Le Monde - 08.11.2019

(Sean Pound) #1
0123
VENDREDI 8 NOVEMBRE 2019 sports| 17

Dopage : à quoi jouent les Russes?


L’agence antidopage rejette la responsabilité des probables manipulations d’analyses sur le gouvernement


katowice (pologne) ­ envoyé spécial

A


t­on assisté, mercredi
6 novembre à Ka­
towice (Pologne), à une
authentique passe
d’armes entre deux officiels rus­
ses jouant l’avenir de leurs spor­
tifs? Ou au nouvel acte d’une
pièce dont Pavel Kolobkov et Iouri
Ganus seraient les acteurs princi­
paux, et visant à exonérer la Rus­
sie d’une nouvelle mise au ban du
sport mondial? M. Kolobkov, mi­
nistre des sports et ancien cham­
pion olympique d’escrime, et
M. Ganus, directeur de Rusada,
l’agence russe antidopage, ont en
tout cas récité leur partition à
merveille durant les trois jours de
la conférence mondiale sur le do­
page dans le sport.
Le ministre a fait un passage fur­
tif dans la capitale de la Silésie,
sans s’entretenir avec les diri­
geants de l’Agence mondiale anti­
dopage (AMA), se contentant de
répondre aux médias russopho­
nes et de prononcer un bref dis­
cours convenu sur la réponse
exemplaire de la Russie aux exi­
gences de l’AMA. Iouri Ganus, oc­
cupé à séduire la communauté
antidopage avec sa bonhomie et
son anglais hésitant, a pris le mi­
cro à sa suite devant les 1 600 con­
gressistes et dénoncé avec viru­
lence « les actions irresponsables
et destructrices des autorités spor­
tives » de son pays.
Cinq ans après les premières ré­
vélations concernant le dopage
d’Etat en Russie, le pays est me­
nacé d’être radié des Jeux olympi­

ques de Tokyo 2020 et Pé­
kin 2022, écarté de la prochaine
Coupe du monde de football et
interdit d’accueillir des compéti­
tions sportives. La Russie est
soupçonnée d’avoir manipulé
des données issues du labora­
toire antidopage de Moscou
avant de les remettre, comme re­
quis, à l’AMA. Les auteurs de ces
manipulations auraient ainsi
cherché à protéger certains spor­
tifs russes dont les contrôles po­
sitifs apparaîtraient dans ces
données, quitte à remettre en pé­
ril l’accréditation de Rusada.
En septembre, après plusieurs
mois d’analyses, les experts infor­
matiques de l’université de Lau­
sanne mandatés par l’AMA ont
constaté de nombreuses incohé­
rences entre ces données et celles
obtenues précédemment grâce à
des lanceurs d’alerte au cœur du
laboratoire. Après plusieurs
échanges avec les experts russes,
les ingénieurs doivent remettre
ces prochains jours un rapport à
un comité de conformité (CRC) in­
dépendant de l’AMA, lequel se pro­
noncera sur d’éventuelles consé­
quences, le 17 novembre. Si le CRC
recommande une nouvelle sus­
pension de Rusada, il en détermi­
nera la portée et la durée. Le co­
mité exécutif de l’AMA, qui se réu­
nirait alors la semaine du 9 dé­
cembre, devra ensuite avaliser
cette sanction ou renvoyer le cas
devant le CRC pour un nouvel avis.
Pour Iouri Ganus, les prochaines
semaines ne réserveront aucune
surprise : « Des milliers de données
ont été manipulées, jusqu’à la veille

du transfert de la base de données à
l’AMA en janvier, affirme­t­il au
Monde. La Russie sera exclue des
Jeux olympiques de Tokyo, de Pékin,
de toutes les compétitions interna­
tionales. Une énorme amende lui
sera imposée et elle verra sa pré­
sence aux postes de direction des fé­
dérations internationales limitée. »
Un tableau très noir qu’Olivier
Niggli, directeur général de l’AMA,
nuance volontiers : « L’idée n’est
pas d’arroser de sanctions mais de
les cibler pour qu’elles touchent
ceux qui sont à l’origine du pro­
blème. Il y a toute une panoplie de
sanctions ; il faudrait, le cas
échéant, utiliser celles qui auront
un impact sur les responsables de
ces actes. »

L’étonnant Iouri Ganus
Le directeur de Rusada martèle
ses éléments de langage au
Monde : seuls le ministère des
sports et la commission d’en­
quête russe avaient accès au labo­
ratoire ; et ils tiennent à l’écart Ru­
sada, qui sera donc sanctionnée
pour des faits qu’elle n’a pas com­
mis – ces manipulations visaient

sans doute à protéger d’ex­spor­
tifs russes occupant désormais de
hautes responsabilités. Sa « seule
certitude, c’est que le président Vla­
dimir Poutine n’y est pour rien ».
A Katowice, certains s’étonnent
de la virulence avec laquelle Iouri
Ganus s’en prend aux autorités
russes, quand deux de ses prédé­
cesseurs, qui en savaient long, sont
morts dans des conditions mysté­
rieuses en 2016, à l’apogée de la
crise russe. M. Ganus vit à Moscou
avec sa famille, sans protection, et
semble s’amuser de ce que ses con­
versations sont écoutées et des
messages de menace qui lui par­
viennent, par des intermédiaires
plus ou moins bien intentionnés.
Dans les couloirs de Katowice
flottaient trois hypothèses : soit
Iouri Ganus est un flegmatique
qui a placé les intérêts de l’antido­
page russe avant sa sécurité ; soit
sa communication constitue une
assurance­vie ; soit il joue un rôle,
et prépare l’inévitable appel de
Rusada devant le Tribunal arbitral
du sport (TAS).
« Il suit une stratégie, souffle Tra­
vis Tygart, directeur général de
l’Usada, l’agence américaine anti­
dopage, porte­voix depuis cinq
ans de l’opposition à Rusada. Iouri
Ganus, avec qui je m’entretiens par­
fois, répond en grande partie à son
comité olympique et au ministère
des sports. C’est stratégique de sa
part de dire que Rusada n’avait pas
accès à la base de données – et ne
peut donc être tenue responsable.
De fait, c’est une question juridique
importante qu’il faudra trancher :
peut­on tenir l’agence russe comp­

table d’actions faites sous l’autorité
de son gouvernement? »
Même écho chez David How­
man, directeur général de l’AMA
jusqu’en 2016 et aujourd’hui pré­
sident de l’Unité d’intégrité de
l’athlétisme. « Si vous êtes, comme
moi, un brin paranoïaque, vous
vous dites : “Pourquoi Iouri court­il
les médias pour répéter que Ru­
sada n’a pas touché à cette base de
données ?” Si c’est la ligne de dé­
fense de la Russie devant le TAS et
que l’AMA ne parvient pas à prou­
ver que Rusada a une responsabi­
lité, alors ils seront blanchis. »
Afin d’éviter ce qui constituerait
une nouvelle humiliation pour
l’agence mondiale, le CRC devrait
s’appliquer à recommander des
sanctions visant les véritables
coupables au sein du sport russe –
qui doivent encore être identifiés.
Et épargner au maximum Rusada
et les athlètes, selon Olivier Niggli,
qui affiche sa confiance en cas de
passage devant la juridiction su­
prême du droit du sport.
« La difficulté est de trouver la
sanction juste mais je ne pense pas
qu’il y ait un véritable écueil juridi­
que, estime le directeur général de
l’AMA. La jurisprudence est en no­
tre faveur, puisque le TAS a déjà va­
lidé en 2016 la suspension du co­
mité paralympique russe par le Co­
mité international paralympique,
alors que le comité russe n’était
coupable de rien. Ensuite, notre
standard de conformité dit expres­
sément que les signataires ont la
responsabilité de ce qui se passe
dans leur pays, même si tout n’est
pas de leur ressort. »

L’affaire devrait occuper le pre­
mier semestre 2020 du TAS, qui se
fixerait pour objectif de rendre
une décision avant l’été. Pour une
procédure de cette ampleur, le se­
crétaire général du TAS, Matthieu
Reeb, estime qu’un « délai de qua­
tre mois est raisonnable ». Et
ajoute : « Lorsqu’on étudie un cas,
même si le règlement initial est so­
lide, il y a toujours des choses que
l’on n’avait pas prévues. » Surtout
lorsque la Russie s’en mêle.
clément guillou

La Russie est
menacée d’être
radiée des Jeux
olympiques
de Tokyo 2020
et d’hiver à Pékin
en 2022

Un bilan en demi­teinte pour


l’Agence mondiale antidopage


En vingt ans, l’AMA a su harmoniser et orienter les contrôles.
Mais ses sanctions restent limitées

H


ier encore, elle avait
20 ans. Mais l’Agence
mondiale antidopage
(AMA) n’a pas le cœur à regretter.
On l’a trop fait pour elle. Cible de
toutes les critiques pour sa gestion
de la crise russe, l’AMA a elle­
même allumé ses bougies d’anni­
versaire lors d’une Conférence
mondiale sur le dopage dans le
sport cette semaine à Katowice
(Pologne), deux décennies après
sa création sur les décombres de
l’affaire Festina, l’équipe cycliste
exclue du Tour de France 1998
pour dopage organisé.
Son président écossais, Craig
Reedie, s’en ira à la fin de l’année, à
l’issue d’un mandat de six ans
marqué par ses excès de diploma­
tie vis­à­vis de la Russie, qui s’es­
suyait les pieds sur son code mon­
dial antidopage. Mardi 5 novem­
bre, il s’est félicité d’un système ef­
ficace, du « remarquable succès »
que fut l’harmonisation des règles
de l’antidopage, s’est arrogé le suc­
cès d’enquêtes sur le dopage d’Etat
russe – qu’il n’initia qu’à regret,
poussé par les enquêtes journalis­
tiques et les lanceurs d’alerte.
Assis à ses côtés, l’ancien prési­
dent de l’AMA John Fahey (2008­
2013) a convoqué les faits et li­
quidé son successeur sans un re­
gard : « La lutte pour les athlètes
propres n’en est pas là où elle de­
vrait être. » Il fut applaudi par les
quelque 1 600 acteurs de la lutte
antidopage, que les satisfecit de
l’AMA n’amusent pas.
Au procès en autosatisfaction,
Olivier Niggli, directeur général de
l’agence, oppose le souci de « met­
tre en avant les points positifs »,
« logique quand on fête les
vingt ans d’une organisation » :
« Personne ne dit que c’est parfait.

Mais il y a un travail de fond qui fait
que la donne a changé en vingt
ans. » A son rythme, l’AMA a har­
monisé les sanctions et impulsé
une nouvelle approche en faveur
de contrôles antidopage plus ci­
blés, reposant sur une évaluation
des risques en fonction des disci­
plines et des pays.
Elle a tenté de coordonner l’ac­
tion des autorités antidopage –
agences nationales et fédérations
internationales – et celle des for­
ces de police. Le dossier russe lui a
permis d’accroître ses pouvoirs
vis­à­vis des signataires de son
code mondial et, pour la première
fois, le régulateur se trouve en po­
sition de sanctionner.

« Lourde » charge de la preuve
Sa gouvernance, héritage du ma­
riage de raison, en 1999, entre le
Comité international olympique
(CIO) et les gouvernements réunis
sous l’égide de l’Unesco, reste un
sujet d’inquiétude. En théorie, les
conflits d’intérêts inhérents au
mode de gouvernance de l’AMA –
qui valurent à Craig Reedie, mem­
bre du CIO, d’être accusé de relayer
la ligne prorusse des fédérations
internationales – devraient être
partiellement gommés par une
réforme entrant en vigueur
en 2022. Mais la dépendance fi­
nancière vis­à­vis du CIO devrait
demeurer.
Le ministre polonais des sports,
Witold Banka, qui prendra la pré­
sidence de l’AMA en 2020, sou­
haite renforcer son « budget ridi­
cule » (32 millions d’euros) par la
création d’un « fonds de solidarité
antidopage », que des investis­
seurs privés pourraient abonder.
Mais son vœu a toutes les chances
de rester pieux.

Les travailleurs de terrain de
l’antidopage ont intégré dès l’ori­
gine le manque d’argent. Beau­
coup semblent saisis d’une forme
de désenchantement, eux qui se
voyaient en défricheurs au tour­
nant du siècle, quand la science
faisait des pas de géant. L’artisa­
nat, pour certains, avait ses bons
côtés, et a laissé place aux dos­
siers de conformité de centaines
de pages dont l’utilité les laisse
parfois songeurs.
« On passe beaucoup de temps à
écrire des règles, à vérifier la con­
formité des uns et des autres, ob­
serve le président de l’Unité d’in­
tégrité de l’athlétisme, David
Howman, qui fut un acteur de
cette escalade en tant que direc­
teur général de l’AMA (2003­2016).
Les dix meilleures agences natio­
nales arrivent à suivre, les dix plus
grosses fédérations aussi. Mais le
reste est perdu. »
Adoption d’un nouveau code
mondial antidopage oblige – il
doit entrer en vigueur en 2021 –, la
conférence de Katowice aura vu se
succéder au micro davantage de
juristes que de chercheurs ou d’en­
quêteurs. Symbole d’une prise de
pouvoir entamée de longue date,
qui fait dire à Peter Van Eenoo, di­
recteur du laboratoire de Gand
(Belgique), que « la charge de la
preuve scientifique est plus lourde
pour suspendre un sportif deux ans
que pour mettre quelqu’un en pri­
son toute sa vie ». Malgré les avan­
cées scientifiques, chaque investi­
gation policière ou enquête épidé­
miologique rappelle que le chiffre
de contrôles positifs, toujours voi­
sin de 2 %, reste très éloigné de la
réalité. Sans que cela ne semble
provoquer de sursaut.
cl. gu.

LES  DATES


2016
Le rapport McLaren confirme les
soupçons de dopage d’Etat et de
manipulation des échantillons
au laboratoire de Moscou entre
2011 et 2015. L’agence antido-
page russe, Rusada, est déclarée
non conforme par l’Agence
mondiale antidopage (AMA).

2018
L’AMA réintègre Rusada contre
la promesse de récupérer les
données techniques conservées
au laboratoire de Moscou.

2019
En janvier, la Russie transmet
ces données. L’AMA annonce,
en septembre, avoir identifié
de probables manipulations.

EXISTENT IELLE


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