Le Monde - 08.11.2019

(Sean Pound) #1

26 |idées VENDREDI 8 NOVEMBRE 2019


0123


LA  CHUTE
DE  LA  MAISON 
MÉLENCHON
de Thomas Guénolé
Albin Michel,
256 p., 19 euros

Etre enseignant aujourd’hui | par serguei


RÉQUISITOIRE CONTRE LA FRANCE INSOUMISE


LE LIVRE


C’


est le livre d’un homme
en colère. Le politologue
Thomas Guénolé fait
une critique sans concession et ar­
gumentée du fonctionnement de
La France insoumise (LFI). Venu
du centre droit, M. Guénolé a re­
joint un mouvement mélencho­
niste en pleine dynamique, juste
après la séquence électorale de


  1. Très vite, il apparaît comme
    un bon élève un rien courtisan et
    flagorneur. A LFI, on lui passe
    beaucoup de choses car il est la
    preuve de l’ouverture politique et
    de l’influence « insoumise » au­
    près des intellectuels.
    M. Guénolé gravit alors rapide­
    ment les échelons internes :
    coresponsable de l’école de for­
    mation, il est également présent
    sur la liste aux européennes. Une
    candidature à Montreuil, lors des
    élections municipales de 2020,
    est même évoquée. Mais, en avril,
    à quelques semaines du scrutin
    européen, M. Guénolé claque la
    porte « insoumise » en publiant
    un communiqué tonitruant où il
    qualifie la formation de « dicta­


ture » et M. Mélenchon d’« auto­
crate ». Il accuse notamment LFI
d’avoir entamé une procédure in­
terne pour des faits « pouvant
s’apparenter à du harcèlement
sexuel ». Des faits dont il s’est
toujours dit innocent.
Dans son ouvrage, M. Guénolé
revient longuement sur cet épi­
sode. Il le compare à « un procès
kafkaïen », une « machine à
broyer ». Rassemblant les pièces
du puzzle, reconstituant les faits
et les conversations, son plai­
doyer pro domo est d’ailleurs
assez convaincant.

« En toile d’araignée »
Mais surtout, Thomas Guénolé
décrit ce qu’il appelle « la maison
Mélenchon », à savoir le cœur nu­
cléaire « insoumis » et son fonc­
tionnement « en toile d’arai­
gnée ». On y retrouve M. Mélen­
chon, mais aussi Manuel Bom­
pard (qui fut numéro deux du
mouvement) et la communi­
cante Sophia Chikirou. Rouage es­
sentiel du premier cercle, c’est elle
qui est, en fait, la principale cible
du livre. M. Guénolé revient ainsi
longuement sur la crise qu’il y a

eu, à l’été 2018, au Média, la webté­
lévision fondée par Mme Chikirou.
Sur ce sujet, Thomas Guénolé est
juge et partie puisque sa femme
était salariée de ce pure player et
en conflit ouvert avec Mme Chiki­
rou. Ce que l’auteur ne cache pas.
L’aspect le plus intéressant du
livre est sans doute le chapitre où
M. Guénolé quitte ses habits de
procureur pour reprendre ceux
de politologue. Un long passage
est ainsi consacré au décrochage
électoral de La France insoumise.
L’auteur explique pourquoi, selon
lui, LFI est passé de près de 20 %
des suffrages à l’élection prési­
dentielle, à 6,3 % lors des élections
européennes. Le résultat de 2017
serait ainsi la conséquence d’un
ensemble de circonstances favo­
rables qui ont fait de M. Mélen­
chon le seul « vote utile à gauche »
en capacité de se qualifier au se­
cond tour. Ce score de 2017 n’était
donc qu’un succès éphémère, un
vote conjoncturel que M. Mélen­
chon n’a pas su transformer en
socle électoral durable. De quoi
nourrir encore un peu plus le
réquisitoire de M. Guénolé.
abel mestre

ANALYSE


L’


Occident a­t­il gagné la guerre
froide? A l’Ouest, la question sus­
cite peu de débats. Et la chute du
mur de Berlin, dont les trente ans
sont célébrés ce 9 novembre, constitue un re­
père, tout au moins un symbole communé­
ment admis de la défaite soviétique. Dès jan­
vier 1992, George H. W. Bush, jusque­là opposé
à tout triomphalisme, le proclame : « Par la
grâce de Dieu, l’Amérique a gagné la guerre
froide. » Il serait ainsi revenu au président
Bush de parachever le travail de ses prédéces­
seurs et, singulièrement, celui de Ronald Rea­
gan. Celui­ci aurait, de façon déterminée, accé­
léré l’effondrement d’une Union soviétique
en décrépitude, en la poussant vers une
course aux armements ruineuse et en aidant
l’insurrection afghane contre l’armé Moscou.
Cette vision des événements est loin de
faire l’unanimité en Russie. Les avis sur la pé­
riode 1989­1991 ont beau diverger selon les
époques et les positionnements politiques,
on y retrouve, majoritaire, un rejet de l’idée
que la Russie serait à classer dans le camp des
perdants. Or les différences d’appréciation
sur l’issue de la guerre froide contribuent à la
défiance actuelle entre Moscou et les Occi­
dentaux, au même titre que la supposée
« humiliation » de la Russie qui aurait suivi,
dans les années 1990. La différence princi­
pale tient probablement à la manière de défi­
nir ce conflit, né dès la fin de la seconde
guerre mondiale. A l’Ouest, on y voit un af­

frontement entre deux systèmes, deux idéo­
logies, mais aussi deux blocs géopolitiques.
Dès lors, la chute de l’idéologie communiste
et celle de l’empire soviétique ne peuvent
que signifier une défaite pleine et entière.
Côté russe, la guerre froide est réduite à l’af­
frontement entre puissances dotées de
l’arme nucléaire. Le fait que cet affrontement
n’ait pas eu lieu revient à proclamer le match
nul. L’épilogue de la guerre froide est dès lors
à chercher non dans l’effondrement d’un
camp, mais dans la série de sommets (Reykja­
vik 1986, Malte 1989) et d’accords de contrôle
des armements (traité sur les forces nucléai­
res à portée intermédiaire en 1986, traité Start
I sur la réduction des armes stratégiques of­
fensives en 1991) conclus entre les deux blocs.
Cette vision fut défendue dès l’origine par
Mikhaïl Gorbatchev, qui s’est vu d’ailleurs dé­
cerner le prix Nobel de la paix en 1990. Dans
son « testament politique » publié cette année,
Le Futur du monde global (Flammarion, 216 p.,
18 euros), l’ancien dirigeant soviétique répète
ce mantra : « La fin de la guerre froide a été une
victoire commune, obtenue grâce au dialogue,
aux négociations sur les problèmes très ardus
relatifs à la sécurité et au désarmement. »
Le dernier sondage réalisé sur le sujet, en
Russie, en 2009, par l’institut VTsIOM (Cen­
tre panrusse d’étude de l’opinion publique)
montre la persistance de cette analyse.
Vingt­sept pour cent des sondés estiment
ainsi que la guerre froide n’a pas connu de
vainqueur, quand 8 % attribuent ce rôle aux
Etats­Unis, et 6 % à l’URSS, tandis que 44 % se

disent incapables de répondre.
Cela n’empêche certes pas les Russes, au
cours des années 1990, de ressentir dans leur
chair les effets du déclassement, tant au ni­
veau individuel qu’à celui de leur pays. Mais il
est d’autant moins question d’une défaite que
les successeurs de Gorbatchvev, Boris Eltsine
et ses alliés, sont, sur ce sujet, sur une ligne
proche de celle des anciens communistes,
même si c’est pour des raisons opposées. Les
libéraux voient dans la chute de l’URSS une li­
bération du totalitarisme, et donc une victoire
dont ils sont, qui plus est, coresponsables. Ce
clivage, idéologique cette fois, apparaît dans
ce même sondage de 2009 : 22 % des sondés
voient dans la chute du mur de Berlin un évé­
nement positif pour la Russie, 18 % négatif.

« Une décision russe »
Avec Vladimir Poutine, la mise en avant
d’une historiographie insistant sur les chapi­
tres glorieux de l’histoire russe (époque com­
muniste comprise) s’accommode mal d’un
discours de défaite. Le député Viatcheslav
Nikonov, petit­fils du ministre soviétique
Viatcheslav Molotov (un proche compagnon
de Staline), mais surtout un fidèle de M. Pou­
tine, voit ainsi dans la fin de la guerre froide
avant tout « une décision russe, qui a permis la
renaissance de l’Etat russe ».
Rapidement, et plus encore après 2014, l’ap­
parition dans le discours public russe du con­
cept de « nouvelle guerre froide », laquelle se­
rait lancée par l’Occident, sert à occulter cette
période, à rejeter cette part de l’héritage sovié­

tique. « Le président et son entourage ne nient
pas la défaite de la guerre froide, estime Ta­
tiana Stanovaïa, directrice du think tank R. Po­
litik, mais ils préfèrent la taire, et en ont une
lecture révisionniste qui promet de revenir sur
les résultats de cette défaite. »
Ce sentiment, promu au sommet de l’Etat et
largement repris dans la société, s’appuie
principalement sur la double « trahison »
dont aurait été victime la Russie : celle com­
mise par l’Occident en ne respectant pas ses
promesses – qui ne sont pas avérées – de non­
élargissement de l’OTAN ; mais surtout celle,
auparavant, de Gorbatchev, qui se serait cou­
ché devant ses rivaux. Fin octobre, on pouvait
ainsi entendre, sur la première chaîne de télé­
vision, des commentaires faisant de l’ancien
premier secrétaire « un lâche », responsable
de la perte de l’Etat soviétique et de son em­
pire, et en ce sens « pire qu’Adolf Hitler ».
Pour la frange libérale, minoritaire, l’exacer­
bation de ce discours alimente le bellicisme
ambiant. « Il faut reconnaître à Gorbatchev
d’avoir obtenu une capitulation honorable et
pacifique », juge Andreï Zoubov, un dirigeant
du parti démocrate Parnas. Pour l’ancien pro­
fesseur à l’Institut d’Etat des relations interna­
tionales de Moscou, « cette idée qu[’ils ont] été
victimes d’un coup de couteau dans le dos, sans
défaite militaire claire, rappelle les suites de la
première guerre mondiale. Au lieu d’un revan­
chisme allemand, nous avons sous les yeux un
revanchisme des anciens du KGB ».
benoît vitkine
(moscou, correspondant)

«  POUTINE 


ET SON ENTOURAGE 


NE NIENT PAS 


LA DÉFAITE DE 


LA GUERRE FROIDE, 


MAIS ILS PRÉFÈRENT 


LA TAIRE, ET EN 


ONT UNE LECTURE 


RÉVISIONNISTE »
TATIANA STANOVAÏA
directrice du think tank
R. Politik

Entre Moscou et l’Occident, divergences sur la fin de la guerre froide


U


n mi­mandat sous le signe
du « en même temps », voilà
qui ne devrait pas étonner
Emmanuel Macron et ses partisans.
Et, pourtant, ils s’en seraient bien pas­
sés. Deux ans et demi après la victoire
de l’ancien ministre de François Hol­
lande, le 7 mai 2017, à l’élection prési­
dentielle, bien malin qui pourrait af­
firmer avec certitude à quoi ressem­
blera la fin de son mandat.
En apparence, sur le front économi­
que, tout se passe plutôt bien. Le chô­
mage, spectre persistant du dernier
quinquennat, demeure sur une pente
descendante : pour le quatrième tri­
mestre consécutif, le nombre de de­
mandeurs d’emploi sans aucune acti­
vité (catégorie A de Pôle emploi) a di­
minué de 0,4 % entre juillet et sep­
tembre, pour s’établir à un peu plus de
3,616 millions de personnes (outre­
mer compris). Sur un an, le recul est
encore plus net : – 2,4 %.
Des résultats en ligne avec la bonne
santé du marché du travail : toujours
au troisième trimestre, l’ensemble
des déclarations d’embauche (hors
intérim) ont progressé de 0,6 %, selon
l’Agence centrale des organismes de
Sécurité sociale (Acoss), avec une
« augmentation soutenue » du nom­
bre de CDI. Doucement mais sûre­
ment, la décrue s’installe. L’Insee ta­
ble sur un taux de chômage de 8,3 %
en fin d’année, contre 8,5 % au prin­
temps. La ministre du travail, Muriel
Pénicaud, a estimé « possible » l’objec­
tif de 7 % en 2022 – même si la ré­
forme de l’assurance­chômage, qui
durcit les conditions d’indemnisa­
tion, reste très controversée.
La croissance du produit intérieur
brut (PIB), elle, continue de résister, en
dépit d’une conjoncture internatio­
nale chahutée : elle a atteint 0,3 % au
troisième trimestre, portée par la
consommation des ménages. Quant
au pouvoir d’achat des Français, il de­
vrait rebondir d’ici à décembre pour
connaître sa plus forte augmentation

depuis 2007, soit 800 euros de plus
par ménage, selon l’Observatoire fran­
çais des conjonctures économiques
(OFCE). Cette embellie reflète celle du
marché du travail, mais doit aussi
beaucoup aux mesures prises par
l’exécutif après la crise des « gilets jau­
nes » (hausse de la prime d’activité, dé­
fiscalisation des heures supplémen­
taire) et à la montée en puissance des
promesses de campagne (suppression
du deuxième tiers de la taxe d’habita­
tion pour 80 % des foyers). Même l’in­
vestissement des entreprises se main­
tient pour l’heure, alors que ces der­
nières bénéficient depuis le mois d’oc­
tobre d’une nouvelle baisse de
cotisations sociales patronales sur les
bas salaires (jusqu’à 1,6 smic).

L’explosive réforme des retraites
Ces bonnes nouvelles interviennent
alors que le budget 2020, actuelle­
ment discuté à l’Assemblée nationale,
a pu être bouclé sans difficulté ma­
jeure : aidé par la bouffée d’oxygène
que constituent les taux bas, le gou­
vernement prévoit un déficit public
quasi stable pour 2020 (2,2 %), en dé­
pit des 5 milliards d’euros de baisse
d’impôt sur le revenu décidés après le
grand débat, au printemps.
Et pourtant... Pour Emmanuel Ma­
cron, le bénéfice politique de cette
conjoncture économique favorable
semble plus hypothétique que jamais.
L’explosive réforme des retraites est
venue cristalliser la colère grandis­
sante des agents de la fonction publi­
que, des écoles aux hôpitaux en pas­
sant par les cheminots ou les pom­
piers. La journée du 5 décembre, date
à laquelle la CGT, FO, la FSU et Solidai­
res appellent à une mobilisation in­
terprofessionnelle contre la réforme
des retraites quand plusieurs syndi­
cats de la RATP, de la SNCF et des trans­
porteurs routiers annoncent une
« grève illimitée », pourrait sonner le
début d’un mouvement durable.
Et ce, alors que le séisme des « gilets
jaunes » a modifié en profondeur les
équilibres du pays. Il a montré qu’une
mobilisation spontanée, hors de
toute formation politique ou syndi­
cale, pouvait ébranler jusqu’au som­
met de l’Etat. Dès lors, Emmanuel Ma­
cron marche sur un fil. Il lui faut à la
fois tenter de désamorcer la colère so­
ciale qu’il a lui­même contribué à ré­
veiller, et conserver un électorat ini­
tialement séduit par ses promesses de
réformes. En matière de « en même
temps », le plus dur reste à venir.

CHRONIQUE |PAR AUDREY TONNELIER 


Un mi-mandat sur


le fil des colères sociales


POUR EMMANUEL MACRON, 


LE BÉNÉFICE POLITIQUE 


DE  CETTE CONJONCTURE 


ÉCONOMIQUE FAVORABLE 


SEMBLE PLUS HYPOTHÉTIQUE 


QUE JAMAIS

Free download pdf