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VENDREDI 8 NOVEMBRE 2019 idées| 25
LA DÉMOCRATIE
LA PLUS IMPARFAITE
EST TOUJOURS
PRÉFÉRABLE
À LA MEILLEURE
DES DICTATURES
Hélène Miard-Delacroix
Les tergiversations sur l’unification ont affaibli
la social-démocratie allemande
La politique des « petits pas » menée dès 1969 par le chancelier
socialdémocrate Willy Brandt a entretenu le désir de l’unité
allemande, mais ce sont les chrétiensdémocrates, avec
Helmut Kohl, qui en ont bénéficié, analyse l’historienne
C
omme le chancelier (1969
1974) Willy Brandt en a eu
l’intuition dès le prin
temps 1989, la chute du
Mur, en novembre, a reposé la
question allemande. Quelle solu
tion apporter à la division du
pays, issue de la polarisation des
blocs? Cette question avait été
laissée ouverte par les différents
gouvernements d’Allemagne de
l’Ouest, qui n’avaient jamais
abandonné l’objectif de retrouver
une normalité nationale dans
une Allemagne réunifiée. Et, mal
gré tous les efforts déployés à l’Est
par la République démocratique
allemande (RDA), l’existence pé
renne de deux Etats sur le sol alle
mand restait une anomalie qui ne
se justifiait que par le projet est
allemand d’un « homme nou
veau » dans une Allemagne diffé
rente. A partir du moment où les
Allemands de l’Est réclamaient
les libertés et le pluralisme de
l’Ouest et qu’ils obtenaient la li
berté de mouvement, un second
Etat en Allemagne n’avait plus de
raison d’être. Or, en 1989, les deux
principales forces politiques
ouestallemandes ont pris, sur
cette question, des décisions mar
quantes à long terme.
Helmut Kohl, chancelier chré
tiendémocrate depuis 1982, se
présente comme l’homme de la
situation, alors qu’il est en perte
de vitesse. Pendant l’été, le quoti
dien Bild doute qu’il reste chance
lier. A la miseptembre, au congrès
des chrétiensdémocrates de la
CDU, il s’en faut de peu pour que,
chef du parti, il soit renversé. Mais
au soir du 9 novembre, il inter
rompt une visite en Pologne pour
rentrer, puis il suit une ligne sim
ple : saisir chaque occasion pour
avancer une nouvelle proposition
de rapprochement, de coopéra
tion, de confédération avec la
RDA, avec l’objectif lointain d’une
réunification. Kohl a révélé ici son
caractère peu connu à l’étranger
de « bête politique ». Le hasard a
voulu que ce soit lui qui soit aux
commandes quand la crise de la
RDA a permis de respecter l’impé
ratif de l’unité tel que fixé dans la
constitution de Bonn.
Pourtant, le mérite aurait dû en
revenir aux sociauxdémocrates,
et à Willy Brandt en premier lieu.
Car si le désir d’une unité alle
mande a pu être entretenu dans
la population de l’Est durant tout
ce temps, c’est largement grâce à
la politique des « petits pas » de
Brandt, entamée en 1969 et abou
tie dans le Traité fondamental [de
normalisation des relations entre
la RFA et la RDA] du 21 décem
bre 1972.
Cette politique du « changement
par le rapprochement », organi
sant des relations sans reconnaî
tre la RDA comme un Etat étran
ger, était fondée sur la conviction
de la pérennité de l’idée nationale
mais aussi de sa grande fragilité si
on ne maintenait pas les contacts
entre les deux populations. Cette
politique « intraallemande » vi
sait aussi une amélioration de la
situation humanitaire de la RDA.
Le socialdémocrate Helmut Sch
midt, succédant à Willy Brandt
comme chancelier fédéral de 1974
à 1982, l’avait poursuivie. Puis Hel
mut Kohl à son tour, alors
qu’auparavant les chrétiensdé
mocrates avaient accusé la gauche
allemande de trahison.
Dès le printemps 1989, Brandt
suit de près l’évolution en Europe
orientale et en RDA, et affirme la
compatibilité entre le rétablisse
ment de l’unité nationale et la
poursuite de l’unification euro
péenne. Le 1er septembre, au Bun
destag, il dit que le temps des pe
tits pas est terminé et qu’il faut
passer aux grands pas. Et le 10 no
vembre, il se retrouve devant l’hô
tel de ville de Schöneberg à Ber
linOuest, là même où, en 1961,
alors maire de la ville, il avait pro
testé contre l’érection du Mur.
Compétition pacifique
Aux 20 000 personnes rassem
blées, il lance que « rien ne sera
plus comme avant ». Il pronon
cera peu après, dans une inter
view, sa fameuse phrase : « Voici
que se ressoudent les deux parties
d’un seul et même ensemble. »
Mais, avec sa décision de privilé
gier le réalisme et la cohérence,
Brandt fait alors exception dans
la gauche ouestallemande.
Depuis la perte du pouvoir par
Helmut Schmidt, en 1982, des ca
dres du SPD avaient cherché le
contact avec le SE [Parti socialiste
unifié d’Allemagne, au pouvoir en
RDA]. Il en était sorti, le
28 août 1987, un document com
mun intitulé « Le débat entre les
idéologies et la sécurité com
mune ». Une compétition pacifi
que entre les deux systèmes de
vait pouvoir se développer sur la
base d’une reconnaissance et
d’un respect mutuels. Les défen
seurs du texte, tels les sociauxdé
mocrates Erhard Eppler, Egon
Bahr, Oskar Lafontaine et Ge
rhard Schröder, furent accusés de
mettre le régime liberticide de
RDA au même niveau que la li
berté de l’Ouest. C’était, pour le
secrétaire général de la CDU, Hei
ner Geissler, le « changement par
la compromission ». En 1989, le
désir d’unité exprimé par les Alle
mands de l’Est, qui réclamaient le
deutschemark, les a pris de court.
Au lieu d’y voir aussi une aspira
tion aux libertés fondamentales,
au lieu de reconnaître, comme
Brandt, qu’aux élections libres du
18 mars 1990 les gens ont voté
« vite et sans tergiverser » pour
l’unité, Bahr et Lafontaine campè
rent sur une position d’hostilité
critique et amère. Les intellec
tuels Günter Grass et Jürgen Ha
bermas firent de même. Parce
que les événements rendaient ca
duque la ligne adoptée les années
précédentes, parce que, face au
« facteur Kohl », ils n’espéraient
pas de succès électoral en RDA et
aussi par refus que ce soit le libé
ralisme de Kohl qui apporte aux
Allemands de l’Est les réponses à
leurs attentes, c’est Lafontaine qui
fut choisi le 19 mars pour mener
la campagne du parti en vue des
élections générales du 2 décem
bre. Le SPD les perdit lourdement.
Les tergiversations sur le chemin
de l’unité ont marqué le début de
la lente descente du parti durant
les trente années écoulées depuis.
Ce n’est, bien sûr, pas l’unique rai
son. Mais il y a des décisions qui
orientent l’histoire.
Hélène Miard-Delacroix
est historienne, professeure
à l’université Paris-Sorbonne
Wolf Biermann
« M
me
Liberté n’embrasse pas M. Barbelés »
Il est heureux que l’Allemagne de l’Est se soit fondue dans celle de l’Ouest,
et non l’inverse, affirme l’exdissident, soulignant que les Allemands ne se
sont jamais trouvés dans une meilleure situation que celle d’aujourd’hui
ENTRETIEN
berlin correspondant
P
oète, musicien, auteur et
interprète de nombreuses
chansons engagées, Wolf
Biermann fut l’un des
dissidents les plus célèbres de la
République démocratique alle
mande (RDA). Né en 1936, à Ham
bourg, de parents juifs et com
munistes – son père est mort à
Auschwitz –, il s’est installé en
RDA en 1953. Communiste résolu,
il a progressivement pris ses dis
tances avec le régime, avant d’être
interdit de publication et de re
présentation en RDA à partir de
1965, puis d’être banni du pays et
déchu de la nationalité estalle
mande, en 1976. Agé de 83 ans, il
vit aujourd’hui à Hambourg. Son
autobiographie vient de paraître
en français sous le titre Ma vie de
l’autre côté du Mur (Calmann
Lévy, 342 p., 21,50 euros).
Qu’attendezvous du
trentième anniversaire
de la chute du mur de Berlin?
Un anniversaire est toujours
une bonne occasion de se poser
des questions sur soimême, de
se demander où on en est dans sa
propre existence. Ma conviction
est que les Allemands ne se sont
jamais trouvés, économique
ment et politiquement, dans une
situation aussi bonne qu’actuel
lement. Et pourtant, il y a des tas
de gens qui ne veulent pas l’en
tendre et qui affirment que les
choses ne sont jamais allées aussi
mal. Comme si une sorte de dia
lectique poussait les Allemands à
se sentir malheureux du fait
même qu’ils sont heureux.
Comme si le bienêtre était un
état insupportable.
En quoi ce phénomène seraitil
spécifiquement allemand?
Parce que les Allemands,
pendant des décennies, ont vécu
dans l’autoculpabilisation. Ils se
sont définis en se disant : « Nous
sommes le pire, le plus mauvais,
le plus cruel de tous les peuples ;
nous sommes les plus grands
criminels de l’histoire de l’huma
nité. » Cela a débouché sur une
sorte de « postchauvinisme »,
comme si nous étions passés de
Deutschland über alles [« l’Alle
magne pardessus tout »] à
Deutschland unter alles [« l’Alle
magne en dessous de tout »], ce
qui n’est, après tout, que l’autre
face de la même médaille. Quel
ques années après la fin du na
zisme, Bertolt Brecht avait senti
le danger que représentait le fait
de passer d’un excès à l’autre. Il a
écrit à l’époque un hymne pro
phétique dont il est important, je
pense, de garder la phrase sui
vante en tête : « Nous ne voulons
être ni audessus ni en dessous
des autres peuples. »
Trente ans plus tard, quels
sentiments le souvenir de la
chute du mur de Berlin vous
inspiretil?
Il y a plusieurs choses. D’abord
sur le plan personnel, c’est un
souvenir assez particulier. Par
mes écrits, j’ai apporté ma part
au processus qui a conduit à l’ef
fondrement de la République dé
mocratique allemande. Et pour
tant, le jour de la chute du Mur, je
n’étais pas à Berlin mais chez
moi, à Hambourg. J’étais per
suadé que le Mur continuerait
d’exister bien après moi. Je me
suis trompé, et cela reste pour
moi une leçon très instructive.
« Nous sommes le peuple »,
scandaient les manifestants,
en RDA, au début de l’automne
- Quelques semaines plus
tard, quand l’objectif n’était plus
seulement la transformation
du régime, mais la réunification
du pays, un autre mot d’ordre
s’est imposé : « Nous sommes
un peuple ». Trente ans après,
l’objectif vous paraîtil atteint?
Certains, au sein d’une gauche
que je qualifie d’« alternaïve »
plutôt que d’alternative, ont cru
que les deux systèmes pouvaient
s’unir l’un à l’autre, comme les
deux membres d’un couple. Ils
ont pensé qu’on pourrait prendre
le meilleur de la RDA et le
meilleur de la RFA et créer un
objet nouveau, à équidistance en
tre les deux Etats existants. Je n’ai
jamais partagé cet avis, ce que j’ai
résumé dans un de mes poèmes
en disant : « Mme Liberté n’em
brasse pas M. Barbelés ». Je suis
heureux que la RDA se soit fon
due dans la RFA et non l’inverse.
Pour moi, la démocratie la plus
imparfaite est toujours préféra
ble à la meilleure des dictatures.
Selon vous, les promesses
de la réunification ontelles
été tenues?
Je me souviens d’Helmut Kohl
[chancelier fédéral], qui, en 1990,
avait promis aux Allemands de
l’Est des « paysages florissants ».
Sur le moment, j’avais pris ça
pour de la pure propagande élec
torale. Je suis content de m’être
trompé. Aujourd’hui, les Alle
mands de l’Est vont fondamen
talement beaucoup mieux qu’à
l’époque de la RDA. Et je ne dis
pas cela seulement parce qu’ils
ont gagné la liberté, mais aussi
par rapport aux conditions ma
térielles.
Beaucoup de gens,
en exAllemagne de l’Est,
voient les choses autrement,
en particulier concernant
la promesse d’Helmut Kohl...
En exergue d’un poème que j’ai
écrit sur Angela Merkel il y a
quelques années, je cite cette
maxime de La Rochefoucauld :
« Il n’est pas si dangereux de faire
du mal à la plupart des hommes
que de leur faire trop de bien. » Il
est difficilement supportable
d’être trop redevable à quelqu’un.
C’est un mécanisme psychologi
que assez classique. Je pense que
c’est ce qui se passe avec Merkel
aujourd’hui. Et ce que beaucoup
d’Allemands de l’Est éprouvent à
l’égard des Allemands de l’Ouest.
Ils se sentent humiliés d’avoir
reçu autant de milliards de la
part de leurs riches frères de
l’Ouest, après la réunification.
Le plus fou làdedans, c’est que
les Allemands de l’Est n’ont pas
de raison particulière d’être rede
vables à ceux de l’Ouest. Au len
demain de la seconde guerre
mondiale, ce sont les Allemands
de l’Est qui ont payé le plus cher
pour les crimes commis par l’Alle
magne tout entière. Ceux de
l’Ouest, à l’époque, n’ont pas payé
grandchose. L’aide qu’ils ont ap
porté à l’Est a été leur façon de
payer, avec un peu de retard.
Selon un sondage paru dans
l’hebdomadaire « Die Zeit », dé
but octobre, 41 % des habitants
des Länder d’exRDA pensent
qu’on ne peut pas s’exprimer
plus librement aujourd’hui
qu’avant 1989. Que vous
inspire un tel chiffre?
C’est absurde. Les gens qui
disent cela sont ceux qui ont été
les plus lâches à l’époque, ceux
qui se sont tus. Et aujourd’hui, les
mêmes se prétendent plus coura
geux qu’ils ne l’ont jamais été. Se
lon moi, on a ici un exemple des
dégâts que peuvent produire les
dictatures sur les esprits. Dans
une dictature, quand on est mal
traité, on peut râler, on peut se
plaindre, mais on se contente gé
néralement de le faire à voix
basse. On n’apprend pas à être
responsable de soi quand on vit
dans un tel régime. Pour moi,
c’est cela qui est le plus difficile :
arriver à se débarrasser de cette
sorte de maladie qui fait que la
dictature continue d’exister à l’in
térieur des gens, même quand
l’Etat et la société sont devenus
démocratiques.
propos recueillis par
thomas wieder
AVEC SA DÉCISION
DE PRIVILÉGIER
LE RÉALISME
ET LA COHÉRENCE,
BRANDT FAIT
EXCEPTION DANS
LA GAUCHE
OUEST-ALLEMANDE