Libération - 25.11.2019

(Michael S) #1

L


e soleil qui écrase le camp de
Kutupalong pénètre dans
l’abri par une porte si basse
qu’on doit la franchir à croupetons.
Dans l’obscurité, Solema Khatun
sort d’un sac en tissu quelques mai-
gres affaires et extrait d’une po-
chette plastique une carte d’identité
birmane. Sur la photo, on distingue
les traits de Rubina. Solema Khatun
­explique comment, il y a six mois,
sa fille, âgée de 12 ans, est ­allée ren-
dre visite à sa grande sœur qui vit
dans la ville de Cox’s Bazar, à 30 km.
Elle n’est jamais revenue. «J’ai très
peur pour elle, d’autant plus qu’elle
a des problèmes psychologiques. Je
ne laisse plus mes autres enfants sor-
tir», souffle-t-elle.
Solema Khatun n’a pas porté plainte
à la police, de crainte de créer
des ennuis à sa fille aînée. Avec

ses 612 000 habitants, Kutupalong,
situé dans l’extrême sud du Bangla-
desh, est le plus grand camp de
­réfugiés du district de Cox’s Bazar.
Il est aussi le plus grand du monde.
D’autres camps, plus petits,
­s’égrènent vers le sud. En tout,
910 000 Rohingyas vivent sur cette
étroite bande de terre, coincée entre
le golfe du Bengale et la Birmanie.
Le 25 août 2017, après l’attaque de
postes de police par quelques poi-
gnées de rebelles rohingyas, la Bir-
manie a lancé une opération de
­nettoyage contre cette minorité eth-
nique musulmane, persécutée de-
puis des décennies. Les forces de
l’ordre, aidées par des milices boud-
dhistes, ont brûlé les villages, tiré
sur les civils, violé les femmes.

Travail interdit
Abandonnant tout derrière elles,
740 000 personnes se sont réfugiées
au Bangladesh voisin, venant
s’ajouter à celles qui avaient été
chassées par les précédentes vagues
de violence. Les Rohingyas ont

trouvé sur cette terre d’accueil mu-
sulmane la fin des persécutions re-
ligieuses, l’aide alimentaire et les
soins organisés par le gouverne-
ment avec l’aide des Nations unies
et les ONG. Mais dans ce dédale
d’abris de bambous serrés les uns
contre les autres sur des dizaines de
kilomètres, un autre enfer a surgi,
sur le terreau des traumatismes, de
la misère et de l’ennui.
Pour la Birmanie qui leur a retiré
leur nationalité, les Rohingyas sont
des «Bengalis» illégaux. Pour le
Bangladesh qui les accueille, ce
sont des «ressortissants birmans dé-
placés de force», ni migrants ni réfu-
giés. Déjà pauvre et surpeuplé, le
pays de 165 millions d’habitants ne
veut pas donner à ces étrangers l’es-
poir de rester sur son sol. Les Ro-
hingyas n’ont pas le droit de cultiver
la terre, de se marier avec des Ban-
gladais, ni même de travailler, sauf
comme «volontaires» pour une
ONG. Dans ce cas, leur paie est limi-
tée à 450 takas par jour (4,80 euros),
contre 600 pour un Bangladais.

Ceux qui furent jadis pêcheurs,
commerçants ou éleveurs sont
­condamnés à attendre indéfini-
ment l’aide humanitaire. Pour les
jeunes, les loisirs se résument au
chinlon, sport national birman qui
se joue avec une balle en rotin.
«Sans rôle social, sans revenus, les
hommes se sentent inutiles et humi-
liés. Les violences conjugales, les
viols, les maladies mentales sont lé-
gion dans cette population trauma-
tisée par le massacre subi en Birma-
nie, analyse Mahadi Muhammad,
directeur local de l’ONG Action
contre la faim. Dans un tel environ-
nement, les barrières religieuses et
sociales tombent. L’an dernier, il y a
eu au moins 70 meurtres. Il y a des
luttes de pouvoir, mais aussi des rai-
sons futiles, comme un prêt de 5 ta-
kas pas remboursé.»
Dans la hutte où se pressent les voi-
sins pour écouter son histoire, Ro-
hima Khatun, 25 ans, dont neuf
­passés à Kutupalong, raconte la
descente aux enfers de son couple
et de leurs deux enfants. «Mon mari

Par
Laurence Defranoux
Envoyée spéciale à Cox’s Bazar
(Bangladesh)
Photos Marion Péhée

Reportage


monde


ROHINGYAS


Au Bangladesh,


l’exil de tous


les périls


Dans l’un des plus grands


camps du monde, les réfugiés


de la minorité musulmane, qui


ont réussi à fuir les persécutions


en Birmanie, doivent survivre


à un autre enfer : la violence


et les crimes.


100 km

Cox’s Bazar

Dacca

INDE

INDE

BIRMANIE

Brahmapoutre

Gange

BANGLADESH

Chittagong
Bhasan Char

était un homme bien. Mais il n’a pas
trouvé de travail et cela lui a abîmé
le cerveau. Lorsqu’il rentrait, il me
frappait. Il est devenu incontrôlable.
On l’a attaché dans la maison. Mais
il s’est échappé, s’est jeté dans la ri-
vière et est rentré en Birmanie à la
nage. Une cousine m’a dit qu’il a été
emprisonné là-bas.»

Exécutions
Avec une telle promiscuité, le
calme apparent peut se fissurer en
quelques instants. Et une alterca-
tion tourner à l’émeute. Mais c’est
surtout après 17 heures, quand les
ONG et les fonctionnaires ont
­déserté les lieux, que la zone de
non-droit devient celle de tous les
dangers. Les tablettes de yaba, mé-
thamphétamine fabriquée en Bir-
manie, qui pénètre au Bangladesh
par le fleuve Naf séparant les deux
pays, font des ravages. «Pêcheurs,
gardes-côtes, police, élus locaux,
­Rohing yas, tout le monde est
mouillé», se désole un ­observateur.
L’arrivée en masse Suite page 8

6 u Libération Lundi^25 Novembre 2019

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