S
oit deux hantises d’au-
jourd’hui : l’effondrement
écologique, et «la montée
des autoritarismes». On les
guette. On les redoute. On
tremble. On décrypte conscien-
cieusement les signes avant-
coureurs. On tente de les conju-
rer. Les médias documentent
consciencieusement les dan-
gers. Mais ces apocalypses sont
encore considérées comme des
«risques». Menaçants certes,
mais encore évitables, pour
peu que l’on prenne telle me-
sure sage, qu’on vote comme il
faut. On ne traite pas le sujet en
postulant que les processus
sont déjà en cours, que l’effon-
drement a commencé, ou que
le régime français est en train
de basculer tranquillement
dans l’illibéralisme. Et pour-
tant. Prenons l’effondrement
écologique. Dernier événement
en date, en Australie, la popu-
lation entière de Sydney est
consignée chez elle, fortement
dissuadée de sortir. Sydney se
trouve sous les fumées des in-
cendies qui ont déjà consumé
un million et demi d’hectares
de forêt, y compris des parcel-
les qu’on aurait pu croire à
l’écart du danger d’incendie. Et
avec des températures de 40 °,
la situation n’est pas sur le
point de s’arranger. Interrogé,
le ministre de la sécheresse et
des catastrophes naturelles a
déclaré qu’il ne savait pas si
le réchauffement climatique
était provoqué par les activités
humaines.
La montée des autoritarismes?
En France, à deux jours de
distance, deux fonctionnaires
d’autorité nommés par le pou-
voir se sont comportés comme
les potentats d’un régime totali-
taire. Commençons par l’affaire
de la flèche de Notre-Dame de
Paris. Personnellement nommé
par Emmanuel Macron pour re-
construire la cathédrale incen-
diée dans un délai de cinq ans
(à temps pour les Jeux olympi-
ques), le général Jean-Louis
Georgelin, ancien chef d’état-
major des armées, comparaît
devant la commission des Af-
faires culturelles de l’Assem-
blée. Il est interrogé sur la re-
construction de «la» flèche.
Résumons les termes du débat.
Le chef de l’Etat souhaite, pour
la reconstruction de cette flè-
che, «un geste architectural». A
quoi l’architecte en chef des
Monuments historiques a ré-
pondu que le délai de cinq ans
lui semblait tenable pour une
reconstruction à l’identique,
mais pas en cas de «geste archi-
tectural». Voici donc le général
interrogé par les députés sur
cette objection de l’architecte
en chef. Réponse : «Je lui ai déjà
expliqué plusieurs fois qu’il
ferme sa gueule !»
Quelques jours plus tard, suivi
par une caméra de BFM, le pré-
fet de police de Paris, Didier
Lallement, vient visiter la place
d’Italie à Paris, au lendemain
de rudes affrontements qui ont
marqué le premier anniversaire
des gilets jaunes. La veille, une
vidéo a montré un paisible ma-
nifestant atteint de plein fouet
à l’œil par une grenade lacry-
mogène. On a appris ensuite
qu’il avait perdu un œil. Inter-
pellé par une passante, sexagé-
naire, se présentant comme
«gilet jaune», le préfet inter-
rompt sèchement la conversa-
tion : «Nous ne sommes pas du
même camp, madame !»
Deux répliques qui claquent. Le
général Georgelin a donc publi-
quement fait part aux parle-
mentaires de son mépris pour le
corps des architectes des Monu-
ments historiques, tandis que le
préfet Lallement assumait be-
noîtement de servir son «camp»
politique. Et puis? Et puis rien.
A propos du général Georgelin,
un timide tweet de l’autorité ci-
vile (en l’occurrence, le ministre
de la Culture), déclarant ces
propos «inacceptables». Rien
d’autre. Ni le général «Ferme ta
gueule» Georgelin ni le préfet
Lallement n’ont été si peu que
ce soit réprimandés, a fortiori
relevés de leurs fonctions. Et
pour cause. Ils ont précisément
été nommés, le premier pour
marcher sur le corps des archi-
tectes des Monuments histo-
riques, afin que soit respecté le
délai présidentiel, le second
pour dissuader par la peur les
manifestants éventuels. Geor-
gelin et Lallement font système.
Ce système peut-il encore s’ap-
peler «une République»? Com-
ment le qualifierait la presse, si
c’était, par exemple, sous le Pre-
mier ministre Boris Johnson,
ou dans la Hongrie d’Orbán, que
se comportaient ainsi un préfet
ou un général?
On guette Armageddon, on
tremble du putsch à venir. Mais
la survenue d’un régime auto-
ritaire, l’effondrement des éco-
systèmes ne surviennent pas
un beau matin. Ce sont des pro-
cessus, des glissements, des re-
noncements, des accoutuman-
ces. Rien de plus difficile que de
qualifier un glissement, alors
que le glissement est en cours.
Quand a-t-il débuté? Où s’arrê-
tera-t-il? Que Georgelin et Lal-
lement, l’un laissant éclater son
mépris des «corps intermédiai-
res», l’autre avouant benoîte-
ment sa mission de seigneur de
guerre au service du pouvoir,
soient encore en poste, dit clai-
rement qu’un glissement est en
cours.•
Médiatiques
Par
Daniel Schneidermann
Georgelin et Lallement,
deux révélateurs
Deux fonctionnaires, l’un général, l’autre préfet
de police, sont encore en fonction alors qu’ils se sont
récemment comportés comme les potentats d’un régime
totalitaire. Un certain glissement est en cours, encore
faut-il le qualifier.
L'œil de Willem
Voici donc le
général interrogé
par les députés
sur l’objection
de l’architecte
en chef. Réponse :
«Je lui ai déjà
expliqué
plusieurs fois
qu’il ferme
sa gueule !»
Libération Lundi 25 Novembre 2019 http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 25