Le Monde - 08.11.2019

(Sean Pound) #1

10 |france VENDREDI 8 NOVEMBRE 2019


0123


Affaire de


la Josacine :


les doutes


d’une mère


Le 11 juin 1994, alors qu’elle passait


le week­end chez un camarade


de classe, Emilie Tanay, 9 ans,


mourait empoisonnée


L’


affaire est restée dans les mémoires sous le
nom d’un sirop pour enfants, la Josacine. A
l’époque, elle avait défrayé la chronique
comme un effroyable « fait divers », ces deux
mots secs qui ne rendent jamais compte de
la tragédie charriée dans leur sillage. Vingt­
cinq ans plus tard, on pourrait la résumer brutalement
ainsi : le 11 juin 1994, à Gruchet­le­Valasse (Seine­Maritime),
Emilie Tanay, 9 ans, confiée par ses parents pour le week­
end à Jean­Michel et Sylvie Tocqueville, dont le fils Jérôme
était l’un de ses camarades de classe, s’écroula après avoir
pris les médicaments qui lui avaient été prescrits pour soi­
gner une bronchite. De l’Exomuc, un expectorant en poudre
à diluer dans l’eau, et une cuillère de Josacine, dont le flacon
avait été préparé par sa mère, Corinne.
L’autopsie révéla que la fillette avait été empoisonnée par
du cyanure, dont on retrouva une dose importante dans le
flacon de Josacine. Quelques semaines plus tard, un chef
d’entreprise, Jean­Marc Deperrois, était arrêté. Tout semblait
l’accabler. Deperrois avait dissimulé aux enquêteurs avoir
acheté quelques semaines auparavant du cyanure, « pour
mener des expériences », dira­t­il par la suite, dans le cadre de
son entreprise d’imagerie thermique industrielle. Il s’en
était ensuite débarrassé précipitamment, après la révélation
de l’empoisonnement de la petite fille. Entendus en garde à
vue, les Tocqueville, qui avaient la garde de la fillette, révélè­
rent par ailleurs que cet homme sûr de lui et portant beau
entretenait une liaison avec Sylvie Tocqueville. Deperrois
était adjoint au maire. Elle était secrétaire à la mairie.
Cela fut suffisant pour qu’après trois semaines d’un procès
houleux le procureur plaide, malgré l’absence de preuves
formelles et d’aveu, que Deperrois avait voulu assassiner
Jean­Michel Tocqueville et, en introduisant du cyanure dans
un médicament qu’il croyait destiné à son rival, avait tué
« par méprise » Emilie. Bien qu’il n’ait cessé de clamer son in­
nocence, Deperrois fut condamné à vingt ans de prison
en 1997. Son pourvoi en cassation fut rejeté, comme ses
deux requêtes en révision, l’une lancée en 2001, l’autre
en 2009, trois ans après sa libération.

Détresse, haine, interrogations
L’histoire pourrait s’arrêter là. Sur la douleur de parents dé­
vastés et le désespoir d’un homme qui n’a jamais cessé de
crier à l’erreur judiciaire. Avec son dossier de milliers de pa­
ges, ces centaines d’articles et une demi­douzaine de docu­
mentaires qui n’ont jamais clos les multiples questions sou­
levées par cette affaire. Il est pourtant très rare, en France,
qu’une mère entreprenne de replonger à son tour dans l’en­
quête et rencontre finalement celui qui a été condamné
pour le meurtre de son enfant. Quatre fois sept heures d’en­
tretien pied à pied. La Réparation volontaire, c’est le titre que
Corinne Tanay donne à cet étonnant essai que publieront le
20 novembre les éditions Grasset (304 pages, 19 euros).
Jusque­là, la mère de la petite Emilie avait écrit quatre li­
vres pour raconter sa détresse et aussi sa haine de Jean­Marc
Deperrois. « Je ne me satisfais plus de haïr l’homme mis en
prison », dit­elle aujourd’hui. Dans le long échange qui les a
réunis et qu’elle publie dans la deuxième partie de son livre,
Corinne Tanay ne dissimule ni son agacement à l’égard du
chef d’entreprise, ni parfois sa colère. Mais elle a décidé d’ex­
primer publiquement et pour la première fois ses nom­
breux doutes sur la version judiciaire qui a entraîné la con­
damnation de Deperrois.
En 2003, le chroniqueur judiciaire du Monde, Jean­Michel
Dumay, avait mené une contre­enquête sur cette affaire
dont il avait suivi le procès. Révélant des écoutes téléphoni­
ques jusqu’alors jamais exploitées, il avait formulé l’hypo­
thèse d’un accident domestique chez les Tocqueville, ca­
mouflé en empoisonnant a posteriori le flacon de Josacine.
Thèse qui lui avait valu d’être attaqué en diffamation par les
Tocqueville, puis d’être relaxé par le tribunal correctionnel
du Havre en 2005, qui l’avait alors jugée « plausible ».
Vingt­cinq ans après, Corinne Tanay reprend le même che­
minement et y ajoute ses propres interrogations. Cela ne
constitue pas des preuves nouvelles qui, seules, permet­
traient selon la loi une révision du procès. Mais il est inédit
qu’une victime exprime avec tant de force sa certitude que
la justice est peut­être passée à côté de la vérité.
raphaëlle bacqué

Corinne Tanay : « Deperrois devrait


déposer une troisième requête en révision »


La mère de la petite Emilie, morte empoisonnée, a rencontré et longuement interrogé
celui qui fut condamné pour « empoisonnement avec préméditation »

ENTRETIEN


L


a mère de la petite Emilie,
Corinne Tanay, raconte au
Monde la contre­enquête
qu’elle a menée et qu’elle publie
dans un livre à la fin du mois, La
Réparation volontaire (Grasset).

Vingt­cinq ans après la mort
de votre fille, Emilie, et vingt
ans après la condamnation
de Jean­Marc Deperrois pour
« empoisonnement avec pré­
méditation », vous racontez
dans votre livre ce qui apparaît
comme une contre­enquête.
Avez­vous un doute sur la façon
dont la justice a instruit et jugé
cette tragédie?
Mon mari et moi sommes sortis
du procès, le 25 mai 1997, avec le
sentiment que plusieurs ques­
tions essentielles n’avaient pas été
posées. Nous étions assommés
par la mort d’Emilie, dévastés,
mais nous ne savions toujours pas
ce qui s’était vraiment passé, ce
11 juin 1994, où notre fille s’était
écroulée chez les Tocqueville, chez
qui elle passait le week­end, em­
poisonnée au cyanure. Quelques
semaines après le procès, notre
avocat, Roger Merle [mort
en 2008], que j’admirais et qui
nous a tellement aidés à réfléchir,
nous avait alors dit : « La justice a
besoin d’éléments rationnels mais
parfois l’essentiel lui échappe. C’est
effrayant de dire cela mais le temps
accomplira son œuvre en votre fa­
veur. » Puis, il avait ajouté, pensif :
« Deperrois, lui, ne lâchera rien. Le
moins qu’on puisse dire, c’est qu’il
s’est très mal défendu. »

« A une époque, j’aurais été
capable de l’étrangler de mes
deux mains sans éprouver
le moindre remords », écrivez­
vous pourtant de Deperrois.
Qu’est­ce qui a changé?
Pendant les dix ou quinze ans
qui ont suivi la mort d’Emilie, je ne
pouvais m’abstraire de cette haine
et de cette colère à l’égard de tous
les protagonistes de cette affaire.
Puis le temps de la sagesse et de la
raison est venu. Brigitte, une amie

commandante de police judi­
ciaire, m’a conseillé de lire le livre
de votre confrère Jean­Michel Du­
may (Affaire Josacine. Le poison du
doute, Stock, 2003), qui était à
l’époque au Monde. J’ai mis du
temps à le faire mais, lorsque je l’ai
lu, j’ai vu qu’il se posait les mêmes
questions que nous. Que s’était­il
passé chez les Tocqueville? Com­
ment Emilie avait­elle pris l’Exo­
muc et la Josacine qui lui avaient
été prescrits pour une bronchite?
J’ai entendu les écoutes télépho­
niques que Dumay avait décou­
vertes dans le dossier et où Denis
Lecointre, un ami que Jean­Michel
Tocqueville avait appelé le soir de
la mort d’Emilie, dit à ce dernier, le
16 juin : « Il faut qu’on sache hein!
Parce que t’à l’heure tu vas passer à
la télé avec ton produit qu’t’as mis
dans la Josacine. De t’façon, on est
bien clairs, nous on s’est pas vus
dans la journée. »

Vous êtes­vous mise à douter
de la culpabilité de celui qui
avait été condamné?
En tout cas, il y avait des choses
qui ne collaient pas. En 2005, déjà,
nous avions envoyé, mon mari et
moi, une liste de questions à Mar­
tine Anzani, la présidente de la
commission des révisions des
condamnations pénales. Elle nous
avait dit « je vais voir ce que je peux
faire... » Mais nous n’avions rien
vu. Et puis, le 10 février 2009, lors
du rejet de la deuxième requête en
révision de Jean­Marc Deperrois,
j’ai aperçu ce dernier, la tête bais­
sée, en plein désarroi. Depuis des
années, il criait son innocence et
j’y étais restée insensible. J’ai su
alors qu’il fallait que je le con­
fronte à mes recherches.

Comment avez­vous procédé?
Cela m’a pris longtemps. Nous
avons tellement souffert de la
mort d’Emilie! Nos amis, mes
proches me disaient de tourner la
page. Mais, en 2014, j’ai relu tout
le dossier, aidée par une amie
journaliste et suivant les conseils
de mon amie policière. Elle
m’avait dit : « Travaillez sur le soir
des faits, sur la chronologie, les

heures, les minutes, les secondes
qui précèdent la mort d’Emilie. Ré­
fléchissez sur les indices, sur le
comportement des personnes pré­
sentes à ce moment­là. » J’ai repris
tous les procès­verbaux. Affiché
sur un mur, chez moi, une photo
d’Emilie d’où partaient des flè­
ches : les Tocqueville, les Lecoin­
tre, Deperrois et sa femme.
J’ai aussi interrogé des scientifi­
ques et des toxicologues. Il y avait
des incohérences évidentes : avec
la dose de cyanure retrouvée dans
la Josacine, Emilie aurait dû mou­
rir en une minute, peut­être trois.
Or, elle est restée comateuse pen­
dant deux heures. Le jour où j’ai
appris qu’il existait un antidote à
l’empoisonnement au cyanure et
constaté que, lorsque les secours
étaient intervenus, les Tocqueville
n’avaient jamais évoqué les médi­
caments pris par Emilie, j’ai failli
me trouver mal...

Vous n’avez pas cherché à
rencontrer les témoins de cette
histoire?
Non. Mais j’ai lu dans le dossier
tous leurs témoignages. La justice,
elle, n’avait fait aucune reconstitu­
tion de cette soirée. Fin 2015, j’ai
été prête à rencontrer Deperrois et
j’ai appelé Jean­Michel Dumay
pour qu’il arrange le rendez­vous.

Comment s’est passée cette
rencontre?
Jean­Marc Deperrois a mis long­
temps à accepter, et le premier
rendez­vous n’a eu lieu qu’en oc­
tobre 2016, au Havre. Je ne savais
pas comment l’aborder mais un
proche m’a dit : « Quand tu rencon­
tres quelqu’un, tu lui dis bonjour et
tu lui serres la main? Fais la même
chose. Il a purgé sa peine [con­

damné à vingt ans de prison, il a
été libéré au bout de douze], c’est
un homme libre. » J’ai donc serré la
main de celui que j’appelais jus­
que­là « l’autre »... J’ai le sentiment,
qu’avec cette rencontre improba­
ble, nous avons accompli quelque
chose d’exceptionnel.

Vous semblez avoir soumis
Jean­Marc Deperrois à un véri­
table interrogatoire...
Oui, je ne lâchais rien! C’est ter­
rible à dire, mais nous sommes
les deux meilleurs connaisseurs
de ce dossier. Il a répondu à toutes
mes questions, mais, parfois, il
n’entend pas ce qu’on lui dit. Il
s’enferre sur des détails. Je ne
comprends pas qu’il se soit si mal
défendu! Je ne comprends pas
non plus comment l’enquête n’a
rien laissé au hasard sur nous, sur
la famille de mon mari, sur De­
perrois, sur la femme de Deper­
rois, mais ne s’est jamais penchée
sur ceux chez qui le drame s’était
passé : les Tocqueville.

Vous les soupçonnez?
Je dis qu’on ne leur a pas posé les
questions essentielles. Ils n’ont
pas été interrogés sur ces écoutes
téléphoniques. Les enquêteurs
n’ont fait aucune analyse chez
eux, ont piétiné les indices. Or,
dans le dossier, il est clair qu’eux
n’ont eu de cesse d’amener Deper­
rois sur un plateau aux enquê­
teurs ou de nous accuser, nous, les
parents d’Emilie!

Qu’espérez­vous, finalement?
Un second procès?
Moi, je n’ai plus la force de l’enga­
ger. Mais si Deperrois est inno­
cent, il devrait déposer une troi­
sième requête en révision et nous
viendrons alors avec nos ques­
tions. Ce que mon enquête ap­
porte, ce ne sont pas des faits nou­
veaux mais des faits qui n’ont pas
été exploités. Vingt­cinq ans après,
il nous manque toujours la vérité
sur le soir des faits et peut­être que
cette vérité pourrait nous aider à
reconsidérer celle qu’on nous a
servie jusque­là.
propos recueillis par rle b.

F A I T D I V E R S


« L’ENQUÊTE NE S’EST 


JAMAIS PENCHÉE 


SUR CEUX CHEZ QUI 


LE DRAME S’ÉTAIT PASSÉ : 


LES TOCQUEVILLE »


Corinne Tanay,
au Havre, mercredi
6 novembre.
JULIEN PAQUIN POUR « LE MONDE »
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