Le Monde - 08.11.2019

(Sean Pound) #1

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IDÉES


VENDREDI 8 NOVEMBRE 2019

0123


Adam Michnik


C’est en Pologne, avec Solidarnosc,


que le mur de Berlin s’est fissuré


Dans le sillage du syndicat ouvrier créé en 1980, expose l’ancien militant devenu
fondateur du quotidien « Gazeta Wyborcza », des millions de Polonais ont exigé
la liberté et le respect de leur identité nationale. Mais c’est finalement cette dernière
qui a pris le pas sur la « sensibilité démocratique », déplore­t­il

J


e me souviens parfaitement
de ce soir de novembre.
Dans mon pays, en Pologne,
nous avions un nouveau
gouvernement dirigé par
Tadeusz Mazowiecki, qui
était depuis de nombreuses années le
conseiller de Lech Walesa. Ce jour­là,
Varsovie accueillait la visite officielle
d’une importante délégation de la
République fédérale d’Allemagne
avec à sa tête le président Richard von
Weizsäcker, le chancelier Helmut
Kohl et le ministre des affaires étran­
gères Hans­Dietrich Genscher.
J’étais présent lors de la rencontre
avec Genscher. Au cours de la discus­
sion, très intéressante, un collabora­
teur du ministre est entré dans la
pièce et lui a tendu une petite note.
Genscher a lu le message, m’a regardé
et m’a dit : « Le mur de Berlin a été
ouvert. » J’ai émis un cri de joie et
d’étonnement mêlés, j’ai dit au revoir
et je me suis précipité à la rédaction
de Gazeta [le quotidien polonais Ga­
zeta Wyborcza, qu’il a fondé en mai
1989] pour écrire quelques mots de
commentaire en « une » du journal.
Voilà ce que j’ai écrit à l’époque : « Per­
sonne ne sait quelles seront les consé­
quences réelles de la liquidation du
mur de Berlin. Pour autant, ce qui s’est
passé est irréversible : on ne tire plus
sur les gens. A Berlin, au cœur de l’Eu­
rope, dans le combat entre la liberté et
les barbelés, la liberté a gagné. »
Aujourd’hui, à la question « Pour­
quoi le communisme est­il tombé? »,
les réponses divergent. Les uns met­
tent l’accent sur le rôle de l’Ostpolitik
[« politique vers l’Est » mise en œuvre
par Willy Brandt, chancelier allemand
de 1969 à 1974] et de la conférence
d’Helsinki sur la sécurité et la coopé­
ration en Europe (1973­1975), qui ont
favorisé la détente. D’autres souli­
gnent le rôle de Jimmy Carter, prési­
dent des Etats­Unis (1976­1980), qui a
fait des droits de l’homme l’étendard
des aspirations à la liberté, ou aussi
celui du président Ronald Reagan
(1980­1988), qui a nommé l’Union so­
viétique l’« empire du mal » et lui a li­
vré une guerre idéologique totale. La
guerre en Afghanistan a joué un très
grand rôle en affaiblissant militaire­
ment et politiquement les dictateurs
du Kremlin.
Cependant, avec le recul, le plus im­
portant a été ce qu’a représenté
Solidarnosc, cette confédération na­
tionale de plusieurs millions de Polo­
nais qui luttaient pour la liberté et
l’indépendance, et qui, du fait de son
caractère ouvrier, a totalement dé­
crédibilisé le Parti communiste et les
slogans de la dictature du prolétariat.
Le prolétariat polonais a mis à cette
dictature un carton rouge.
Ainsi, pour un Polonais, c’est une
évidence que tout a commencé en


Pologne. Retour sur les événements :
un large mouvement d’opposition
démocratique, rassemblant l’intelli­
gentsia et la classe ouvrière, avec
l’appui de l’Eglise catholique ; le rôle
historique du pape Jean Paul II et de
sa visite en Pologne en 1979 ; la vague
de grèves durant l’été 1980, couron­
née par le compromis imposé par les
grévistes et la création du syndicat
Solidarnosc. C’est à ce moment­là
que le mur de Berlin a commencé à
se fissurer. Le « festival de la liberté »
polonais a duré quelques dizaines de
mois, l’état de siège [proclamé par le
général Jaruzelski le 13 décembre 1981,
il durera jusqu’en 1983] y a mis un
terme. Ensuite sont venues huit lon­
gues années de résistance de l’oppo­
sition démocratique contrainte à l’il­
légalité, discriminée et emprison­
née, jusqu’aux accords de la « table
ronde » [négociations qui ont posé les
bases d’une sortie pacifique du ré­
gime communiste en 1989] et aux
élections du 4 juin 1989.
Peu de temps après ont débuté les
chutes en cascade des dictatures. La
Hongrie d’abord, où la révolution de
1956 et ses héros assassinés ont été
réhabilités, puis l’Allemagne de l’Est,
la Tchécoslovaquie, la Bulgarie,
l’Albanie et enfin la Roumanie. Le
bloc des pays satellites sous domi­
nation soviétique s’est effondré
comme un château de cartes.
Chacun de ces événements a eu sa
propre couleur locale, son contexte
intérieur et extérieur. Le contexte
intérieur était l’échec économique
du système de planification qui, à la
fin des années 1980, a eu pour
conséquence un bond en arrière
technologique et une chute de la
production. Le contexte extérieur,
c’étaient les changements en Russie,
qui ont surpris un grand nombre
d’entre nous, ce en quoi nous
n’étions pas différents de la plupart
des observateurs dans le monde.

Les changements historiques à
Moscou ont commencé par le haut,
c’est le Kremlin qui en a donné l’im­
pulsion. Toutefois, les mots d’ordre
de la transparence (glasnost) ont
touché un terrain très sensible :
l’intelligentsia russe, engluée depuis
des années dans le conformisme et
la peur, était revenue à elle, incroya­
blement vivante, courageuse et créa­
tive. Pour nous, Polonais, ce qui
s’imposait comme une évidence,
c’était notre droit à la souveraineté
nationale. L’immense mouvement
Solidarnosc, qui avait rassemblé tout
le pays autour de lui, a été le porte­
voix de trois aspirations : à l’émanci­
pation du monde du travail, notam­
ment des milieux ouvriers, à recou­
vrer et cultiver l’identité nationale, à
la démocratie politique fondée sur
les droits de l’homme.

Aller vers l’avenir... ou le passé
Reprenons : chaque pays avait ses
spécificités, mais, partout, on retrou­
vait la séparation entre une sensibi­
lité démocratique qui s’incarnait
dans un retour à l’Europe et une sen­
sibilité nationale qui incitait au re­
tour aux racines, aux traditions, aux
croyances des ancêtres. Ces deux
mentalités et sensibilités existaient
aussi dans le milieu de l’opposition
anticommuniste tout comme dans
le camp des communistes au pou­
voir. Mikhaïl Gorbatchev et le diri­
geant serbe Slobodan Milosevic sont
deux exemples classiques de cette
division. Si Gorbatchev a voulu avec
prudence prendre pour modèle la
social­démocratie, Milosevic, quant
à lui, visait ouvertement le retour à
la tradition grand­serbe du chauvi­
nisme. L’un et l’autre étaient cons­
cients qu’un changement était né­
cessaire. Bien évidemment, il n’était
aucunement question pour eux
d’abandonner le pouvoir, mais de
trouver une nouvelle source de légi­
timation : l’un cherchait une autre
vision du monde dans l’avenir,
l’autre dans le passé.
Dans son livre La Chute de l’empire
soviétique (Eyrolles, 2010), Egor
Gaïdar, le leader des réformateurs
russes, premier ministre sous la pré­
sidence de Boris Eltsine, observait de
manière très lucide la chose sui­
vante : « Se débarrasser des senti­
ments de grandeur nationale et de
préjudice national est une bombe à
retardement politique dans les pays
où sévit toujours l’ancien système et
où les institutions démocratiques ne
sont pas développées. » Il ajoutait que
« le problème d’une jeune démocratie
est que les slogans politiques les plus
faciles à “vendre” à un électorat inex­
périmenté, lorsqu’ils se réalisent, de­
viennent dangereux ». Ainsi, esti­
mait­il, « au moment même où le

pouvoir en Serbie a décidé d’adopter le
programme nationaliste comme base
politico­idéologique, le sort de la
Yougoslavie était scellé ».
Dans un Etat totalitaire, l’opposi­
tion se manifeste de manière inat­
tendue, elle surprend tout le monde.
La population bâillonnée et manipu­
lée soudain se débarrasse de ses chaî­
nes. C’est alors que surgissent d’an­
ciennes valeurs oubliées comme la
vérité, l’honnêteté, le courage, la di­
gnité et l’honneur. Là où un silence
de mort s’était abattu survient l’étin­
celle de la liberté et de la vie.
C’est justement ce qui s’est passé
en 1989 lorsque, en Pologne, a été
formé le premier gouvernement non
communiste, lorsque le mur de Ber­
lin est tombé, lorsque les foules sont
sorties dans la rue à Budapest, Pra­
gue, Bratislava, Sofia et Bucarest. Ces
foules revendiquaient la liberté pour
tous. Mais cette même foule, peu de
temps après, a changé d’apparence,
de caractère, de slogans et de rêves.
Elle a cessé de réclamer la liberté et
s’est mise à exiger du pain et des jeux.
C’était un chemin qui conduisait de
l’humanisme au nationalisme pour
finir dans la violence, et qui peut aller
jusqu’à la barbarie. La foule a com­
mencé à se transformer en horde.
Vaclav Havel, écrivain tchèque, dis­
sident, prisonnier politique et, plus
tard, après la chute de la dictature,
président de la République, est l’un de
ceux qui symbolisent à la fois la gloire
et la misère de notre époque. Havel a
fait de la République tchèque un Etat
respecté et admiré par le monde en­
tier, mais assez rapidement il s’est
heurté à l’hostilité dans son propre
pays. Il a écrit : « Peu de temps après la
révolution et après avoir retrouvé la li­
berté, un type d’obsession anticommu­
niste très précis s’est propagé. Comme
si ceux qui pendant des années
s’étaient tus et montrés très prudents,
pour ne pas tomber, soudain ressen­
taient le besoin de repousser par un
geste puissant leur soumission d’alors
et les sentiments qui, plus tôt, ne
s’étaient pas exprimés. » C’est la raison
pour laquelle ils ont pris pour cible
les ex­dissidents, comme s’ils étaient
leur mauvaise conscience.
Aujourd’hui, trente ans plus tard,
nous observons en Europe et dans le
monde une crise des idées démocra­
tiques. Les symboles de cette crise
sont le Brexit, Matteo Salvini, Donald
Trump, Vladimir Poutine, Viktor Or­
ban et Jaroslaw Kaczynski, ainsi que
les ennemis de l’Union européenne
en France et en Allemagne.
Les causes de ce basculement de la
démocratie vers un passé nationa­
liste sentant le renfermé sont nom­
breuses. Est­ce la crise identitaire liée
à la globalisation et à la crise d’une
vision de l’avenir? Est­ce le déficit de

procédures et d’habitudes démocra­
tiques? Ou la théâtralisation de la vie
politique et le décalque des tabloïds
sur elle? La réponse que certains ap­
portent à ce vide axiologique est leur
conviction que le « démo­libéra­
lisme » est un échec, que le nationa­
lisme et le populisme offrent une is­
sue spécifique nationale, ce qui rap­
pelle dangereusement les années
1930, avec les ressentiments, la frus­
tration, les complexes, tout ce qui
sert au déchaînement de la xéno­
phobie contre les réfugiés.

La manipulation de la peur
Le populisme et le nationalisme,
lorsqu’ils sont dans l’opposition, ser­
vent d’instruments dans la lutte
pour le pouvoir. Mais lorsque les na­
tionalistes et les populistes obtien­
nent le pouvoir, ils se servent de ces
mêmes clichés pour détourner l’at­
tention des problèmes liés à la cor­
ruption, à la transgression de la léga­
lité, à une politique étrangère catas­
trophique. Il est facile, dès lors de
trouver des ennemis extérieurs, à
l’exemple de la campagne des diri­
geants hongrois contre le milliar­
daire George Soros, ou de remplacer
l’action de gouverner par la manipu­
lation de la peur, voire, pour certains,
des opérations des services spéciaux.
L’avenir semble bien flou et em­
brumé. D’autant que la maladie dont
souffrent des pays comme la Pologne
et la Hongrie a une dimension conta­
gieuse, à l’exemple de cette sinistre
idiotie proférée, en février 2017, par
Marine Le Pen : « Les Français ont été
dépossédés de leur patriotisme, souf­
frant en silence de ne pas avoir le droit
d’aimer leur pays. » Il est d’autant plus
important de rappeler, aux Français
aussi, ce qui différencie le patriotisme
de De Gaulle de celui dont se récla­
maient Pétain et Laval. Il semblerait
que le rêve de Mme Le Pen soit une
France habitée par des Français obéis­
sants, encasernés, répétant de stupi­
des clichés et totalement oublieux
des pensées de Montesquieu, Dide­
rot, Victor Hugo, Camus ou Bernanos.
Ce serait une France bien triste, mais
je ne pense pas qu’elle adviendra. La
France a contaminé le monde avec le
virus de la liberté, et ce virus­là, il est
désormais impossible de l’enfermer à
nouveau dans une éprouvette.
Traduit du polonais par
Elisabeth Kulakowski

Adam Michnik est le directeur de
publication du quotidien polonais
« Gazeta Wyborcza ». Historien et
essayiste, il est aussi un ancien
militant du syndicat Solidarnosc

TRENTE ANS APRÈS LA CHUTE DU MUR DE BERLIN (2|2)


L’effondrement en cascade des régimes qui composaient le bloc soviétique


a élargi l’espace démocratique en Europe. Mais il a également ouvert la voie


aux différentes déclinaisons du nationalisme


EN 1989, LES FOULES


REVENDIQUAIENT


LA LIBERTÉ POUR


TOUS. PUIS ELLES


ONT CHANGÉ


DE SLOGANS ET


DE RÊVES. ELLES ONT


RÉCLAMÉ LA LIBERTÉ


ET ONT EXIGÉ DU PAIN


ET DES JEUX

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