Libération - 25.11.2019

(Michael S) #1

monde


Pour le Bangladesh qui les accueille, les Rohingyas sont des «ressortissants birmans déplacés de force», ni migrants ni réfugiés. Photo Marion Péhée


sumé d’une fille de 12 ans par trois
soldats, fin septembre.
Dans son bureau congelé par la
­climatisation, preuve de son rang
élevé, le superintendant de la police
de Cox, ABM Massud Hussein,
­consulte ostensiblement son smart-
phone, agacé par nos questions.
«Tout est calme et tranquille dans la
zone rohingya, assure-t-il. Quelques
armes de petit calibre de fabrication
artisanale traversent la frontière,
dans un sens ou dans l’autre. La
­criminalité consiste en des viols, des
enlèvements, des agressions de fem-
mes et du trafic de yaba. Mais le taux
est bas. Les deux commissariats si-
tués dans la zone ne reçoivent
que 20 plaintes par mois pour un
million de personnes.» Des chiffres
qui reflètent surtout la méfiance
­généralisée envers la police. Selon
Hironman Das, «chaque jour,
200 à 300 affaires sont signalées aux
différentes autorités des camps [ar-
mée, ONG, fonctionnaires et police,
ndlr], y compris les mariages d’en-
fants, courants chez les Rohingyas
mais interdits au Bangladesh». Mais
dans ce no man’s land sans loi ni
justice, l’impunité est la règle.

Trafic humain
A Kutupalong, près de la moitié des
réfugiés ont moins de 18 ans. Le
Bangladesh refuse aux Rohingyas
l’accès au système scolaire. Ils ne

peuvent fréquenter que les écoles
coraniques ou des «centres d’ap-
prentissage» de niveau primaire, où
toutes les classes d’âges sont mélan-
gées et où le bengali est proscrit.
Très conservatrice, maintenue à
l’écart de la civilisation en Birmanie,
la société rohingya ajoute ses pro-
pres règles. Les activités mixtes sont
interdites après 11 ans, les filles sont
mariées très jeunes. Certaines sont
envoyées en Malaisie pour épouser
des Rohingyas émigrés. Même s’il
semble décroître, le trafic humain
reste un problème aigu. L’Office in-
ternational des migrations a ainsi
édité une BD qui explique aux pa-
rents que lorsqu’un inconnu vient
proposer à un enfant un emploi de
bonne dans une famille ou un hôtel,
souvent seuls l’esclavage ou la pros-
titution l’attendent.
Le mois dernier, Mohamed Ayub,
13 ans, a quitté les camps en ca-
chette de ses parents avec un copain
pour rejoindre la ville de Cox’s Bazar
et ses hôtels de luxe posés le long de
l’immense plage de sable fin.
L’ivresse de la liberté a été de courte
durée. Embauché dans un restau-
rant, il a été séquestré jour et nuit
par ses employeurs. Son père, Mus-
tafa Kamal, encore ému, raconte
comment, après huit jours, son fils
a réussi à passer un bref coup de fil
à son ami. «J’ai rappelé au numéro.
Les gens m’ont dit qu’il était un vo-

leur et qu’ils le livreraient à la police
si je n’envoyais pas une forte somme
d’argent, raconte Mustafa Kamal.
J’ai prévenu BWLA [une association
d’avocates bangladaises], qui leur a
tendu un piège et l’a libéré.»

«petits rois»
D’autres secteurs de l’économie lo-
cale profitent aussi du désespoir.
A l’écart des lumières du centre-
ville, assise sur un muret, Kotiga
Begum, une Bangladaise de 19 ans
qui dit se prostituer depuis l’âge de
10 ou 11 ans «car les hommes ici ai-
ment les filles très jeunes», explique
que des réfugiées travaillent dans
les bordels près des hôtels ou font
parfois aussi le trottoir. «J’ai une
collègue rohingya de 12 ans, et les
clients la brutalisent tellement que
je me sens mal. Je l’ai aidée à rentrer
au camp auprès de sa famille. Mais
elle est revenue le lendemain.»
Excédée par la présence massive
d’étrangers sur leurs terres, chauf-
fée par des campagnes de haine sur
les réseaux sociaux, la population
locale multiplie les manifestations
hostiles. Pour tenter d’apaiser le cli-
mat social, les programmes d’aide
incluent désormais les habitants,
eux-mêmes défavorisés. Mais après
la grande manifestation pacifique
organisée par les Rohingyas
le 25 août, en souvenir du «jour du
génocide», les autorités bangladai-

ses, qui craignent des émeutes ou
une éclosion de groupes terroristes,
ont décidé de serrer la vis. Au moins
41 ONG, locales ou internationales,
accusées de les avoir encouragés à
se mobiliser, ont été bannies des
camps. Les déplacements ont été li-
mités, un couvre-feu instauré, l’ins-
tallation d’une clôture de barbelés,
avec caméras et miradors, program-
mée pour 2020, les téléphones
­confisqués et les réseaux 3G et 4G
coupés. «Si tu es un ado dans les
camps, ton avenir n’est que ténè-
bres», résume Mayyu Ali, un jeune
poète rohingya. La répression
­atteint même les Rohingyas bien
­intégrés dans la société.
«Plus on restreindra les libertés des
réfugiés, plus la tension augmentera,
analyse Manuel Pereira, directeur de
l’Office international pour les
­migrations à Cox. Certains chefs de
camp se comportent comme des ­petits
rois. Il faut mettre fin au sentiment
d’impunité, restaurer la ­confiance
dans la police, assurer la sécurité la
nuit, organiser des ­élections pour que
des représentants des réfugiés dialo-
guent avec les autorités. La question
du droit est ­cruciale. Car au-
jourd’hui, les Rohingyas sont dans les
limbes. Ils n’existent pas.»•

A lire aussi sur Libération.fr : notre article
sur l’Armée du salut des ­Rohingyas de
l’Arakan.

des réfugiés,
main-d’œuvre docile et bon marché
pour les criminels, a fait exploser le
business. Chaque semaine, les jour-
naux locaux rapportent les arresta-
tions de «mules» envoyées en bus à
la capitale. Mais le trafic fait florès
aussi dans le camp, et des gangs s’en
disputent le contrôle à l’arme blan-
che. «La criminalité a toujours
été courante dans la région. De-
puis 2017, elle n’a fait qu’augmenter,
explique Hironman Das, un jeune
diplômé spécialisé dans la pro­-
tection des droits. Et alors qu’un
tueur à gages bangladais prend
100 000 takas, un Rohingya va faire
le boulot pour 50 000 takas, parfois
même pour 2 000.»
Fin août, un leader politique ban-
gladais a été retrouvé dans une zone
reculée du camp avec une balle dans
la tête. Le meurtre, qui semble lié à
une affaire de drogue, a déclenché
des émeutes de la population locale.
Dans les jours qui ont suivi, sept
«suspects rohingyas» ont été tués,
«victimes d’échanges de coups de
feu», selon la police bangladaise.
Une formule utilisée par les forces
de l’ordre au Bangladesh pour ma-
quiller les exécutions extrajudiciai-
res. D’après Amnesty International,
en deux ans, au moins 45 réfugiés
ont été tués par la police. Même la
bonne réputation de l’armée bangla-
daise a été entachée par le viol pré-


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8 u Libération Lundi^25 Novembre 2019

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