Le Monde - 08.11.2019

(Sean Pound) #1

14 |économie & entreprise VENDREDI 8 NOVEMBRE 2019


0123


L’Europe s’installe dans une croissance faible


La zone euro subit le ralentissement du commerce mondial, lié notamment aux tensions sino­américaines


bruxelles ­ bureau européen

J


usqu’ici, tout va bien. Ou
plus exactement, le pire de­
vrait être évité. A lire les
« prévisions d’automne » de
la Commission européenne,
qui devaient être publiées jeudi
7 novembre, il apparaît en effet
que l’Europe s’installe durable­
ment dans une croissance faible,
sans ressort, qui se double d’une
inflation anémique. Cependant,
elle ne devrait pas tomber en ré­
cession, du moins d’ici à 2021.
« Toutes les économies de
l’Union européenne [UE] de­
vraient continuer à croître au
cours des deux prochaines années,
en dépit de turbulences de plus en
plus fortes », constate Pierre Mos­
covici, commissaire aux affaires
économiques et financières. Cer­
tes, mais à un rythme ralenti et
qui ne donne aucun signe d’accé­
lération. Il n’est désormais plus
question que l’activité rebon­
disse, comme le projetait pour­
tant l’exécutif communautaire au
printemps.
Après avoir augmenté de 1,9 %
en 2018, le produit intérieur brut
(PIB) de la zone euro devrait pro­
gresser de 1,1 % en 2019, puis de
1,2 % en 2020 et 2021. Si l’on consi­
dère les vingt­sept pays de
l’Union, la croissance devrait
atteindre 1,4 % pour chacune des
trois années étudiées.
Le Vieux Continent subit de
plein fouet la décélération du
commerce mondial, liée notam­
ment aux tensions entre la Chine
et les Etats­Unis, mais aussi au ra­
lentissement de l’empire du Mi­
lieu, aux tensions géopolitiques
et aux difficultés que rencontrent
les pays émergents. Dans ce con­
texte, les investissements sont
délaissés, et l’industrie est à la
peine. Les incertitudes qui pèsent
sur l’avenir du multilatéralisme,
attaqué de plein fouet par Donald
Trump, ou sur le Brexit ne per­
mettent pas d’imaginer des pers­
pectives plus réjouissantes.

Les pays dont l’activité dépend le
plus des exportations de biens
manufacturiers souffrent parti­
culièrement de la situation. L’Ita­
lie, qui a subi une crise politique
majeure cet été, fait figure de der­
nier de la classe, avec une crois­
sance qui reste nettement en des­
sous de 1 % sur toute la période
analysée. L’Allemagne arrive en
avant­dernière position, d’autant
que, dans la foulée du « diesel­
gate » (le scandale des moteurs
diesel truqués), elle doit aussi faire
face à une remise en cause pro­
fonde de son industrie automo­
bile qui a longtemps fait sa force.

République Emmanuel Macron
tombent à point nommé.
Ce qui devrait sauver l’Europe de
la récession, expliquent les éco­
nomistes bruxellois, c’est le dyna­
misme du marché de l’emploi. Sur
la zone euro, le taux de chômage
devrait poursuivre sa décrue,
pour atteindre 7,6 % en 2019, 7,4 %
en 2020 et 7,3 % en 2021. « Mais
cette résilience [du marché de
l’emploi] pourrait ne pas durer
éternellement », prévient Marco
Buti, le directeur général à l’éco­
nomie au sein de la Commission.
L’Europe peut en outre se félici­
ter des efforts d’assainissement

des finances publiques qu’ont
réalisés les Etats membres, dans
la foulée de la crise de 2008, et qui
leur permettent d’affronter la pé­
riode actuelle de manière plus se­
reine. Aucun des Vingt­Huit ne
devrait afficher un déficit public
supérieur à 3 % du PIB entre 2019
et 2021. Seule exception : la France
cette année, à qui la transforma­
tion du crédit d’impôt pour la
compétitivité et l’emploi (CICE)
en baisse des charges pérenne a
coûté 0,9 point de PIB.
« Les Etats membres qui dispo­
sent d’une marge de manœuvre
budgétaire devraient en faire

usage », estime Valdis Dombrovs­
kis, le vice­président de la Com­
mission européenne. Pour alléger
les prélèvements obligatoires et
investir. D’autant que les taux d’in­
térêt sont au plus bas et que la Ban­
que centrale européenne ne peut
plus aller au­delà de ce qu’elle a
déjà fait pour soutenir l’économie.
Ce message s’adresse en priorité à
l’Allemagne, dont les excédents
budgétaires, même s’ils commen­
cent à diminuer, s’accumulent.
« Il faut saisir cette fenêtre de
tir », juge Marco Buti, alors que la
zone euro ne s’est toujours pas
dotée de son propre budget et se
prive ainsi d’un instrument de
stabilisation en cas de nouvelle
crise. L’Allemagne et plus encore
les Pays­Bas se sont opposés à ce
projet cher à Emmanuel Macron.
S’ils ne prévoient pas de réces­
sion, les économistes de la Com­
mission n’ignorent pas pour
autant les risques qui menacent
leurs prévisions. Ainsi, la situa­
tion chinoise pourrait se dégrader
plus que prévu, Donald Trump
encore augmenter les droits de
douane sur les automobiles alle­
mandes, Pékin et Washington
intensifier leur guerre commer­
ciale et l’Europe de l’Est, relative­
ment épargnée jusqu’ici, fléchir à
son tour... Sans oublier le Brexit,
dont on ne sait toujours pas
quelle forme il prendra. A cette
aune, on comprend mieux pour­
quoi l’exécutif européen a choisi,
pour titrer ses prévisions : « La
route s’annonce difficile. »
virginie malingre

Un rapport prône de mieux encadrer


l’activisme actionnarial


Les propositions visent les campagnes des fonds, moment­clé où ils révèlent leurs intentions


Q


ui a peur des fonds acti­
vistes? Pour en avoir le
cœur net, le Club des ju­
ristes – le premier cercle
de réflexion juridique français – a
adressé un questionnaire à
2 000 sociétés cotées européen­
nes. Sur les 195 entreprises fran­
çaises, allemandes ou britanni­
ques qui ont répondu, plus de
50 % admettent que leur prési­
dent ou directeur général a une
sensibilité forte, voire très forte,
au risque lié à l’activisme. Et 22 %
ont été confrontées à un investis­
seur activiste dans les douze der­
niers mois.
La méthode est éprouvée : les
Cevian, Elliott ou Third Point
prennent quelques pourcents du
capital qui de l’allemand Thys­
senKrupp, qui du suisse Nestlé,
pour ensuite essayer de convain­
cre ces entreprises de réduire
leurs coûts, vendre une filiale ou
même changer de patron. Au dé­
but, ce dialogue s’opère en cou­
lisse, mais si l’activiste n’est pas
satisfait, il lance parfois une cam­
pagne publique pour tenter de
rallier d’autres actionnaires à ses
revendications.
En France, Pernod Ricard, Lagar­
dère, Scor, EssilorLuxottica sont
ainsi sous la pression de ces ac­
tionnaires remuants. Est­ce un
danger pour l’économie du pays?
En avril, Bruno Le Maire, le minis­

tre de l’économie et des finances,
a annoncé qu’il préparait des
« mesures » pour empêcher les in­
vestisseurs activistes de « déstabi­
liser » les entreprises françaises.
Depuis, la Place de Paris cogite
sur les dispositions qu’il convien­
drait de prendre pour protéger les
fleurons tricolores. « Il y a une an­
xiété considérable vis­à­vis de l’ac­
tivisme », souligne Benjamin Ka­
novitch, associé du cabinet d’avo­
cats Bredin Prat et rapporteur de
la commission ad hoc mise en
place par le Club des juristes qui a
publié jeudi 7 novembre ses re­
commandations.

Utiles au capitalisme
Pour autant, ni ce rapport ni la
mission « flash » initiée par Eric
Woerth (Les Républicains), prési­
dent de la commission des finan­
ces de l’Assemblée nationale, dont
le rapport est publié également ce
jeudi, n’appellent à de grands
bouleversements. Pour une rai­
son simple : après avoir audi­
tionné émetteurs, investisseurs,
régulateurs, tous ont conclu que
les activistes sont utiles au capita­
lisme.
« Un marché actif, profond, vi­
vant, nécessite des actionnaires
engagés », insiste Michel Prada,
l’ancien président de l’Autorité
des marchés financiers (AMF) qui
a présidé la mission ad hoc du

Club des juristes. Reste toutefois à
« identifier les pratiques pouvant
porter préjudice au bon fonction­
nement des marchés, à la loyauté
des échanges et à la transparence
de l’information ».
Dix propositions sont donc for­
mulées. La moitié vise à encadrer
les campagnes activistes, c’est­à­
dire le moment­clé où les Elliott
et Ciam révèlent publiquement
leurs revendications. « On ne peut
pas réguler les activistes en tant
que tels car ils ne constituent pas
une catégorie juridique, explique
M. Kanovitch. En revanche, on
peut réguler un débat public en
renforçant la transparence. »
« Un activiste ayant pris position
publiquement devrait déclarer no­
tamment ses niveaux de participa­
tion, le type de titres détenus, et
son éventuelle couverture. Cette
information devrait être mise à
jour en fonction de l’évolution de
la campagne », plaide ainsi le rap­
port. Connaître l’intérêt écono­
mique réel de l’activiste serait
utile à l’entreprise mais surtout
aux autres investisseurs dont le
soutien est requis dans le cadre de
ces campagnes.
Autre point, « il pourrait être
utile de réfléchir à l’introduction
d’un cadre juridique s’inspirant en
partie de celui mis en place pour
les recommandations d’investisse­
ment des analystes financiers »

concernant les documents que
publient les activistes pour dé­
tailler leurs thèses. Ces réglemen­
tations sont destinées à traiter les
conflits d’intérêts et à garantir
l’objectivité des recommanda­
tions – par exemple, en faisant
bien la différence entre des faits et
des interprétations.
En amont, le Club des juristes
milite également pour s’inspirer
de ce qui existe aux Pays­Bas et au
Royaume­Uni, en instituant une
« plate­forme de dialogue action­
narial », qui permettrait un débat
avec les actionnaires institution­
nels notamment sur les sujets de
gouvernance ou d’environne­
ment. « Ce faisant, les émetteurs
pourraient prévenir une campa­
gne activiste et, si une campagne
intervient, dialoguer efficacement
avec les actionnaires », estime le
rapport.
Comme la mission Woerth, en­
fin, le Club des juristes juge né­
cessaire de renforcer les moyens
et les prérogatives du gendarme
de la Bourse. « L’AMF est l’arbitre
des offres publiques. Son rôle dans
les opérations activistes n’est pas
suffisamment clair », souligne
M. Prada. « Le temps des enquêtes
n’est pas celui des marchés, le pou­
voir d’injonction de l’AMF nous
semble plus efficace », conclut
M. Kanovitch.
isabelle chaperon

Ce qui devrait
sauver le Vieux
Continent de la
récession, c’est
le dynamisme
du marché
de l’emploi

Les Etats où les services oc­
cupent une place importante s’en
sortent relativement mieux. Car,
pour l’instant, ce pan de l’écono­
mie n’a pas été contaminé par la
déprime du secteur industriel.

« Résilience »
Ainsi, le PIB français devrait croî­
tre de 1,3 % en 2019 et 2020, puis
de 1,2 % en 2021, selon la Commis­
sion. La consommation des mé­
nages y résiste bien, et, de ce point
de vue, les mesures de soutien du
pouvoir d’achat adoptées dans la
foulée du mouvement des « gilets
jaunes » par le président de la

1,1 11

0,4^11

3,22,12,

5,
3,53,

1,82,3 2

1,91,51,

1,31,31,

0,10,40,

2,52,62,

3,82,
2,

2,6 2,62,

(^5) 4,23,
1,71,
1,51,41,
1,
(^2) 1,71,
2,62,72,
2,72,62,
1,4 1,1 1
3,6 (^3) 2,
2,52,22,
(^2) 1,51,
2,92,62,
4,13,33,
4,13,63,
4,
2,82,
1,1 1 1,
1,1 1,21,
1,4 1,41,
1,31,41,
Allemagne
Estonie
Belgique
Irlande
Espagne
France
Grèce
Italie
Lettonie
Lituanie
Lux.
Malte
Pays-Bas
Autriche
Portugal
Slovénie
Slovaquie
Finlande
Bulgarie
Rép. tchèque
Danemark
Croatie
Hongrie
Pologne
Roumanie
Suède
Royaume-Uni
Un continent qui s’essouffle
PRÉVISIONS DE LA CROISSANCE DU PIB
EN %
2019 2020 2021
Pays de la zone euro
SOURCE : COMMISSION EUROPÉENNE
INFOGRAPHIE LE MONDE
2,92,62,
Chypre
200 km
Zone euro
Union européenne
des 27
(hors Royaume-Uni)
Il flotte dans le monde une
étrange atmosphère de fin de
fête. On danse encore, mais avec
de moins en moins de conviction.
Les Bourses sont au plus haut, à
l’affût de la moindre bonne nou­
velle, alors que les signaux se
multiplient suggérant la fin d’un
cycle économique et politique qui
nous a accompagnés durant près
de quarante ans. Une bonne par­
tie de l’élite des économistes en
semble de plus en plus convain­
cue. Témoin, les Journées de l’éco­
nomie de Lyon qui réunissent
tous les ans en novembre la
crème des intellectuels du do­
maine. Cette année, elles étaient
placées sous le magistère de deux
des plus importants économistes
américains, mais aussi les plus
critiques du système actuel.
Les suspects habituels
Intronisés mercredi 6 novembre
docteur honoris causa de l’univer­
sité de Lyon, Joseph Stiglitz et
Dani Rodrik ont inauguré les dé­
bats en toge de cérémonie,
comme pour masquer sous l’ap­
parat du costume la virulence du
propos. Pour eux, le capitalisme
actuel, sous les habits du néolibé­
ralisme, que Joseph Stiglitz a bap­
tisé « fondamentalisme du mar­
ché », vit ses dernières heures. Té­
moin, la colère populaire qui
monte dans le monde entier et la
pression populiste qui en est sa
traduction politique.
Sur le banc des accusés, les sus­
pects habituels : la finance débri­
dée et la mondialisation. Dani Ro­
drik fut le premier, il y a plus de
vingt ans, à pointer le risque du li­
bre­échange pour les démocraties
occidentales. Pour lui, il est allé
trop loin dans la poursuite effré­
née de réduction des coûts sans
se préoccuper des politiques de
protection des populations loca­
les qui ont été détruites les unes
après les autres. Une vague qui a
sorti de la pauvreté nombre de
pays pauvres, mais plongé dans le
désarroi les classes moyennes des
pays industrialisés.
Aujourd’hui, la contrainte cli­
matique ajoute à la nécessité de
revoir l’Etat s’impliquer dans la
redéfinition du capitalisme.
Comme le suggéraient les écono­
mistes français Philippe Aghion
et Patrick Artus le soir même
dans un « procès du libéralisme »,
il faut museler la finance. Artus
propose d’exiger que les investis­
seurs se contentent de 6 % de ren­
dement des actifs au lieu de 15 %,
de relocaliser de la production et
de détruire le « mauvais capital »,
comme les centrales à charbon.
Toutes choses que le marché ne
peut faire spontanément. Le poli­
tique tient sa revanche sur l’homo
economicus.
PERTES & PROFITS|MONDIALISATION
p a r p h i l i p p e e s c a n d e
Les économistes font
le procès du libéralisme

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