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VENDREDI 8 NOVEMBRE 2019 france| 11
Adèle Haenel : une enquête judiciaire ouverte
Le parquet s’est autosaisi et a ouvert une enquête pour « agressions sexuelles sur mineur »
T
rois jours après le témoi
gnage d’Adèle Haenel ac
cusant le réalisateur Chris
tophe Ruggia d’« attouchements »
et de « harcèlement sexuel » lors
qu’elle était âgée de 12 à 15 ans, le
parquet de Paris a annoncé, mer
credi 6 novembre, l’ouverture
d’une enquête pour « agressions
sexuelles sur mineure de 15 ans
par personne ayant autorité » et
« harcèlement sexuel ».
L’actrice avait expliqué à Media
part ne pas vouloir porter l’affaire
devant une justice qui, selon elle,
« condamne si peu les agres
seurs ». « Je n’ai jamais pensé à la
justice parce qu’il y a une violence
systémique qui est faite aux fem
mes dans le système judiciaire. Et
c’est aussi de ça qu’il faut parler »,
avaitelle déclaré. Une défiance
regrettée par Nicole Belloubet au
micro de France Inter, mercredi
6 novembre. La garde des sceaux,
tout en saluant le caractère « très
courageux » de la démarche de
l’actrice de 30 ans, lui conseillait
de saisir la justice. « Elle en sortira
renforcée et la situation de la per
sonne qui est mise en cause égale
ment », atelle assuré, tout en ju
geant « difficile que le parquet se
saisisse des faits tels que [je les ai]
lus ». C’est pourtant ce qu’a fait le
parquet des mineurs quelques
heures plus tard, considérant que
le témoignage d’Adèle Haenel
décrit bien une infraction.
Rendez-vous réguliers
L’actrice décrit notamment des
faits de « harcèlement sexuel
permanent » pendant le tournage
du film Les Diables en 2002, et des
« attouchements » répétés subis
de la part du réalisateur dans les
mois qui ont suivi la sortie du
longmétrage, à l’occasion de leur
tournée des festivals à l’étranger
et de rendezvous réguliers dans
l’appartement du réalisateur.
L’ouverture de cette enquête
constitue « la moins mauvaise des
solutions », selon Me JeanPierre
VersiniCampinchi, l’avocat de
Christophe Ruggia : « Il va y avoir
une enquête de police, on va écou
ter toutes ces personnes et les
confronter les unes aux autres. »
Dans un droit de réponse envoyé à
Mediapart, le réalisateur conteste
le témoignage de la comédienne
tout en reconnaissant avoir com
mis une « erreur », celle d’avoir
noué une « relation particulière »
avec l’actrice, alors adolescente :
« Je n’ai jamais eu à son égard, je le
redis, les gestes physiques et le com
portement de harcèlement sexuel
dont elle m’accuse, mais j’ai com
mis l’erreur de jouer les pygmalions
avec les malentendus et les entra
ves qu’une telle posture suscite. »
S’il n’est pas exceptionnel que la
justice s’autosaisisse d’une affaire
dans le cadre d’une « enquête
d’initiative », cela demeure rare.
Unique précédent : en 2016, après
la publication dans la presse des
témoignages de plusieurs fem
mes accusant le député écologiste
Denis Baupin de harcèlement
sexuel, le parquet avait ouvert
une enquête sur « des faits suscep
tibles d’être qualifiés d’agressions
sexuelles, harcèlements sexuels,
appels téléphoniques mal
veillants ». Dix mois plus tard, l’af
faire avait finalement été classée
sans suite « pour prescription ».
Dans le cas des faits dont est ac
cusé Christophe Ruggia, l’infrac
tion d’agression sexuelle n’est pas
prescrite. Depuis 2014, dans les cas
d’agression sexuelle sur mineur,
le délai court sur une période de
vingt années à partir de la majo
rité de la victime, ce qui signifie
que les victimes peuvent porter
plainte jusqu’à leurs 38 ans. Le dé
lai de prescription pour le harcèle
ment court également à compter
de la majorité de la victime, mais
dans un délai de six années.
zineb dryef
L’amitié du journaliste
et du condamné
JeanMichel Dumay, ancien chroniqueur
judiciaire au « Monde », est convaincu depuis
toujours de l’innocence de JeanMarc Deperrois
A
u Monde, nous avons
cette histoire sous les
yeux depuis plus de vingt
ans sans l’avoir jamais racontée.
Dans les marges de l’affaire de la
Josacine, il y a en effet un ancien
chroniqueur judiciaire du jour
nal, JeanMichel Dumay. Lors
qu’on en a parlé dans les couloirs,
les plus anciens de la rédaction
ont tous eu les mêmes mots :
« Cette enquête l’a dévoré. » Lui
même n’a pas dit autre chose :
« Oui, cette affaire m’a dévoré. »
Dans la documentation du
Monde, ses comptes rendus précis
et passionnants du procès qui vit,
en mai 1997, JeanMarc Deperrois
condamné à vingt ans de prison,
forment une petite pile, dans une
grosse chemise rouge. Puis, encore
quelques pages pour la contreen
quête que publia Dumay en 2002
« à l’appui de la requête en révision
dans l’affaire de la Josacine ». Et des
articles réguliers plaidant la cause
d’un condamné « plausiblement
innocent », jusqu’à son départ du
journal, en 2011.
En 1994, lorsqu’on avait appris la
mort d’Emilie Tanay chez les Toc
queville, les parents de son cama
rade de classe chez qui elle passait
le weekend, le journal avait suivi
l’enquête d’un peu loin, sans en
voyer son correspondant en Nor
mandie jusqu’à GruchetleVa
lasse, petite ville d’à peine
3 000 habitants de SeineMari
time, où s’était déroulé le drame.
Mais de nombreux journalistes
se souviennent encore de ce jeune
homme de 35 ans envoyé à Rouen
pour couvrir le procès. Comment
l’oublier? Le 25 mai 1997, cet idéa
liste, sensible et rigoureux avait
éclaté en sanglots au moment où
Deperrois avait été condamné.
« Mais enfin, ressaisistoi! »,
avaient soufflé des confrères. C’est
si rare et si contraire aux usages
qu’un chroniqueur judiciaire ex
prime ses sentiments en pleine
cour d’assises...
Hypothèse audacieuse
Vingtdeux ans plus tard, JeanMi
chel Dumay n’a pas renoncé. Lors
qu’on lui a demandé s’il voyait tou
jours Deperrois, il a dit tout de
suite : « Mais, enfin, c’est mon
ami! » Puis il a raconté sa stupéfac
tion « d’avoir vu lors du procès
comment on avait construit un
coupable ». Et ce long combat pour
dénouer ce qu’il considère depuis
comme « une erreur judiciaire ».
« J’étais obsessionnel », recon
naîtil. Un ami du journal se sou
vient l’avoir vu, alors qu’ils étaient
partis aux sports d’hiver, refaire
dans sa chambre des expériences
sur un flacon de Josacine.
Dans ce petit restaurant de Lo
rient (Morbihan) où nous avons
retrouvé JeanMarc Deperrois, ce
dernier se souvient de ce jour où,
alors qu’il venait de déposer sa pre
mière requête en révision, son
avocat, Francis Szpiner, l’appela
dans sa prison le 23 novem
bre 2002. « Il y a un avocat meilleur
que moi pour vous défendre :
M. Dumay. » Le journaliste venait
de prévenir de la publication de sa
contreenquête dans Le Monde. Il y
révélait des écoutes téléphoniques
figurant au dossier, que personne
n’avait remarquées. « Il faut qu’on
sache hein! Parce que t’à l’heure tu
vas passer à la télé avec ton produit
qu’t’as mis dans la Josacine. De t’fa
çon, on est bien clairs, nous on s’est
pas vus dans la journée », disait à
JeanMichel Tocqueville Denis Le
cointre, l’ami qui avait été appelé le
soir même de la mort de la petite
fille et qui, quelques heures plus
tard, avait apporté le flacon de Jo
sacine à l’hôpital pour analyse.
Le journaliste formulait aussi
une hypothèse audacieuse : le si
rop de Josacine avait pu être em
poisonné a posteriori pour ca
moufler un accident domestique.
La requête en révision fut rejetée
au motif que les écoutes figuraient
dans le dossier et n’étaient donc
pas des éléments nouveaux.
« Mais, je lui dois ce travail qui m’a
redonné espoir », dit Deperrois, qui
considère Dumay comme « un
frère et même mieux qu’un frère ».
Ce n’est qu’en juillet 2006, un
mois après la sortie de prison de
JeanMarc Deperrois, que le jour
naliste et le condamné se sont ren
contrés, à Paris. « JeanMichel m’a
ensuite convié dans sa maison en
Savoie. A la gare, son fils m’a ac
cueilli ainsi : “Tu fais partie de la fa
mille, tu y es omniprésent depuis
longtemps.” Et je me suis rendu
compte que j’avais envahi sa vie. »
Ce n’est pas peu dire, en effet.
« Accompagner JeanMarc comme
je le fais depuis sa sortie de prison,
confie JeanMichel Dumay, c’est
accompagner Sisyphe poussant
son rocher sans relâche vers le som
met. C’est voir jour après jour, et de
puis des années, ses démarches, ses
rencontres avec des experts, son re
centrage perpétuel sur “les faits”, sa
quête du “fait nouveau”. C’est voir
resurgir de nulle part et tour à tour
dans ses yeux l’incompréhension,
la rage, la colère ou le vide. Le vide,
souvent. En fin de conversation.
Quand les phrases, sur les perspec
tives de l’affaire, ont été moulinées,
redites dix ou quinze fois. »
Toujours, le journaliste s’est atta
ché à dire à Deperrois que « ce sont
des juges qui t’ont condamné, ce
sont des juges qui t’innocente
ront ». A deux reprises, l’ancien
chroniqueur judiciaire l’a em
mené à des conférences sur la jus
tice, au Monde. C’est là qu’un jour,
le président de la cour d’assises qui
l’avait condamné est venu saluer
Deperrois. « J’ai failli en venir aux
mains. Je tremblais tellement que
Dumay et DupontMoretti m’ont
emmené boire un cognac », se sou
vient Deperrois.
Les enquêtes publiées par Jean
Michel Dumay avaient ulcéré les
Tanay. Mais c’est pourtant lui que
Corinne Tanay a contacté, fin 2015,
lorsqu’elle a décidé de rencontrer
Deperrois. « Je savais que Dumay
avait été tellement engagé dans ce
combat pour prouver son inno
cence et qu’il avait tellement perdu
dans cette bataille... », ditelle. Sans
doute avaitelle entendu ce dia
gnostic lapidaire asséné maintes
fois jusqu’au sein des rédactions :
« Dumay est devenu fou. » Mais
aussi ce constat que font ceux qui
connaissent cette machine judi
ciaire qui broie : « Il faut sans doute
l’être pour s’atteler à cette tâche su
rhumaine de démontrer l’inno
cence d’un condamné. »
rle b.
DUMAY S’EST TOUJOURS
ATTACHÉ À DIRE
À DEPERROIS QUE
« CE SONT DES JUGES
QUI T’ONT CONDAMNÉ,
CE SONT DES JUGES
QUI T’INNOCENTERONT »
Le réalisateur
conteste
le témoignage de
la comédienne
tout en
reconnaissant
avoir commis
une « erreur »
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