Le Monde - 08.11.2019

(Sean Pound) #1

16 |économie & entreprise VENDREDI 8 NOVEMBRE 2019


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Les banques veillent


jalousement sur


leurs œuvres d’art


Plus d’une trentaine d’établissements financiers à travers


le monde ont accumulé des trésors, la plupart du temps


ignorés du public, mais dignes des plus grands musées.


Seul l’italien UniCredit se sépare d’une partie de sa collection


milan (italie) ­ envoyée spéciale

D


ans le petit
monde feutré
des banques,
l’annonce, cet
automne, par
l’italienne Uni­
Credit, de la cession d’une partie
de sa collection d’art – riche de
plus de 60 000 œuvres – a fait
l’effet d’un coup de tonnerre.
Plus d’une trentaine d’établisse­
ments financiers ont accumulé
des trésors, la plupart du temps
ignorés du public, mais dignes
des plus grands musées. La
Deutsche Bank détient 57 000
œuvres, les néerlandaises ING et
ABN AMRO, respectivement
10 000 et 5 000. Les suisses UBS
(plus de 30 000) et Julius Baer
(5 000) tiennent leurs rangs...
Tout comme les américaines
Bank of America et JPMorgan
Chase Art Collection (30 000).
Quels que soient les coups durs


  • crise financière ou plus récem­
    ment la baisse des taux qui la­
    mine leurs marges –, les banques
    rechignent à mettre sur le mar­
    ché le moindre tableau. Et pren­
    dre le risque d’écorner leur image
    en vendant ce que chacune d’el­
    les considère comme une part de
    l’identité de l’entreprise.
    Pourquoi, alors, UniCredit ra­
    baisse­t­elle ses œuvres d’art au
    rang de simples actifs dont elle se
    sépare et renonce­t­elle à son en­
    gagement dans l’avant­garde dé­
    cidé dans les années 2000? A la
    tête de la banque depuis 2016,
    Jean­Pierre Mustier a entamé un
    virage stratégique en rationali­
    sant le portefeuille du groupe et
    en réduisant drastiquement les
    coûts. Il veut transformer
    l’image de l’entreprise, en déve­
    loppant des prêts sociaux, et no­
    tamment le microcrédit. Il a pro­
    mis d’y consacrer 79 millions
    d’euros, en partie grâce à la vente
    de 312 œuvres.


« INSPIRER NOS ÉQUIPES »
Sans toucher au Klimt ou aux
Goya, la maison de ventes aux
enchères Christie’s a adjugé, à
Londres, le 4 octobre, des pièces
plus récentes dont celles du Fran­
çais Yves Klein (1,82 million
d’euros), de l’Américain Sam
Francis (375 500 euros), des
Allemands Andreas Gursky
(203 500 euros) et Gerhard
Richter (8,15 millions d’euros).
Autant de sculptures ou peintu­
res présentées il y a cinq ans au
Musée d’art moderne (MAMbo)
de Bologne, dans l’exposition
« La Grande Magia ». Le reste sera
vendu aux enchères, toujours
par Christie’s, à Amsterdam, les
25 et 26 novembre, puis à Milan,
en 2020. L’estimation totale os­
cille autour des 50 millions
d’euros.
Sous le couvert de l’anonymat,
les autres banquiers trouvent
que cette opération n’a pas de
sens financièrement : le fruit de
la vente ne représente que
l’épaisseur du trait dans le béné­
fice net d’UniCredit attendu
en 2019 (4,7 milliards d’euros).

« C’est un message complètement
anxiogène pour les salariés de
vendre jusqu’aux œuvres d’art »,
dit l’un d’eux. Pour rien au
monde, ils ne les céderaient...
Même la Deutsche Bank, qui a
annoncé, en juillet, une violente
réduction d’effectifs, avec la sup­
pression de 18 000 postes, n’envi­
sage pas de toucher à sa collec­
tion. « C’est une part de notre
ADN, et cela fait partie de notre
communication, assure Fried­
helm Hütte, directeur de la collec­
tion de la Deutsche Bank. Quel­
que 95 % des œuvres sont expo­
sées dans nos locaux et apportent,
chaque jour, de la vie aux salariés
et aux clients », ajoute­t­il, avant
de préciser : « Nous n’avons ja­
mais utilisé l’art comme un élé­
ment de luxe, c’est un moyen d’ins­
pirer nos équipes. »
Il y a quinze ans, la Deutsche
Bank achetait exclusivement
dans des pays germanophones.
Elle réalise désormais ses emplet­
tes partout dans le monde. Une
petite équipe interne scrute le
marché de l’art et trois experts
extérieurs comme Udo Kittel­
mann, directeur de la Nationalga­
lerie allemande, Victoria Nor­
thoorn, la commissaire d’exposi­
tions argentine, ou Hou Hanru,

son confrère chinois, proposent
régulièrement une cinquantaine
d’œuvres à acheter. La décision fi­
nale revient à la direction de la
banque, qui investit en général
« entre 8 000 et 12 000 euros » par
œuvre, précise M. Hütte. Seul im­
pact de la mauvaise passe traver­
sée par la banque : « On peut ré­
duire un peu les achats ou se foca­
liser sur des jeunes artistes », donc
un peu moins chers, précise­t­il.
A contrario, le premier groupe
bancaire italien, Intesa Sanpaolo,
déroule plus que jamais le tapis
rouge aux grandes expositions. Il
a ouvert, le 25 octobre, à la Gallerie

d’Italia, son musée milanais, une
magistrale exposition « Canova
Thorvaldsen, la naissance de la
sculpture moderne ». Cette dou­
ble rétrospective, qui présente
150 œuvres majeures, a été orga­
nisée grâce à un partenariat avec
les musées Thorvaldsen de Co­
penhague et l’Ermitage, à Saint­
Pétersbourg. Le public peut dé­
couvrir côte à côte les trois Grâces
interprétées par le plus sensuel et
le plus connu des sculpteurs ita­
liens (1757­1822) et son grand rival
danois qui travaillait aussi à
Rome (1770­1844).
Intesa Sanpaolo s’est imposé
comme un acteur incontourna­
ble dans le domaine muséal.
En 2018, la Galleria d’Italia a ac­
cueilli plus de 500 000 visiteurs.
« Forte d’une collection de
30 000 œuvres – dont un vase
grec Hydrie datant de 460 avant
Jésus­Christ, la dernière toile
peinte par Caravage ou des
œuvres exceptionnelles signées
par Umberto Boccioni et Lucio
Fontana –, la banque possède
aussi trois musées, à Milan, Vi­
cence [Vénétie] et Naples », expli­
que Michele Coppola, directeur
chargé de l’art, de la culture et du
patrimoine et responsable de la
Galleria d’Italia.

Comme un grand musée, la ban­
que, qui travaille en permanence
avec une centaine d’historiens
d’art, reçoit désormais des dona­
tions. Son trésor a été récemment
réévalué à plus de 840 millions
d’euros, notamment grâce au don
de la collection Luigi et Peppino
Agrati, dont la valorisation des
Andy Wahrol et autre Robert
Rauschenberg (1925­2008) s’est
envolée, ces dernières années.

LA FRANCE FAIT PÂLE FIGURE
Même la mise en place d’un plan
de réduction des coûts de 1,5 mil­
liard d’euros d’ici à 2020 et de
9 000 départs volontaires ne
freine pas l’engagement d’Intesa
Sanpaolo. La banque finance tou­
jours la restauration d’œuvres du
patrimoine, ce qui a permis, en
trente ans, d’intervenir sur plus
de 1 300 projets dans des églises,
des sites archéologiques, mais
aussi des musées publics.
A côté des myriades de
chefs­d’œuvre engrangés par les
institutions bancaires en Italie, en
Suisse, en Allemagne ou aux
Etats­Unis, la France fait pâle fi­
gure. Pourtant, la Société générale
a joué les pionnières, quand Marc
Viénot (1928­2019), l’ancien PDG,
a déménagé, en 1995, toute la di­

rection du cœur de Paris à la Dé­
fense, dans les Hauts­de­Seine. Il
propose l’art comme consolation
et supplément d’âme, pour
mieux vivre dans des tours. La
banque démarre alors une
politique volontariste d’acquisi­
tions. Et possède aujourd’hui
1 250 œuvres – dont un Pierre
Soulages de la première heure
(1958) –, exposées dans les locaux
et parfois prêtées à des filiales.
Quatre mille visiteurs, dont des
écoliers, mais aussi des étudiants
en art, ont pu voir, en 2018, cette
spectaculaire collection.
Depuis cinq ans, les salariés
peuvent être directement impli­
qués dans les achats. Quelques di­
zaines en rêvent. « Ils écrivent une
lettre de motivation et doivent
faire preuve de leurs connaissan­
ces avant de former un binôme
avec l’un de nos experts des mai­
sons de vente, explique Caroline
Guillaumin, directrice des res­
sources humaines et de la com­
munication de la Société géné­
rale. Lors du comité biannuel de
sélection, notre préoccupation
n’est pas la valorisation de l’œuvre.
Le choix est uniquement fait parce
que l’on pense qu’une fois instal­
lée, l’œuvre plaira aux collabora­
teurs. » « Notre engagement dans
l’art se situe dans le long terme »,
assure Mme Guillaumin. Même
dans les périodes plus difficiles, la
banque n’a rien vendu.
Grâce à ses cartes blanches à
des photographes ou à ses aides
annuelles à deux jeunes artistes,
HSBC détient désormais près de
600 œuvres, tandis que Neuflize
OBC (ABN AMRO) a acquis plus
d’un millier de photographies et
de vidéos depuis 1997. « La ban­
que souhaitait soutenir un art à
défricher », explique Caroline
Stein, responsable du mécénat.
La collection s’organise autour
de trois thèmes : le portrait d’ar­
tistes, les mémoires et les identi­
tés. Les clichés sont accrochés
dans les bureaux, les couloirs et
aussi les petits salons, où sont re­
çus les clients fortunés. Pour leur
donner des idées.
nicole vulser

« Quelque 95 %
des œuvres sont
exposées dans
nos locaux
et apportent,
chaque jour, de
la vie aux salariés
et aux clients »
FRIEDHELM HÜTTE
directeur de la collection
de la Deutsche Bank

PLEIN  CADRE


Lors de l’exposition « Canova Thorvaldsen, la naissance de la sculpture moderne », à la Gallerie d’Italia, de la banque Intesa Sanpaolo,
à Milan, le 6 novembre. MIGUEL MEDINA/AFP
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