Libération - 25.11.2019

(Michael S) #1

B


ien avant qu’un homme poli-
tique se pique d’associer
marche et progrès, les artis-
tes ont compris que flâner ouvre
l’esprit. En arpentant les rues, les
chemins ou les boulevards, le pay-
sage se pare de mille choses singu-
lières et la vie intérieure s’enrichit...
Rousseau trouve la rêverie lors de
promenades en solitaire et Baude-
laire est le flâneur du fugitif. La dé-
rive urbaine a aussi été prônée par
les situationnistes, dont Guy De-
bord a défini l’errance dans Théorie
de la dérive (1956). Pas en reste,
photographes, peintres et plasti-
ciens eux aussi foulent bitume et
sentiers... Dès les années 70, alors
que l’art conceptuel s’émancipe du
musée et du ­consumérisme, mar-
cher fait bouger les lignes : de leurs
pérégrinations, les artistes rappor-
tent des performances, des vidéos
ou des photos. Avec A Line Made by
Walking, Richard Long, pionnier du
land art, exécute des allers-retours
sur de l’herbe fraîche pour y laisser
une trace. Plus radical, Hamish Ful-
ton, «walking artist» né à Londres,
crapahute à pied, ne laisse aucune
empreinte et considère la marche
comme une expérience en soi qui
transforme la perception.
Mais si ces défricheurs ont ouvert
des pistes, plus rares sont ceux qui
sollicitent l’ouïe. Or, cet automne,
deux artistes invités à Paris privilé-
gient l’écoute lors de leurs excur-
sions. Programmé il y a quelques
semaines dans le cadre du Festival
d’automne à Paris, le compositeur
américain Craig Shepard revendi-
quait sa filiation avec les pionniers
tout en proposant des marches si-
lencieuses dans le cadre de On
Foot : Aubervilliers. Tandis que l’ar-
tiste sonore Christina Kubisch con-
vie à des Electrical Walks depuis la
Gaîté lyrique : coiffé d’un casque
laissant filtrer le bruit des ondes
électromagnétiques, le promeneur
part à l’affût de leur palette acousti-
que dans le quartier des Halles.
Une balade insolite dont on ressort
estomaqué...

Piéton interloqué
Pour faire partie du cortège qui sui-
vait Craig Shepard depuis les Labo-
ratoires d’Aubervilliers, les partici-
pants devaient respecter des règles
strictes et s’y tenir durant les
trois heures de balade (voire douze
pour les plus courageux) : abandon-
ner son smartphone, faire vœu de si-
lence absolu – même en cas de be-
soin pressant –, se concentrer sur ses
pieds et sa respiration. «La concen-

tration et la canalisation de son at-
tention pendant l’excursion sont es-
sentiels», explique le trompettiste,
membre de Wandelweiser, un réseau
international de musiciens attentifs
au silence dans la musique. A Au-
bervilliers, miraculeusement, en
cette soirée grise de septembre, les
participants dociles obtempèrent,

Par
Clémentine Mercier
Photos Cyril
Zannettacci. Vu

malgré une météo menaçante. Au-
tour du compositeur qui ouvre la
marche, la petite troupe en essaim
a les sens en alerte. Dans une atmos-
phère entre chien et loup, le regard
des marcheurs est d’abord charmé
par une église, des épiceries orienta-
les, quelques rouleurs de pétards, un
mille-feuille de maisonnettes et de

tours d’où s’échappe la lumière bleutée
des téléviseurs, et surtout un magni-
fique rideau de pluie devant des ré-
verbères à la nuit tombée. A mesure
que l’heure du dîner approche,
l’odorat s’aiguise : un fumet de cous-
cous ou un figuier attirent la narine.
Mais surtout, l’ouïe est sur le qui-
vive : on perçoit des langues incon-

nues, le choc des pions dans un tri-
pot de fortune, le vrombissement
des véhicules, les bips aliénants des
portes automatisées, le glissement
des trottinettes électriques, les con-
versations des passants. «Regardez,
on dirait Jésus avec ses apôtres !»
plaisante un piéton interloqué par le
groupe silencieux. Etrangement,
une entente tacite et quasi mystique
relie les randonneurs. Un gourou,
Craig Shepard? «Je vois ma pratique
comme un partage plus que comme
un enseignement. C’est vrai que Jésus
a pas mal vadrouillé, mais moi je ne
marche pas sur l’eau, malheureuse-
ment!» rit a posteriori le compositeur
quand on lui rapporte l’anecdote.

«Présence positive»
Formé à l’école du Deep Listening
de Pauline Oliveros et marqué par
les idées de John Cage, Shepard re-
connaît toutefois avoir été influ-
encé par les Quakers. «Pour eux,
Dieu est présent partout dans le si-
lence, un peu comme les catholiques
croient à la présence de Dieu dans le
pain. Leur idée que le silence est une
présence positive me plaît énormé-
ment.» Au milieu de l’excursion, le
musicien fait une pose sur une pe-
louse pas vraiment bucolique non
loin du périph, là où les chiens se
soulagent. Il pose son magnéto-
phone et enregistre pendant une
demi-heure une bande-son que l’on
réécoute, une fois retourné aux La-
boratoires. Pour Shepard, l’enregis-
trement du bruit ambiant, aussi
monotone soit-il, apporte une autre
dimension. «Les sons de la ville de-
viennent de la musique quand vous
les enregistrez et les écoutez à nou-

La balade des


sens heureux


Le 19 octobre à Paris. Durant le parcours d’Electrical Walks, les promeneurs doivent s’équiper de casques dans lesquels Christina Kubisch

Des déambulations silencieuses à Aubervilliers


avec le trompettiste américain Craig Shepard


à la marche électromagnétique


de la musicienne allemande Christina Kubisch


à la Gaîté lyrique, les promenades sonores


aiguisent l’esprit à toutes les strates du réel.


26 u Libération Lundi^25 Novembre 2019

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