Le Monde - 08.11.2019

(Sean Pound) #1

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INTERNATIONAL


VENDREDI 8 NOVEMBRE 2019

0123


Un site de Total 


utilisé comme 


prison au Yémen


Une partie de l’usine


de liquéfaction de gaz de Balhaf,


à l’arrêt depuis le début de la guerre


en 2015, a été réquisitionnée


par les Emirats arabes unis


ENQUÊTE


S


ur la route côtière qui lie l’est du
Yémen au reste du monde, le long
du golfe d’Aden, l’usine de Balhaf
a des allures de vaisseau spatial à
l’échouage. Le groupe français To­
tal est actionnaire à 39,6 % de cet
immense complexe gazier, opéré par l’entre­
prise locale Yemen LNG. Une usine de liqué­
faction du gaz y est accolée à un port et à un
gazoduc, qui parcourt sur plus de 300 km un
plateau désertique, en direction des champs
de production du nord du pays.
Ce site industriel a été mis à l’arrêt au prin­
temps 2015, dès le début de la guerre au Yé­
men. Total ignore quand il pourra relancer
les exportations vers l’Asie d’une usine qui a
coûté 4,3 milliards d’euros, et qui assurait de­
puis 2009 jusqu’à 45 % des recettes budgétai­
res de l’Etat yéménite.
Les environs ne sont pas sûrs : les djihadis­
tes d’Al­Qaida s’y sont imposés dès 2015, puis
l’armée des Emirats arabes unis les a pour­
chassés, enrôlant des forces tribales locales.
Total et Yemen LNG se veulent neutres, dans
ce conflit qui oppose bien d’autres acteurs et
qui a fait 100 000 morts depuis 2015, selon
un décompte de l’ONG américaine Acled. Ce­
pendant, la guerre a fini par s’immiscer à
l’intérieur du site industriel lui­même, et par
impliquer le groupe énergétique français.
Depuis deux ans, des témoignages re­
cueillis par l’organisation Amnesty Interna­
tional, par le panel d’experts sur le Yémen des
Nations unies ainsi que par des ONG et des ac­
tivistes yéménites ont fait état de l’existence
d’un lieu de détention à Balhaf, administré
par les forces émiraties au sein d’une base mi­

litaire. Celle­ci a été aménagée par les Emirats
à la mi­2017 sur une partie du site industriel
de Total, réquisitionnée à la demande offi­
cielle du gouvernement yéménite.
Un rapport publié jeudi 7 novembre par
l’Observatoire des armements, SumOfUs et
Les Amis de la Terre appuie aujourd’hui ces
informations, citant deux nouveaux témoi­
gnages de prisonniers, dont l’un affirme
avoir été battu, privé de soins et menacé de
mort à Balhaf. Le Monde a recueilli deux
autres témoignages concordants d’un ex­dé­
tenu et de la famille d’un second, indiquant
que des personnes étaient encore enfermées
à Balhaf à la mi­2019.

INTERROGATIONS SUR LE RÔLE DE TOTAL
L’existence d’une « cellule de détention tem­
poraire » dans la base est confirmée au
Monde par un officiel de la coalition de pays
arabes dirigée par Riyad au Yémen. Elle ferait
office de sas, pour des détenus transférés
vers la prison de Moukalla (est). Elle s’inscrit
ainsi dans un réseau plus large. Dès 2017,
l’agence Associated Press et l’ONG Human
Rights Watch ont documenté l’existence de
plusieurs lieux de détention non officiels
aux mains des forces émiraties et de leurs al­
liés yéménites dans le sud du pays. De multi­
ples témoignages relatent des disparitions
de personnes, soupçonnées d’être liées à Al­
Qaida ou au parti Al­Islah, la branche yémé­
nite des Frères musulmans, bête noire des
Emirats et de leurs alliés locaux. Certaines
paraissent avoir été victimes de règlements
de comptes et d’arrestations arbitraires. Des
témoins affirment avoir subi dans ces pri­
sons des tortures d’une extrême sévérité.
La base de Balhaf, encore mal documentée,
ne paraît pas au centre d’un tel dispositif.

Mais ces détentions interrogent sur le rôle de
Yemen LNG et de Total. Le groupe pouvait­il
ignorer qu’elles avaient lieu sur son site, vaste
périmètre où des employés yéménites main­
tiennent les installations industrielles en
état? Quels échanges Yemen LNG a­t­il eus
avec une force tribale locale dirigée par les
Emirats, qui sécurise le périmètre extérieur
de l’usine comme celui de la base et garde les
détenus, selon plusieurs témoignages?
Enfin, Total et l’Etat français, qui a soutenu
financièrement son projet industriel au
Yémen, n’ont pas pu ignorer que de multi­
ples habitants de Chabwa évoquaient des ar­
restations et des détentions arbitraires dans
la province, et qu’ils pointaient le doigt vers
Balhaf, la principale base militaire émiratie
des environs.
Sollicité par Le Monde, un officiel émirati,
sans évoquer cette base, a nié toute accusa­
tion de torture de prisonniers aux mains des
Emirats au Yémen, dénonçant « un effort de
propagande concerté pour discréditer [leurs]
efforts pour neutraliser et défaire Al­Qaida. »
Une façon de désigner à la fois le gouverne­
ment yéménite, avec lequel les relations
sont exécrables et le parti Al­Islah et son par­
rain dans le Golfe, l’émirat rival du Qatar.
Quant à Total, le groupe ne nie ni ne con­
firme l’existence d’une prison à Balhaf.
Le pétrolier, qui suit de près la situation de
l’usine, affirme ignorer ce que les forces émi­
raties font dans leur partie du site. « On ne

cherche pas à se mêler de ce qu’ils font. Nos
employés viennent de partout au Yémen et
nous sommes neutres. Nous ne voulons pas
donner l’impression de nous affilier à un
camp », précise un responsable de Yemen
LNG (le consortium dirigé par Total), sous le
couvert de l’anonymat.
Plus largement, cette situation met en lu­
mière la difficulté qu’a Total à naviguer à tra­
vers ce conflit, avec en tête le précédent éta­
bli par le cimentier français Lafarge, soup­
çonné par la justice d’avoir versé entre 2011
et 2015, par l’intermédiaire de sa filiale LCS,
près de 13 millions d’euros à des groupes ter­
roristes en Syrie, dont l’organisation Etat is­
lamique (EI), pour y maintenir coûte que
coûte une usine en activité.
Fin 2014, lorsque le conflit yéménite s’en­
clenche, l’usine de Total paraît bien loin des
troubles qui agitent la capitale, Sanaa. Les re­
belles houthistes, un groupe armé chiite ori­
ginaire du nord du pays, qui entretient des
liens avec l’Iran, se sont emparés de Sanaa en
septembre. Le 21 février 2015, le président
Abd Rabbo Mansour Hadi fuit sa résidence
surveillée, en ville, pour gagner Aden, le
grand port du Sud. Les rebelles l’y poursui­
vent, portant la guerre sur la côte, et avan­
cent en direction des montagnes de Chabwa
par la route du Nord.
M. Hadi fuit de nouveau Aden le 25 mars.
Sa voiture file sous les tours illuminées de
Balhaf, le long de l’océan Indien, et traverse

LA GUERRE A FINI


PAR S’IMMISCER


À L’INTÉRIEUR DU SITE 


INDUSTRIEL LUI­MÊME 


ET PAR IMPLIQUER


LE GROUPE 


ÉNERGÉTIQUE 


FRANÇAIS


Un gazoduc
de gaz naturel
liquéfié à Balhaf,
au Yémen, au
moment de la
mise en service
du site, en 2009.
SHAWN BALDWIN/
« THE NEW YORK
TIMES »/REA

La France s’active pour relancer les installations


L’Etat a soutenu le projet par des garanties de crédit à hauteur de 216 millions d’euros


L


es pressions se multiplient
depuis plusieurs mois pour
que Total relance son usine
de liquéfaction de gaz Yemen LNG,
et verse à l’Etat yéménite les taxes
qui lui manquent tant depuis la
mise à l’arrêt du site, au printemps
2015, dès le début de la guerre.
Riyad et Abou Dhabi, qui mè­
nent une guerre contre la rébel­
lion houthiste, tout en tenant
l’économie du pays sous perfu­
sion, pressent le groupe français
en ce sens ; Washington et Paris,
soutiens des monarchies du
Golfe, font de même. Le gouverne­
ment yéménite n’est pas en reste,
tout comme les rebelles, maîtres
de la capitale, Sanaa, qui y font pla­
carder des affiches demandant la
relance des exportations de gaz.
Mais l’usine ne redémarre pas.
La diplomatie française, en par­
ticulier, pousse depuis plusieurs
mois à une réouverture rapide du
site. Officiellement pour permet­

tre au Yémen de retrouver un
équilibre économique. « C’est un
élément­clé pour le redémarrage
du pays », note un bon connais­
seur du dossier. « Le jour où l’usine
repart, cela veut dire que le Yémen
est dans une bien meilleure situa­
tion qu’aujourd’hui. » Chez Total,
on estime cependant que le ni­
veau de violence dans le pays rend
un tel projet encore bien trop ris­
qué. « On nous dit : redémarrez, ce
sera sûr. Mais nous ne relancerons
l’activité que quand la sécurité sera
effectivement assurée. C’est un dia­
logue qui peut durer longtemps. »
Lorsqu’il tournait, le site repré­
sentait autour de 45 % des recettes
fiscales du Yémen. Au lancement
du projet, en 2009, l’objectif était
de doter le pays d’une infrastruc­
ture importante pour exporter
son gaz au niveau international.
Yemen LNG, un projet de 4,8 mil­
liards de dollars (4,3 milliards
d’euros), est le point d’arrivée du

gaz produit dans le champ de
Marib par la compagnie nationale
yéménite Safer, selon un contrat
conclu pour vingt ans avec Total,
qui opère l’usine.

Renégociations de dettes
Le gaz est ensuite liquéfié sur le
site : il est refroidi à − 163^0 C pour
être transporté par bateau, parti­
culièrement en Corée du Sud et au
Japon. Le consortium Yemen LNG
est dirigé par Total, qui en détient
39,6 %, aux côtés d’acteurs co­
réens et yéménites.
S’il reprenait la production, le
groupe serait par ailleurs bien en
peine de savoir à qui verser les
taxes dues aux autorités, tant la si­
tuation dans le pays est complexe.
Paris cependant, en coulisses,
entend limiter l’exposition finan­
cière de la France, qui a garanti des
prêts liés au projet. Si Yemen LNG
était dans l’impossibilité de redé­
marrer, le consortium pourrait

faire défaut et l’Etat français de­
vrait alors régler une partie de la
facture. Interrogée par Le Monde,
la direction du Trésor reconnaît
que le sujet est épineux mais sou­
ligne que des renégociations de
dettes peuvent encore avoir lieu.
Pour permettre à Total et à ses
sous­traitants de boucler le finan­
cement du projet, l’Etat, à travers
son agence de crédit à l’exporta­
tion, a octroyé des garanties à
l’export. L’objectif était d’aider à
obtenir les financements néces­
saires auprès des banques, selon
un mécanisme souvent utilisé
pour les grands projets gaziers.
Cette participation de l’Etat a per­
mis de réduire les risques pour
plusieurs établissements français,
comme la Société générale, la BNP
et le Crédit agricole, qui ont parti­
cipé au financement.
La France a ainsi garanti pour
239,5 millions de dollars (216 mil­
lions d’euros) de prêts, aux côtés

d’autres agences de crédit à l’ex­
portation, en Corée du Sud, au
Japon et aux Etats­Unis, selon les
données financières collectées
par l’ONG Les Amis de la Terre. De­
puis l’arrêt des activités du site,
en 2015, l’Etat français et ses parte­
naires, qui assurent le crédit, ont
déjà renégocié trois fois l’échéan­
cier de remboursement. La der­
nière négociation a eu lieu en
juin 2019, et a repoussé le rem­

boursement à décembre 2022. Or,
le projet est censé rembourser les
prêts grâce au gaz vendu. Tant que
l’usine ne fonctionne pas, ce mé­
canisme est grippé. Pour l’heure,
le consortium Yemen LNG se con­
tente de payer les coûts de mainte­
nance du site mais ne peut pas
rembourser le reste.
Les ONG s’inquiètent de la vo­
lonté du gouvernement de pous­
ser au redémarrage des activités
gazières. « Il semble que Total et le
gouvernement français soient pris
en tenailles entre des intérêts con­
tradictoires, au péril de la popula­
tion yéménite qui subit de plein
fouet les conséquences de la politi­
que étrangère française, guidée par
des considérations économiques
liées à l’industrie fossile et à l’arme­
ment », note un rapport de l’Obser­
vatoire des armements et des
Amis de la Terre, rendu public
jeudi 7 novembre.
louis imbert et nabil wakim

L A G U E R R E A U Y É M E N


SI YEMEN LNG REPRENAIT 


LA PRODUCTION, IL 


SERAIT BIEN EN PEINE


DE SAVOIR À QUI VERSER 


LES TAXES DUES


AUX AUTORITÉS TANT LA 


SITUATION EST COMPLEXE

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