Le Monde - 08.11.2019

(Sean Pound) #1
0123
VENDREDI 8 NOVEMBRE 2019

styles

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la révolution pop de cuba


Tracts de soutien aux Black Panthers, posters à l’effigie du Che, affiches de


cinéma... Dans les années 1960­1970, les designers cubains érigent l’affiche en


art décoratif et politique. Une école graphique à découvrir à Paris et à Londres


DESIGN


I


l aura fallu attendre les
60 ans de la révolution
cubaine pour exhumer ces
trésors colorés des collec­
tions du Musée des arts décoratifs
(MAD). Plus de 300 affiches cubai­
nes, stockées là depuis des années
grâce à une donation effectuée
en 1979, que la conservatrice en
chef, Amélie Gastaut, a fait resur­
gir pour raconter en images l’âge
d’or graphique de l’île, des années
1960 et 1970. Intitulée sobrement
« Affiches cubaines. Révolution et
cinéma », l’exposition raconte
une ébullition graphique haute
en couleur et en symboles, qui va
bien au­delà des seuls portraits
des leaders révolutionnaires, Che
Guevara ou Fidel Castro. « Long­
temps méconnue en raison du blo­
cus isolant l’île, cette école stylisti­
que cubaine commence tout juste
à sortir du huis clos dans lequel elle
s’est pourtant construite », expli­
que Amélie Gastaut.
Ainsi, en résonance avec le
MAD, la Maison de l’illustration
de Londres expose dans « Desi­
gned in Cuba : Cold War Gra­
phics » la collection privée, pa­
tiemment amassée, de l’Anglais
Mike Stanfield. Ce dernier se rend
pour la première fois sur l’île
en 1996, alors qu’il participe à
une mission d’étude sur les
mammifères marins dans les Ca­
raïbes. Dans une librairie située
sur la plaza de Armas, à La Ha­
vane, il tombe sur une affiche de
l’Organisation de solidarité avec
les peuples d’Asie, d’Afrique et
d’Amérique latine (OSPAAAL).
Fondée à La Havane en 1966 avec
à sa tête Fidel Castro, l’organisa­
tion produit des centaines d’affi­
ches et de magazines, exprimant
la solidarité avec le mouvement
des Black Panthers aux Etats­
Unis, condamnant l’apartheid en
Afrique du Sud et la guerre du

Vietnam, et célébrant les icônes
révolutionnaires de l’Amérique
latine. A l’origine distribuées gra­
tuitement par milliers, les affi­
ches de l’OSPAAAL sont au­
jourd’hui rares et recherchées.
« La toute première sur laquelle
tombe Mike Stanfield rappelait la
résistance cubaine à l’invasion de
la baie des Cochons par des oppo­
sants au régime de Castro, soute­
nus par les Etats­Unis », confie Oli­
via Ahmad, curatrice de l’exposi­
tion britannique. Plus de 170 pro­
ductions graphiques, elles non
plus jamais exposées jusque­là,
sont ainsi présentées à Londres.
« Jusqu’en 1959, date de l’arrivée
de Fidel Castro au pouvoir, l’affi­
che cubaine était essentiellement
commerciale, vantant la consom­
mation de produits d’importa­
tion, avec comme modèle la publi­
cité américaine. Mais pendant la
période révolutionnaire, tout
change. En 1961, sous l’impulsion
de Che Guevara, alors ministre de
l’industrie, qui interdit la publi­
cité, l’affiche devient à visée politi­
que, sociale et culturelle », expli­
que Amélie Gastaut. Ce qui
frappe dans les deux expositions,
c’est la variété des styles. On dé­
couvre ainsi le travail majeur du
graphiste Alfredo Rostgaard, an­
cien directeur artistique de l’OS­
PAAAL et de ses publications, et
ses célèbres affiches aux cou­
leurs psychédéliques avec un Che
iconique ou le président améri­

cain Nixon grimé en vampire.
Beaucoup de graphistes cubains
puiseront leur inspiration dans
la tradition européenne de l’affi­
che illustrée ou dans le pop art. A
la différence de nombreux pays
communistes, où l’affiche ne
doit obéir qu’au diktat esthéti­
que du réalisme socialiste, Fidel
Castro autorise une liberté créa­
tive sur le plan formel. Ce média
de la rue, qui parle au plus grand
nombre, plaît au dirigeant com­
muniste. « Les graphistes ont té­
moigné qu’ils bénéficiaient à
l’époque d’une “liberté totale” en
termes de création, et que l’expéri­
mentation esthétique était même
nourrie et encouragée », rapporte
la curatrice anglaise, Olivia Ah­
mad, qui a rencontré sur place les
survivants de cette génération de
designers.

La figure de Charlie Chaplin
Dans les années 1960 toujours, le
graphiste cubain Felix Beltran,
venu de la publicité et passé un
temps par New York, casse les co­
des locaux avec une esthétique
plus minimale et fonctionna­
liste : deux couleurs, des formes
géométriques simplifiées et une
accroche très directe. Comme
dans cette affiche destinée à une
campagne pour l’économie
d’énergie, comportant un seul
mot, « CLIK », écrit en lettres capi­
tales jaunes sur un fond uni bleu.
Un style épuré assumé par Bel­
tran mais lié aussi aux effets de la
pénurie imposée par le blocus : le
manque de matériel, d’encre et de
papier oblige les graphistes cu­
bains à redoubler d’imagination
pour poursuivre leur travail. « Ces
designers ont su transformer leurs
restrictions matérielles en oppor­
tunités créatives. Ce sont des prin­
cipes précieux qui continuent
d’inspirer les designers contempo­
rains travaillant à Cuba et
ailleurs », estime Olivia Ahmad.

Au­delà des messages purement
politiques, l’exposition du MAD
accorde également une large
place aux affiches de cinéma. Une
fois au pouvoir, Fidel Castro dési­
gne ainsi le 7e art comme l’un des
principaux outils pour mener sa
politique culturelle et éducative.
Ce puissant vecteur populaire
doit aussi lui servir à promouvoir
et légitimer le régime dans les
600 salles que compte le territoire
cubain, terre cinéphile. « Dès sa
fondation en 1959 et jusqu’à la fin
des années 1970, l’Institut cubain
des arts et de l’industrie cinéma­
tographiques (ICAIC) devient le
plus important commanditaire

d’affiches. S’échappant des affi­
ches de cinéma traditionnelles qui
représentent plutôt l’acteur prin­
cipal ou une scène du film, le mo­
dèle cubain est une interprétation
libre du film par le dessinateur »,
explique la conservatrice Amélie
Gastaut.
Ainsi, le graphiste Eduardo
Muñoz Bachs fait du Charlot de
Charlie Chaplin un personnage
récurrent de ses affiches. Cette fi­
gure d’exilé pauvre et victime de
la politique américaine inspire
l’artiste autodidacte, d’origine es­
pagnole, installé à Cuba pour fuir
le fascisme. Reste que certains de
ces affichistes seront eux aussi

menacés par la politique menée
par Fidel Castro. Ce fut le cas du
graphiste Antonio Fernandez Re­
boiro, qui, persécuté pour son
homosexualité, s’exilera en Eu­
rope en 1982. Ses affiches de ci­
néma, qu’il transforme en énig­
mes visuelles, surréalistes et co­
lorées, ont elles aussi marqué
leur époque.
A Londres, les commissaires
ont choisi de consacrer un éclai­
rage particulier aux femmes gra­
phistes qui ont œuvré pour l’OS­
PAAAL, telles Daisy Garcia, He­
lena Serrano et Gladys Acosta
Avila. Moins identifiées que leurs
alter ego masculins, avec des col­
laborations plus ponctuelles, el­
les ont pourtant produit des
œuvres tout aussi connues.
Comme ce portrait emblémati­
que de Che Guevara qu’Helena
Serrano réalise en 1968 : « Cette
femme travaillait pour le comité
de propagande du gouvernement
cubain, mais elle avait été plus spé­
cialement invitée à concevoir un
poster de l’OSPAAAL pour mar­
quer le “Jour de la guérilla héroï­
que” en 1968, le premier anniver­
saire de la mort du Che. Elle a uti­
lisé une image polarisée de Gue­
vara comme point central et l’a
posée au­dessus de l’Amérique du
Sud. Elle a ensuite créé une série de
cadres pour arriver à un effet d’op­
tique éblouissant. Elle a peint le
motif à la main via plusieurs cou­
ches de gouache, puis l’a imprimé
à La Havane sur une presse off­
set », explique Olivia Ahmad.
Alors que cette affiche reste la
seule conception d’Helena Ser­
rano pour l’OSPAAAL, elle est sans
doute la plus emblématique de
l’organisation, bien au­delà des
frontières cubaines.
anne­lise carlo

Affiches cubaines. Révolution
et cinéma 1959­2019,
au Musée des arts décoratifs,
107, rue de Rivoli, Paris 1er.
Jusqu’au 2 février 2020.
Designed in Cuba : Cold War
Graphics, House of Illustration,
2 Granary Square, King’s Cross,
London. Jusqu’au 19 janvier 2020.

FACE AU BLOCUS, 


LE MANQUE DE MATÉRIEL, 


D’ENCRE ET DE PAPIER 


OBLIGE LES GRAPHISTES 


CUBAINS À REDOUBLER 


D’IMAGINATION


De gauche à droite,
et de haut en bas :
« El aceite lubricante
usado es util otra vez »
(1968), de Felix Beltran.
« Day of the Heroic
Guerrilla » (1968),
d’Helena Serrano.
« En el cielo y en la
tierra » (1975), de René
Azcuy Cardenas.
« Por primera vez »
(1968), d’Eduardo
Muñoz Bachs.
« Libertad para
Angela Davis » (1971),
de Felix Beltran.
MAD, PARIS / HELENA SERRANO, OSPAAAL,
THE MIKE STANFIELD COLLECTION

PAIPAÏLUCIDIPEVERE
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