viande. Comme à des incurables, il
faudrait leur donner une prothèse,
une “méthadone” pour remédier à
leur penchant, explique Olivier
Assouly. Je pense au contraire qu’il
ne s’agit pas seulement de trouver
des sources de protéines de substi-
tution, mais que l’enjeu est bien plus
profond, anthropologique : dans nos
cultures, la mise à mort de l’animal
a une fonction particulière et néces-
saire.» Jacques Derrida liait la
consommation de viande à l’idée de
sacrifice, de «mise à mort non crimi-
nelle : avec ingestion, incorporation
ou introjection du cadavre», un
meurtre autorisé, un droit de tuer.
«La souffrance de l’animal appar-
tient intimement à l’histoire de la
viande et en forge sa valeur symbo-
lique, poursuit Olivier Assouly. Le
meurtre de l’animal pourrait être un
détournement du meurtre de
l’homme. L’animal sert de substitut,
de victime expiatoire.» Le processus
alimentaire, l’acte d’assimiler un
autre être impliquerait forcément
une forme de cruauté.
«Un processus
de mort-vivant»
«Avec la viande in vitro, on ne tue
plus personne, il n’y a plus de vie du
tout !» s’insurge Jocelyne Porcher,
ancienne éleveuse devenue cher-
cheuse à l’Inra. Ce qui l’effraie le
plus dans cette affaire de viande
cellulaire, c’est la fin de la relation
complexe qui unit l’homme, qu’il
soit éleveur ou mangeur, à l’animal :
«Ce serait le premier pas vers la fin
de la domestication, une rupture
majeure : les gens n’imaginent pas ce
que ce serait de vivre sans les ani-
maux.» Jocelyne Porcher défend in-
lassablement un élevage à taille hu-
maine, une relation plus consciente
et plus personnelle du consomma-
Du sérum
fœtal de veau,
les cellules souches
musculaires
d’un bœuf,
une stimulation
électrique dans
des bioréacteurs et,
parce qu’il faut bien
penser marketing,
du jus de betterave
pour donner
à ce steak de labo
sa couleur rouge.
sophe décortique le lien
qui attache notre «humanité carni-
vore» (c’est le titre de son ouvrage
paru au Seuil en 2017) aux ani-
maux. Elle voit avec intérêt la
viande in vitro, cette «viande en-
core anonyme, véritablement géné-
rique, abstraite et sans généalogie».
Elle a plongé dans les archives du
Centre d’information des viandes
(CIV), point névralgique de la com-
munication de la filière. «Dès les
années 80, leurs études ont mis en
lumière un fait nouveau : les
consommateurs n’avaient plus envie
qu’on leur rappelle qu’ils man-
geaient des animaux», raconte-t-
elle. Les industriels ont alors radi-
calement changé leur stratégie. «Ils
ont cessé de représenter de belles va-
ches dans leurs publicités pour
monter en généralité, insister sur le
goût du bœuf et ne montrer que des
images de rôtis. La dimension indi-
viduelle de la bête que l’on mange a
été entièrement abrasée, comme si
la viande n’était qu’un continuum
de chair.»
La viande de synthèse ne serait fi-
nalement, pour la directrice de re-
cherches à l’Institut national de re-
cherche agronomique (Inra), que le
prolongement de ce que veut nous
faire gober depuis longtemps le
marketing. Nous mangeons «de la»
viande, «du» bœuf. Pas un animal.
«Le divorce conceptuel entre la
viande et l’animal a en réalité déjà
eu lieu», dit-elle encore. Et la pro-
duction plus ou moins illimitée de
tissu animal en laboratoire ne se-
rait finalement pas un si grand
changement d’habitude. «Elle ré-
soudrait les problèmes éthiques de
tous ceux qui ne parviennent pas à
arrêter la viande mais se sentent
dans une position inconfortable»,
ajoute Florence Burgat, devenue el-
le-même végétarienne. Pragmati-
que, la philosophe va plus loin : les
craintes et les dégoûts des ama-
teurs de viande face à cet amas de
cellules venues d’un labo pour-
raient facilement être levés grâce
au génie, encore, du marketing.
Elle-même propose de baptiser
cette nouvelle chair animale du
nom de «carniculture», qui renvoie
à la vie végétale, ou de «viande fraî-
che», qui évoque une matière à
l’état brut pour apaiser les angois-
ses des consommateurs.
Mais pour tous ceux qui ne mange-
raient pour rien au monde de la
chair issue de l’ingénierie géné-
tique, il y a peut-être autre chose.
Quelque chose qui tiendrait au rap-
port plus profond que nous entrete-
nons à notre alimentation carnée.
«Beaucoup de végétariens ont un
postulat : les carnivores seraient
dans l’incapacité de se passer de
lll teur à l’animal qu’il mange. Et
depuis plus de dix ans, elle s’oppose
radicalement à la viande de labora-
toire – son dernier livre, Cause ani-
male, cause du capital (le Bord de
l’eau, septembre), y est consacré.
«La viande in vitro, c’est un déni de
la vie, lâche Jocelyne Porcher, c’est
un processus de mort-vivant : du
vivant biologique (des cellules) et du
mort subjectif : plus d’animal, plus
de corps, plus d’affectivité.»
Obsession de faire
«comme si»
Quand, en août 2013, le scientifique
Mark Post, chercheur en physio-
logie vasculaire à l’université de
Maastricht, présentait aux médias
le tout-premier hamburger in vitro
qu’il avait mis au point, il insistait,
bien sûr, sur son goût, qu’il assurait
très proche de la viande de bœuf
traditionnelle. Un chef avait même
été convié pour une dégustation.
Mais Mark Post évoquait aussi
un rêve de costkiller. «Les vaches
sont très inefficaces, confiait-il alors
au Guardian. Elles nécessitent
100 grammes de protéines végétales
pour produire seulement 15 gram-
mes de protéines animales comes-
tibles.» Malgré son souci du bien-
être animal et de la lutte contre le
changement climatique, l’innova-
tion de la viande cultivée ne mar-
que pas de rupture avec la logique
de productivité maximale, au plus
bas coût possible.
«Elle est au contraire le prolonge-
ment de l’univers technoscientifique
qui s’est emparé de la viande à par-
tir du XIXe siècle, condamne Joce-
lyne Porcher. C’est alors que la zoo-
technie, issue d’un croisement entre
la biologie et l’économie, a imposé
son projet, inscrit dans le capita-
lisme : maximiser la production de
viande animale pour “nourrir le
monde” – c’est l’argument qu’on en-
tend toujours aujourd’hui.» Avec la
viande in vitro, on changerait sim-
plement le niveau d’extraction de la
«matière animale», selon la sociolo-
gue : «On ne prélève plus, de manière
industrielle, le porcelet de la truie,
mais la cellule d’un muscle. Au fond,
une seule chose a changé, c’est l’ar-
gument moral : au XIXe siècle, on
voyait l’animal comme une ma-
chine ; aujourd’hui, on vous dit que
c’est pour son bien.»
Avec la viande in vitro, l’humain se
rêve toujours aussi démiurgique :
«On ne fait pas qu’imiter la nature,
on l’améliore», expliquait au jour-
nal les Echos Andras Forgacs, créa-
teur de la start-up californienne
Modern Meadow, qui entend pro-
duire de la viande cellulaire à l’aide
d’une imprimante 3D. Aux consor-
tiums de l’indus- Suite page 26
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