note le philosophe
Thierry Hoquet. Mais pourrons-
nous vraiment avaler cette révolu-
tion alimentaire et culturelle?
La barbaque est bien plus qu’un ap-
port de protéines, bien plus qu’une
tradition culinaire : c’est un pilier de
la sociabilité humaine. L’ingurgiter,
c’est confirmer que l’homme est
bien le maître de la nature et de
ceux qui la peuplent, c’est avoir,
aussi, le goût du sang dans la bou-
che. La viande, c’est une institution,
une culture, une idéologie. Roland
Barthes avait, dans les années 50,
consacré une de ses Mythologies au
bifteck et aux frites : «Le bifteck par-
Idées/
Par
Sonya Faure
Dessins
Amina Bouajila
Etes-vous prêt pour la viande in
vitro? Pour satisfaire les carnivo-
res tourmentés, des chercheurs
travaillent sur une viande cellu-
laire. Miracle écolo ou barbaque
Frankenstein? Bulb, la nouvelle
revue numérique de Libé, y con-
sacre un dossier. Avec, en exclusivité, un plaidoyer pour la
viande cultivée du théoricien de la cause animale Peter Sin-
ger.
Pour tester bulb, même si vous n’êtes pas encore abonné·e·s, c’est
ici : http://bulb.libe.io/
ticipe à la même mythologie san-
guine que le vin. C’est le cœur de la
viande, c’est la viande à l’état pur, et
quiconque en prend s’assimile la
force taurine.» Or, dans la viande
cellulaire, point de sang, ni d’os ni
de gras. «Est-ce encore de la viande?
demande carrément le philosophe
Thierry Hoquet. Si l’on reste sur
l’idée que la viande est le résultat
d’un élevage, d’un pâturage, d’un
soin donné aux bêtes (pensons aux
bœufs de Kobe, qu’on dit “massés à
la bière” ou élevés en écoutant de la
musique classique), on comprend
que ce qui sort de n’importe quel
tube à essai ou boîte de Petri n’est
pas de la “viande”. Le “steak cellu-
laire” n’est pas de la viande, plutôt
une croissance tissulaire in vitro.»
Une viande «abstraite
et sans généalogie»
Un argument que ne partagent pas
les défenseurs de la viande de labo :
après tout, expliquent régulière-
ment les philosophes américains
Patrick D. Hopkins et Austin Dacey,
le steak de synthèse contient de
vraies cellules animales. Si le pro-
cessus est artificiel – il n’y a pas
d’engendrement –, le produit reste,
lui, animal. Et puis, après tout, cette
fameuse rupture entre la viande et
l’animal n’a-t-elle pas déjà eu lieu,
subrepticement, sans que la plupart
d’entre nous n’en fasse grand cas?
Les abattoirs ont quitté les villes,
invisibilisant le processus de mise
à mort, les tranches de jambon
achetées en grande surface sont
bien souvent de la chair reconsti-
tuée qui n’a plus grand-chose à voir
le corps d’un animal.
«Au fond, la viande de culture cor-
respond parfaitement au rapport
que nous avons déjà à la viande
aujourd’hui : une matière abstraite
coupée de son processus d’engen-
drement», estime Florence Burgat.
Livre après livre, la philo- lll
22 u Libération Lundi^25 Novembre 2019